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Libération
Reportage

Jeunes migrants sans domicile devant le Conseil d’Etat : «Je pensais que la France, c’était le pays où on ne meurt jamais»

Après plus de deux mois d’occupation d’une ancienne école dans le XVIe arrondissement de Paris, plusieurs centaines de jeunes migrants sans domicile se sont installés mardi 20 juin devant le Conseil d’Etat, aidés par des associations. La police n’a pas tardé à intervenir et à les déloger.
par photo Denis Allard et Margaux Gable
publié le 21 juin 2023 à 6h20
(mis à jour le 21 juin 2023 à 10h09)

20 heures tapantes, ce mardi soir, en plein cœur de Paris. Une centaine de tentes rouges, vertes et bleues jaillissent dans les airs avant de venir se poser au sol et orner le parvis du Conseil d’Etat. Après deux mois et demi de mutisme de la part des pouvoirs publics sur le sort des 700 personnes qui survivent entre les murs de l’ancienne école maternelle de la rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement de la capitale, les associations investies dans le dossier ont décidé d’agir. L’objectif, «visibiliser pacifiquement» pour obtenir une réaction. «Qu’on évacue, et vite ! On veut des mises à l’abri», indique Yann Manzi, le fondateur d’Utopia 56, une des structures à la manœuvre de cette opération de squat.

Si une décision de la justice quant à une éventuelle expulsion de ces jeunes mineurs étrangers isolés sera rendue le 30 juin prochain, «c’est bien trop tard», selon les associations présentes. «On nous laisse mariner, c’est insupportable de ne pas nous parler», tempête Yann Manzi. D’autant que ces jeunes, selon lui mineurs, «devraient être protégés et mis à l’abri. Mais on ne respecte pas la présomption de minorité», regrette-t-il.

«Seuls et sans téléphone»

Sauf que l’opération ne s’est pas passée comme prévu. «Il n’y a pas pire scénario possible», considèrent les quatre associations à l’initiative de l’opération, Utopia 56, Timmy, les midis du MIE et Tara. Il n’aura en effet fallu qu’une heure à la Brav-M et à la police nationale pour percer la chaîne humaine de bénévoles et commencer à évacuer les tentes. Résultat, «trois personnes évacuées par les pompiers, plus d’une trentaine d’interpellations et tous retournent à la rue», résume une bénévole.

Après avoir été expulsés de la place du Conseil d’Etat, déjà squattée dans une opération similaire en décembre, les jeunes exilés, organisés en petits groupes, ont fini «à 5 heures du matin dans un parc, à même le sol, sans tente ni couverture. Dans 1 h 30, ils se feront à nouveau expulser sans qu’aucune solution ne soit proposée. À la violence de la police s’ajoute celle d’une nouvelle errance», a expliqué Utopia 56 ce mercredi matin dans un tweet. A l’heure actuelle, les migrants sont dispersés dans les rues de Paris, «parfois seuls et sans téléphone».

«Au bord du drame»

Depuis le 4 avril, les quatre associations se succèdaient pour aider les exilés présents dans le squat du XVIe. Mais avec «15 à 20 nouveaux jeunes accueillis chaque jour», la situation devenait critique sur place. «C’est une bombe, là, ça peut dégénérer à tout moment», regrette une bénévole de l’association Timmy. «On est au bord du drame», ajoute une autre. Car pour passer le temps dans la cour de l’école, il n’y a rien de plus qu’un ballon et des trottinettes. «On s’ennuie, ici, on a le temps de devenir fou, wallah», confiait lundi soir un des intéressés, sommairement lové dans sa tente rue Erlanger, quelques heures avant de prendre la route du Conseil d’Etat.

18 heures, mardi. Tous ont fait leur sac dans la peur. Le sentiment ne les pas quittés de la journée. «Personne ne va bien», répondent-ils à l’unisson. L’appréhension est palpable, alors que les bénévoles chargent bouteilles d’eau et nourriture dans le coffre des voitures. «Des rumeurs disent qu’ils vont nous ramener en bus au pays, c’est vrai ?» ; «Où est-ce que je vais dormir ce soir ?» ; «J’ai posé mon recours il y a deux semaines, mais s’ils m’emmènent, tout est fini ?»

Cela fait 77 jours qu’ils vivent ici. «On est les plus grands propriétaires de Paris !», ironise Yann Manzi. Mais rue Erlanger, les nuits n’ont rien de paisible. Tous dorment à même le sol, dans la promiscuité, sans eau courante ni électricité. «Regardez mes bras, je suis piqué partout», se plaint Moussa, un jeune Ivoirien qui dit avoir 16 ans. Lui n’a pas eu la chance de pouvoir investir une des 180 tentes bleues et doit se contenter d’une simple couverture dans l’ancienne salle de classe. Il fait partie des quelque 160 jeunes hommes qui sont là depuis le début. Ici, il ne vit pas. Il «survit». «J’ai peur partout et à toutes les heures. Je ne connais personne donc ça peut être vraiment dangereux, surtout la nuit», avoue-t-il, avant d’ajouter : «On dirait qu’on est en prison. Même quand j’avais 5 ans, je ne devais pas faire la queue comme ça pour manger.»

«Je ne fais rien d’autre que mourir»

Arrivé en France en mars, Alpha (1) s’attendait à un autre accueil. «Moi je pensais arriver ici, aller à l’école et faire un métier que j’aime.» Son rêve ? «Faire de la soudure !», répond le jeune homme originaire de Côte d’Ivoire, sourire aux lèvres. Au lieu de quoi, après avoir été «caché sous des couvertures» dans un train reliant l’Italie à la France et après avoir vu sa demande d’asile refusée, il a été mis à la rue. Sans surprise, tous ont traversé la Méditerranée en bateau. C’est en Libye qu’Alpha a embarqué sur un canot pneumatique, forcé par des hommes «armés, qui tiraient sur tous ceux qui ne voulaient pas monter», narre-t-il. La traversée a duré «quatre jours, à 150 sur un bateau», avant d’être secourus par «un plus gros». A l’arrivée, ils n’étaient plus autant qu’en partant : «Beaucoup moins que 150, c’est sûr», certifie-t-il.

Dans la cour de l’ancienne école, les appels à l’aide sont présents sur tous les murs : «La famille Macron au secours» ; «Paris, pitié», peut-on y lire en lettres colorées. Pour eux, la France est le pays du «désenchantement». «Je pensais que la France, c’était le pays où on ne meurt jamais. Depuis que je suis là, je ne fais rien d’autre que mourir», lâche Issa, venu de Guinée, avant de tourner les talons.

(1) Les prénoms ont été modifiés

Mise à jour : le 21 juin à 10 heures avec de nouveaux éléments sur la fin de l’opération

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