Pollution

"Sans masque, ni gants, ni lunettes" : au Pérou, des ados pulvérisent nos pesticides interdits

Au Pérou, des adolescents sans aucune protection pulvérisent des pesticides exportés d’Europe, alors qu’ils sont interdits chez nous. C’est ce qu’ont montré le journaliste Frédéric Loore et le photographe Roger Job pour Paris-Match Belgique et LN24.

© ROGER JOB

Temps de lecture
Par Johanne Montay

C’est une enquête édifiante sur la piste des produits phytosanitaires interdits dans l’Union européenne, mais toujours exportés en quantité vers des pays du Sud. Le journaliste Frédéric Loore et le photographe Roger Job ont bénéficié d’une bourse du Fonds pour le journalisme pour s’envoler vers le Pérou, voir de leurs yeux ce que deviennent ces pesticides dont l’Europe ne veut plus, mais qu’elle permet de commercialiser ailleurs.

Le ronflement des pulvérisateurs a remplacé le bourdonnement des abeilles

Leur reportage pour nos confrères de Paris-Match Belgique et LN24 les emmène au début du mois de mai dans la vallée de Chillón, à deux heures de voiture au nord de la zone métropolitaine de Lima. Peu après le district de Barabayllo, il décrit cette vision d’horreur : "Soudain, on se retrouve immergé parmi 5000 hectares de cultures répartis entre quelque 1200 exploitants. Dans les parcelles environnantes, les travailleurs agricoles, équipés de pulvérisateurs à essence, arpentent sans relâche les rangées de légumes sur lesquelles ils déversent des tombereaux de pesticides. Ici, à la différence de Bruxelles, le mot n’effraie pas, loin de là", écrit le journaliste.

Un "fleuron" belge

La Belgique est aux premières loges de ce commerce mondial : implantés en Belgique, Syngenta, Bayer et BASF sont les trois géants qui contrôlent les deux tiers du marché mondial des pesticides. Chacune de ces sociétés possède d’ailleurs une filiale au Pérou.

Le marché est colossal et en croissance : en 2021, les chiffres du SPF Santé publique recueillis par notre confrère ont montré un doublement du tonnage exporté de Belgique par rapport à la moyenne des années précédentes (calculée depuis 2013). La Belgique est le 3e plus grand exportateur de substances actives interdites exportées durant la période 2013-2021, avec 63.000 tonnes envoyées surtout vers les pays du Sud.

La ministre de l’Environnement Zakia Khattabi est l’auteure d’un projet d’interdiction des exportations de ces pesticides interdits en Europe. Il ne fait pas encore l’objet d’un accord au sein du gouvernement fédéral.

Pignon sur rue

Le tandem journaliste-photographe recense lors de son périple une soixantaine de magasins de produits phytopharmaceutiques dans cette partie de la vallée, "tous connectés au réseau de revente mis en place par les entreprises qui disposent des autorisations d’importation de pesticides et d’engrais de synthèse, parmi lesquelles les filiales péruviennes des grands fabricants mondiaux". La rue principale de la localité de Trapiche est une mini-rue Neuve de boutiques d’herbicides, d’insecticides, fongicides, néonicotinoïdes etc.

Un magasin de produits phytosanitaires, comme il en existe tant d’autres dans les vallées agricoles du Pérou. On y trouve tout, y compris les pesticides interdits en Europe.
Un magasin de produits phytosanitaires, comme il en existe tant d’autres dans les vallées agricoles du Pérou. On y trouve tout, y compris les pesticides interdits en Europe. © ROGER JOB

"Ce qui nous a surpris", relate Frédéric Loore, "c’est qu’on s’attendait à devoir travailler – pour les images – au téléobjectif, à 300 mètres des cultures, et on n’imaginait pas qu’on puisse rencontrer les producteurs et leur parler de pesticides extrêmement dangereux qu’ils utilisent allègrement tous les jours, avec le plus grand naturel. Tous ces gens ont tellement intégré le modèle agro-industriel, qui fait des gains de productivité à l’aide d’engrais de synthèse, cela leur paraît tellement évident qu’il n’y a pas d’autre manière de cultiver, que pour eux, expliquer qu’ils répandent ça sur les cultures au mépris de leur santé et de leur environnement… Ça leur paraît tellement naturel. Au départ, ils ont quand même un héritage d’une tradition andine vieille de 5000 ans, et en l’espace de 3 décennies, les grands fabricants mondiaux de produits phyto sont parvenus à balayer totalement cet héritage et à les convertir au modèle d’agriculture intensive et industrielle."

Vidéo pesticides Pérou - Frédéric Loore

Pour voir ce contenu, connectez-vous gratuitement

A la vue de ces gamins de 15, 16 ans, qui pulvérisent sans masque, sans gants, qui respirent quotidiennement des substances actives dont il est démontré qu’elles sont nocives pour leur santé, le duo n’en croit pas ses yeux : "On a eu des témoignages de jeunes qui, après 10 ans à ce régime-là, commencent à ressentir les premiers symptômes de maladie grave, et ils ont 25 ans !", raconte le journaliste. "Se dire qu’on met entre les mains de ces gosses-là ce qui n’est rien d’autre que du poison, il y a quelque chose de choquant, de révoltant. On atteint quelque part le comble du cynisme : on leur met entre les mains ce dont on ne veut plus pour notre propre population."

Parmi ces travailleurs intoxiqués, Frédéric Loore a rencontré John Bordaleon : à 34 ans, cet ancien ouvrier agricole, payé l’équivalent de 15 euros la journée, est aujourd’hui malade. Il souffre de douleurs d’estomac, sans que les médecins n’aient posé de diagnostic. Il lui raconte que lorsqu’il pulvérisait, il souffrait de brûlures aux yeux, d’irritations de la peau et de difficultés respiratoires. Il ne s’est jamais protégé, mis à part avec un simple foulard.

Du pulvérisateur à l’assiette

Ces produits se retrouvent-ils in fine dans l’assiette des consommateurs locaux ? La production agricole de ces vallées nourrit la population de Lima. Au fil du voyage, nos confrères rencontrent Jaime Delgado, avocat spécialisé en droit public et en politique de santé, et ancien député qui a fondé la première association de protection des consommateurs du Pérou. Cet homme a fait réaliser une étude, avec l’aide d’associations, en récoltant 84 échantillons de fruits et légumes sur des marchés de gros et de détail et dans des supermarchés de Lima. Plus de la moitié, dit-il, contenait des nouveaux très élevés de pesticides, avec même des concentrations supérieures de 25.000% à la limite maximale autorisée dans des céleris.

Evidemment, comme le Pérou est un producteur mondial d’avocats ou de bananes, par exemple, ces résidus finissent par se retrouver dans nos assiettes en Europe. Retour à l’expéditeur, en quelque sorte, sauf que ce n’est pas le consommateur qui choisit d’exporter ces pesticides.

 

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous