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Geoffroy Lejeune parachuté par Bolloré à la direction du «JDD», la rédaction se rebiffe

La nomination prochaine de l’ancien directeur de l’hebdomadaire d’extrême droite «Valeurs actuelles» à la tête du «Journal du dimanche» a été confirmée jeudi de manière informelle. Sidérés, les salariés ont voté une grève reconductible à 99 %.
par Adrien Franque
publié le 22 juin 2023 à 12h13
(mis à jour le 22 juin 2023 à 12h14)

S’il fallait encore une preuve du mouvement de pure extrême droitisation des médias, la voici. Tout juste débarqué du très droitier Valeurs actuelles pour avoir soutenu une ligne trop favorable à Eric Zemmour, Geoffroy Lejeune va retrouver du travail dans l’empire de Vincent Bolloré, et pas n’importe où : au Journal du dimanche (JDD), titre influent de la presse française. L’information, dévoilée par le Monde ce jeudi 22 juin au matin, a été confirmée de manière informelle en interne peu de temps après, selon une source de Libération. A la direction générale du JDD, Geoffroy Lejeune remplacerait Jérôme Béglé, déjà installé par Bolloré en janvier 2022. Celui-ci serait en partance pour le titre voisin, Paris Match, au sein duquel il a longtemps été chroniqueur mondain. Béglé y prendrait alors la place de Patrick Mahé, 76 ans et dont le départ du magazine était fixé à l’automne prochain.

Au Journal du dimanche, c’est en tout cas la stupéfaction qui a envahi la rédaction jeudi matin : «Tout le monde tombe des nues, indique une journaliste. Le nom de Geoffroy Lejeune, c’est assez angoissant. Aucun élément tangible ne permettait de pouvoir confirmer cette rumeur qui circulait beaucoup, mais à l’extérieur du journal. Quant au départ de Jérôme Béglé, il n’en a rien laissé paraître lors des conférences de rédaction ces derniers jours.» «Quand l’information est sortie dans le Monde, toute la rédaction s’est arrêtée net de travailler», témoigne un autre salarié. Une assemblée générale, à l’initiative du bureau de la Société des journalistes, s’est tenue à 13 heures 30.

Droitisation

Les salariés du JDD ont alors voté à 99 % des suffrages exprimés (77 voix pour, 1 contre, 5 ne se prononcent pas) une grève reconductible pour exprimer leur opposition à la nomination de Geoffroy Lejeune, entraînant a priori la non-parution du journal ce dimanche. Le site du JDD est lui à l’arrêt depuis 17 h 30. Dans un communiqué, les salariés estiment que «Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, exprime des idées à l’opposé des valeurs que porte le JDD depuis soixante-quinze ans. […] Ce n’est pas seulement la rédaction mais tous les services du journal – fabrication, distribution, publicité… – qui s’inquiètent pour la pérennité même du titre. Cette arrivée pourrait mettre en péril la publication, en repoussant les lecteurs comme les annonceurs.» Sans infirmer ni confirmer devant eux l’information du Monde, Jérôme Béglé a réuni ses chefs de service dans l’après-midi pour les inciter à sortir tout de même le journal. Sans succès. Une nouvelle réunion est prévue vendredi matin avec Jérôme Béglé, la direction des ressources humaines de Lagardère News ainsi que le directeur général chargé du digital et de la presse Pierre-Emmanuel Ferrand.

Ces dernières semaines, plusieurs unes du JDD démontraient ouvertement une droitisation du titre, pourtant historiquement proche du pouvoir. Ainsi, une couverture avec les trois leaders du parti Les Républicains présentant leur plan anti-immigration, ou la une liant le drame d’Annecy à une remise en cause du droit d’asile, ont été décriées en interne. Au niveau des recrutements, cette droitisation a pu aussi se ressentir avec l’annonce de l’arrivée prochaine d’Aziliz Le Corre, journaliste au FigaroVox, la rubrique d’opinions (souvent réacs) du Figaro. Mais ce déplacement de la ligne éditoriale ne touchait pas le contenu du journal, ni les autres recrutements récents, comme l’arrivée au service politique d’Antonin André, par ailleurs chroniqueur à BFMTV. «Notre journal n’a jamais été un média d’opinion et nous pensons qu’il se mettrait gravement en danger s’il le devenait», avertissait en février 2022 Bertrand Gréco, co-président de la Société des journalistes du Journal du Dimanche, devant la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias.

Condamnation pour «injure publique à caractère raciste»

Cela fait quelque temps que l’arrivée des jeunes dirigeants de Valeurs actuelles au sein des médias Bolloré, au-delà de leur présence sur CNews, était pourtant annoncée : cette jeune garde réac cultive depuis plusieurs années une proximité avec Arnaud de Puyfontaine, le directeur général de Vivendi. «L’aventure n’est pas terminée, nous nous retrouverons bientôt ailleurs», avait prévenu de son côté Geoffroy Lejeune dans un communiqué en début de semaine, confirmant son éviction de Valeurs actuelles. Le trentenaire se trouvait depuis huit mois dans un bras de fer avec son actionnaire, l’armateur Iskandar Safa, à propos de la ligne éditoriale du journal, jugée trop zemmouriste par le milliardaire franco-libanais. Après des premières rumeurs d’éviction en novembre 2022, Geoffroy Lejeune avait sauvé sa tête en lançant une opération de soutien auprès des lecteurs de Valeurs actuelles, pour redresser des abonnements en berne. Il s’était vu dans le même temps mis sous tutelle, avec la nomination d’un directeur général, Charles-Antoine Rougier, chargé de ramener le titre vers une droite plus classique. Huit mois plus tard, ce chaperonnage s’est avéré un échec, et Charles-Antoine Rougier a été remplacé par un autre proche de Safa, Jean-Louis Valentin, ancien président LR de l’agglomération de Cherbourg, comme annoncé par la Lettre A. Une nomination qui a provoqué la colère définitive de Geoffroy Lejeune, jusqu’au point de non-retour avec son actionnaire le 2 juin, selon un récit du Monde.

A Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune a été officiellement remplacé lundi par son ancien adjoint, Tugdual Denis, qui «aura pour mission de maintenir la continuité de la ligne éditoriale de VA, dans la fidélité à son histoire et à sa vocation : celle d’être un journal assumant une orientation conservatrice, attaché aux valeurs de la France, et libre de toute attache partisane», comme l’a indiqué Valmonde, la maison-mère de Valeurs actuelles, dans un communiqué. Mais certains fidèles de Geoffroy Lejeune pourraient bien le rejoindre au Journal du dimanche. Comme Charlotte d’Ornellas, habituée des plateaux de CNews qui a aussi annoncé en début de semaine, chez Pascal Praud, son départ prochain de l’hebdomadaire. Pour rappel, Geoffroy Lejeune était directeur de la rédaction de Valeurs actuelles quand le journal fut condamné pour «injure publique à caractère raciste», pour avoir publié un récit de sept pages en août 2020 dépeignant la députée LFI Danièle Obono en esclave.

Clause de cession

Son arrivée au Journal du dimanche intervient dans le même tempo que le rachat de Lagardère (propriétaire de Paris Match et du JDD) par le Vivendi de Vincent Bolloré. Cette offre publique d’achat a été confirmée début juin par la Commission européenne, sous la condition que le groupe de médias du milliardaire breton se sépare de sa maison d’édition Editis et du magazine people Gala, afin de respecter le droit de la concurrence. La décision de Bruxelles semble avoir mis Vivendi en confiance au point d’assumer une nouvelle direction pour ses nouveaux titres, tandis que les locaux de Lagardère vont aussi accueillir, dans peu de temps, la rédaction de CNews. Une fois Editis et Gala cédés, avant le mois d’octobre, s’ouvrira alors pour les journalistes du groupe Lagardère une clause de cession, soit un mécanisme propre à la presse qui permet à un journaliste de quitter son entreprise avec des indemnités en cas de changement d’actionnaire. Au Journal du dimanche, si la nomination de Geoffroy Lejeune se confirmait, cette clause risque d’être très prisée. A Europe 1 et i-Télé devenue CNews, la «bollorisation» de la ligne avait déjà vidé les rédactions dans les mêmes circonstances.

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