On prête à la photographie de puissants pouvoirs. Elle peut indigner, rassembler, choquer, témoigner, dénoncer, manipuler. Mais a-t-elle vraiment --et encore-- la capacité de changer le cours des choses ?
- Nathan Réra Maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université de Poitiers, spécialiste de la représentation des guerres et génocides dans les médias, la photographie et le cinéma
- Ed Vulliamy Reporter
- Laurent Van der Stockt Reporter-photographe
Elle s’appelle Kim Phuc. Phuc signifie « joie » en vietnamien. Cela l’a peut-être aidée. C’est aujourd’hui une femme énergique qui vit au Canada et qui a survécu au pire. Sur la photo, c’est une petite fille de neuf ans. Elle court, elle fuit même. Au centre de l’image, au milieu d’autres enfants, elle est nue, elle hurle… Une attaque vient de viser son village, au Sud Vietnam, à 65 km au nord de Saigon. Une attaque au napalm, arme chimique utilisée comme bombe incendiaire. Une arme qui reste attachée à la guerre du Vietnam, comme le gaz moutarde à la Première guerre mondiale. Le napalm a touché la fillette, une sorte d’essence gélifiée lui colle à la peau, a déjà brûlé ses habits qui ont littéralement fondu et disparu. Les autres enfants autour d’elle sont vêtus. Elle court en direction du photographe, les bras écartés du corps, hurlant de douleur. Ou de terreur.
La terreur de la guerre… c’est le nom que Nick Ut, jeune photographe de l’agence AP, a donné à cette photo en noir et blanc, plus souvent connue sous le titre La petite fille au napalm. Nick Ut a, d’un clic, donné un visage et un nom au conflit, une image humanisée qui raconte une histoire. La guerre a frappé Kim Phuc. La photo sera vite publiée dans le journal du soir à Toronto d’abord, puis en Une du New York Times, du New York Daily News, du Los Angeles Time. Au fil des années, La petite fille au napalm est devenue la photo iconique symbolisant la guerre du Vietnam.
Une photo mythique
Nathan Réra, maître de conférences en histoire de l’art à l’université de Poitiers, fait le parallèle entre la photo de Nick Ut et la photo de l’enfant juif du ghetto de Varsovie : « Dans les deux cas, ce sont des enfants victimes de la guerre, victimes de la barbarie, qui deviennent des figures universelles, des symboles de l’innocence meurtrie. Dans les deux cas, c’est un recadrage qui permet de faire basculer ces deux images dans le régime de l’icône ».
La guerre, absurde, touche les civils, plonge des enfants dans l’horreur. La violence n’est pas que du côté Viêt-Cong, mais du côté américain, les « champions du monde libre ». Le message est renforcé par l’écriture chromatique de l’image. Au premier plan, la blancheur des enfants, l'innocence**.** Au second plan, trois soldats américains qui ressortent en gris foncé, sombres, inquiétants, métalliques. La route organise une ligne de fuite vers la fournaise au fond où se détache la noirceur de l’incendie, qui semble se rapprocher.
La reconnaissance de la photographie de Nick Ut tient non seulement à sa médiatisation extraordinaire − c’est une image qui est auréolée de plusieurs prix, le World Press Photo, le prix Pulitzer. Et par la suite, l’opinion publique américaine s’intéresse aussi au destin de cette petite fille, par-delà le destin de l’image. Mais c’est aussi une image qui est construite manière très particulière. Nathan Réra
Utiliser la photo comme une voix ?
Alors que la photo de Nick Ut paraît en 1972, la guerre du Vietnam dure encore trois ans avant de s'achever en 1975. De la même manière, le journaliste Ed Vulliamy raconte comment les carnages en ex-Yougoslavie ont perduré malgré le travail des photojournalistes.
Je n’ai pas d’illusion sur l’efficacité du journalisme, mais la lutte continue. Ed Vulliamy
Ed Vulliamy est connu notamment pour ses reportages et enquêtes dans les camps de concentration en Bosnie pendant la guerre en ex-Yougoslavie, Omarska’s survivors: Bosnia 1992. Son travail a contribué à la création du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye, aux Pays-Bas, auprès duquel il a témoigné.
En creux, on peut se demander s’il n’y avait pas eu de presse, pas eu de journalistes à Sarajevo ou en Bosnie (et je ne parle pas d’une photo, d’un rédacteur ou d’une télé en particulier, mais de l’ensemble, de la présence journalistique), qu’est-ce qu’il se serait passé ? Peut-être que les Serbes seraient descendus dans la ville et auraient tué tout le monde. Laurent Van der Stockt
Lire, déchiffrer et contextualiser
La mise en contexte est essentielle au sens que l'on donne à une photographie : comment comprendre ce qui a explosé au fond de La petite fille au napalm, comprendre le drame qui se joue si on ne la situe pas pendant la guerre du Vietnam ? D'où l'importance de questionner plus largement l'editing, le choix de la légende, la mise en page, le titre.
« L’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie ». C'est en ces termes que le photographe hongrois Laslo Moholy-Nagy avait attiré l’attention au début du XXe siècle sur les dangers d’un analphabétisme visuel. « Mais celui qui ne sait pas lire ses propres images ne vaut-il pas moins qu’un analphabète ? » ajoutait Walter Benjamin.
Je sais très bien que ce que j'ai accumulé dans mon boîtier peut très bien être contre-productif, un mensonge : c'est une matière extrêmement malléable (...). J'essaye de comprendre le mieux possible la situation, en général avec un collègue rédacteur et ensuite je parcours mes images pour trouver celles qui expliquent ce que j'ai compris. Sinon je peux me tromper moi-même. Il y aura toujours des images qui peuvent donner des informations ou impressions contraires à ce qui se passe vraiment. Laurent Van der Stockt
Pour aller plus loin
- Présentation du journaliste Ed Vulliamy par le Prix Bayeux des correspondants de guerre
- Lire les articles d'Ed Vulliamy pour le journal anglais The Guardian (en anglais)
- Biographie et photos de Laurent Van der Stockt
- Sur le front de Damas, reportage de Jean-Philippe Rémy avec les photos de Laurent Van der Stockt pour le journal Le Monde, 2013
- Entretien avec Nathan Réra à propos de son livre Outrages - De Daniel Lang à Brian De Palma paru chez Rouge Profond, avril 2021
Archives et références musicales
- For What It's Worth par Buffalo Springfield, label Rhino Atlantic, 1966
- Adagio pour cordes de Samuel Barber, en référence à la bande originale du film Platoon (Oliver Stone, 1986)
- Archive de Don McCullin aux Rencontres d’Arles le 9 juillet 2016 à l'occasion de son exposition Looking Beyond the Edge
- Paint It, Black par The Rolling Stones, album Aftermath, label ABKCO, 1966
- Archive de Raymond Depardon, France Inter, 16 juin 1998
- The Tracks of My Tears par Smokey Robinson & The Miracles, album Going to a Go-Go, label UNI/Motown, 1965
Merci à Anne Delaveau pour les archives INA et à Karine Huyghes et la documentation d'actualité de Radio France.
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Cinq photos révélatrices est une série proposée par Marielle Eudes, directrice de la Photographie de l'Agence France-Presse, ex-directrice de la rédaction, spécialiste de la Russie. En 1995, elle reçoit, avec le bureau de l’AFP-Moscou, le prix Albert Londres pour la couverture de la guerre en Tchétchénie.
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