Comment Baudelaire a écrit ses Fleurs du mal

Portrait de Charles Baudelaire avec le frontispice des épreuves corrigées des Fleurs du mal en fond.
Portrait de Charles Baudelaire avec le frontispice des épreuves corrigées des Fleurs du mal en fond.
Comment Baudelaire a écrit "Les Fleurs du mal"
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Comment Baudelaire a écrit ses Fleurs du mal

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Les Fleurs du mal, par leur modernité et le choix de leurs sujets, ont révolutionné la poésie française. Conscient de l'importance de son œuvre, Baudelaire a travaillé comme un acharné, maniaque dans les moindre détails, pour rendre son ouvrage parfait.

Elles sont l’œuvre de plus de vingt années de travail, ont provoqué scandale et procès, ont révolutionné la poésie et fait de leur auteur un des plus grands génies de la poésie française mais sont toujours entourées de mystère. Voici comment Charles Baudelaire a écrit Les Fleurs du mal avec les explications de Jacques Dupont, ancien chercheur au CNRS et professeur émérite de littérature française à l’Université de Versailles-Saint-Quentin.

Des fragments de manuscrits

Il n’existe pas de manuscrit des Fleurs du mal. La genèse de ce recueil a été extraordinairement compliquée, contorsionnée, tordue, appelez-ça comme vous voudrez !                          
Jacques Dupont, professeur de littérature française

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En opposition à sa famille et à l’ordre bourgeois, le jeune Baudelaire dilapide son héritage, se consacre à la critique d’art et à la poésie.

Nous avons les premiers indices de poèmes finalement intégrés aux Fleurs du mal dès 1843 : l'un des amis de Baudelaire, Ernest Prarond, a publié des souvenirs dans lesquels il raconte avoir entendu le poète en réciter certains à haute voix. La première preuve de leur existence n'est donc qu'orale.                          
Jacques Dupont, professeur de littérature française

Pour Baudelaire, la poésie se lit à voix haute, se clame et se partage. L’oralité caractérise son phrasé et il prend plaisir à réciter ses vers dans des cafés construisant ainsi son image de dandy, de poète maudit enclin à la débauche et qui donnera tout pour son art, seul moyen de transfigurer en beauté l'expérience douloureuse de l'âme humaine.

Portrait du jeune Charles Baudelaire en poète dandy  par Emile Deroy
Portrait du jeune Charles Baudelaire en poète dandy par Emile Deroy
© AFP

Baudelaire a édité ses premiers poèmes dans des revues et envisage dès 1845 la publication d’un recueil.  

D’abord sous le titre Les Lesbiennes un "titre-pétard" qu'il voulait provocateur en référence à l'homosexualité et à l’île de Lesbos, puis sous le titre Les Limbes, allusion catholique. Les Fleurs du mal sont ainsi  annoncées plusieurs années avant leur parution. On en retrouve la première trace en 1851, dans une copie aujourd'hui perdue.  

Un des indices que nous ayons, c'est une copie calligraphiée de l’ensemble de ses poèmes à cette date, destinée à un éditeur. Or la première publication des Fleurs du mal date de 1857. Que s’est-il passé entre 1851 et 1857 ?                          
Jacques Dupont, professeur de littérature française 

Un artiste maniaque et pointilleux

Pendant cette période Baudelaire continue à écrire, à retravailler ses textes inspirés de sa vie amoureuse, de la beauté et de la mort.

J'ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans    
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,                      
De vers, de billets doux, de procès, de romances,                      
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,                      
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.    
Charles Baudelaire, extrait de Spleen LXXVI

On retrouve la trace de son travail exigeant, pointilleux, maniaque dans les épreuves qu’il a corrigées en 1857. Obsédé par son ouvrage, Baudelaire semble ne jamais vouloir l'abandonner complètement à son éditeur qui dira ne plus croire à sa publication. 

Frontispice des Fleurs du mal, épreuves corrigées par Baudelaire, 1857
Frontispice des Fleurs du mal, épreuves corrigées par Baudelaire, 1857
- BNF-Gallica

Baudelaire annote, rectifie, change, rature jusqu’à la plus petite virgule. Rien n’est laissé au hasard. Sur certains poèmes, on retrouve jusqu’à dix étapes successives de corrections.

Dans certains cas, il supprime une strophe entière, dans d’autres, il fait ne fait que remplacer une épithète par une autre, etc. Divers indices permettent de dire qu’à chaque étape, il a modifié quelque chose.                          
Jacques Dupont, professeur de littérature française

Minutieux dans les détails, Baudelaire l’est aussi pour la cohérence globale de son œuvre.

Il avait une préoccupation architecturale de l’œuvre dont il a redistribué les pièces non pas selon leur ordre de composition mais pour progresser vers la mort.                            
Jacques Dupont, professeur de littérature française

"Enlevez donc cette maudite virgule" écrit Baudelaire à son éditeur, 1857
"Enlevez donc cette maudite virgule" écrit Baudelaire à son éditeur, 1857
- BNF-Gallica

Si chaque poème peut se lire indépendamment, Les Fleurs du mal sont un récit, un parcours, celui d’une âme depuis ses illusions jusqu’à la mort. La dimension sulfureuse de l’œuvre choque le public. On y parle de luxure, de drogue et de charogne. Deux mois après la publication, Charles Baudelaire et son éditeur sont condamnés pour double atteinte à la morale et à la religion : six poèmes sont censurés.

Dépasser la censure

C’est une catastrophe pour Baudelaire qui avait consacré tant de temps à rédiger l’œuvre parfaite. Il se perçoit comme un poète incompris. Dans une lettre à sa mère en juillet 1857, il écrit : "Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des meilleures poésies de Victor Hugo, de Théophile Gautier et même de Byron."

Les six poèmes censurés circulent sous le manteau, mais Baudelaire qui juge son œuvre amputée décide de la retravailler et de l’amplifier. En 1861, il publie une nouvelle version des Fleurs du mal augmentée de 36 poèmes.  

C’est en 1861, après la condamnation, qu'il ajoute une section majeure pour l'inflexion de sa poésie, les Tableaux parisiens, emblématique de ce qui est aujourd'hui jugé comme sa part la plus "moderne" : la poésie urbaine.    
Jacques Dupont, professeur de littérature française

Ce n’est qu’en 1949 que la censure sera levée. Mais dès l’entre-deux-guerres, Baudelaire est reconnu comme un génie qui a modernisé la poésie et qui nous a montré comment voir le beau y compris dans la mort et la charogne.