Tout le monde n’a pas le même accès au petit coin. Et c’est un problème mondial. Entrevue avec le sociologue Julien Damon, auteur du livre Toilettes publiques – Essai sur les commodités urbaines.

Pourquoi un livre sur les toilettes ? C’est dégueulasse, non ?

C’est exact. C’est un sujet dégueulasse à l’échelle internationale, non pas seulement de propreté, mais de dignité humaine, parce que vous avez encore des centaines de millions de personnes qui sont forcées de déféquer à ciel ouvert. Et vous avez des centaines d’enfants qui meurent chaque jour parce qu’ils sont en contact avec les eaux usées. Alors oui, c’est un sujet dégueulasse parce que c’est un sujet qui demeure scandaleux. Il y a ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas.

Est-ce que cette inégalité concerne seulement les pays du tiers monde ?

Non. C’est un service basique dont même les villes modernes ne sont pas suffisamment équipées. Le plus évident, c’est ceux qui n’ont rien et doivent trouver dans la ville de quoi se soulager de façon digne. Après, vous avez les professions de la mobilité : taxis, livreurs, chauffeurs routiers. Ces gens ont des besoins comme tout le monde, mais n’ont pas d’endroit comme en disposent la plupart des gens.

Vous parlez aussi des inégalités hommes-femmes.

PHOTO FOURNIE PAR JULIEN DAMON

Le sociologue Julien Damon

Elle est flagrante, et tout le monde peut s’en apercevoir. Que ce soit Montréal, Paris ou New York, vous avez des files d’attente bien plus importantes devant la toilette des dames. C’est parce qu’historiquement, notre espace public est pensé pour et par les hommes. Les femmes passent plus de temps aux toilettes pour des raisons anatomiques. Elles doivent s’asseoir, alors que nous, les messieurs, ça prend beaucoup moins de temps.

Quelles seraient les solutions ?

On peut faire des toilettes totalement mixtes, neutres ou, si vous préférez, « dégenrées ». Ça a un avantage immédiat pour les femmes, qui est de réduire le temps d’attente moyen. Mais une grande partie des femmes ne souhaite pas partager cet espace avec des messieurs qui peuvent être plus ou moins sales ou vicelards. On pourrait aussi envisager une sorte de discrimination positive pour les femmes qui serait de construire plus de mètres carrés de toilettes pour les femmes.

Vous parlez aussi de l’inégalité Nord-Sud. C’est un vrai problème : 500 millions de personnes, soit 6 % de la population mondiale, n’ont toujours pas d’accès aux toilettes. Que faire ?

PHOTO PRASHANTH VISHWANATHAN

Toilettes publiques en Inde

La situation s’est considérablement améliorée en Inde et en Chine, deux pays très populeux qui ont énormément investi de ce côté. En Afrique subsaharienne, en revanche, ça reste préoccupant avec un impact très négatif sur la santé, l’économie, le développement. Depuis 2010, l’ONU a jugé que l’accès à l’assainissement comptait parmi les droits humains. Cela commande des investissements. La fondation Bill Gates a mis des centaines de millions pour faire des toilettes intelligentes dans les pays en développement. Ça passe par l’énergie solaire, ou des systèmes de copeaux de bois pour enlever les odeurs et par la suite accélérer le compost qui sera utilisé comme engrais. L’avantage pour les pays pauvres est qu’ils n’ont pas de réseaux d’égouts, ce qui permet de passer directement au développement industriel de toilettes sèches. Dans les pays du Nord, ça peut seulement se faire de manière bricolée. Pour des raisons d’habitude et parce qu’on a déjà tous ces tuyaux. C’est du gaspillage d’eau. Mais on ne changera pas ça du jour au lendemain.

Pour vous, ce « droit aux toilettes » concerne aussi les pays occidentaux…

Je pense que dans les villes occidentales, on doit pouvoir avoir dans l’espace public une offre suffisante pour que tout le monde puisse satisfaire ses nécessités. Il faut que ce soit une obligation dans la règle d’urbanisme. Il faut que ce soit gratuit, propre et sécurisé, ce que j’appelle dans mon livre le « GPS ». Comment ? Les bars et les restaurants pourraient notamment faire leur part et être financés pour cela, en proposant l’accès à leurs toilettes. C’est une idée qui s’étend un peu en France, en Belgique, en Angleterre, en France. Ce n’est pas du tout idiot. Tous les propriétaires ne seraient sûrement pas volontaires. Mais si 10 % seulement le faisaient, ça augmenterait le nombre de toilettes de façon considérable.

Vous évoquez dans votre livre les vespasiennes et les sanisettes qui ont fait l’histoire de Paris. Au Québec, ces toilettes publiques sont beaucoup plus rares…

Je n’osais pas vous en parler… J’adore Montréal, mais c’est quand même préoccupant. Pour le touriste, c’est un enjeu que de pouvoir disposer de solutions. C’est encore plus important dans un contexte où nous vieillissons et sommes de plus en plus mobiles. Dans l’avenir, une ville accueillante pour les personnes âgées sera une ville avec de plus en plus de toilettes…

Toilettes publiques : Essai sur les commodités urbaines

Toilettes publiques : Essai sur les commodités urbaines

Presses de Sciences Po

210 pages