Au Sénégal, des sans-abri du climat préfèrent sombrer plutôt qu’abandonner leurs terres

Sur la Langue de Barbarie, à Saint-Louis-du-Sénégal, se dessine actuellement l’avenir de la planète: des milliers d’habitants voient leurs maisons emportées par la mer. L’ONU a bien un plan pour eux, mais tous ne veulent pas quitter la péninsule

Le Temps s'associe à la Neue Zürcher Zeitung dans le cadre de sa série d'articles 2050, défis pour la planète. Cette dernière se penche sur les thématiques de l'environnement et du climat. Retrouvez au fur et à mesure nos articles dans notre dossier dédié

Lorsque le raz-de-marée est arrivé, Mama Maïsa Dieye n’a pas eu le temps de rassembler ses vieilles photos de famille. Elle a également abandonné son unique belle robe. En cette nuit de mars 2018, cette grand-mère de 49 ans n’a eu que quelques secondes pour agir. Elle a pris son plus jeune petit-fils sur ses épaules et attrapé les deux plus âgés qui dormaient dans leur chambre. Lorsqu’elle repense aux cinq chèvres attachées devant la maison, sa gorge se noue: «Je voyais leur regard désespéré, puis elles ont disparu avec la maison.»

Depuis que la mer a englouti tous ses biens, Mama Maïsa Dieye campe dans les décombres de sa maison, sur la Langue de Barbarie. Cette mince langue de terre de plus de 30 kilomètres de long est située entre l’Atlantique et le fleuve Sénégal. Ses premiers habitants connus étaient des Berbères, qui étaient considérés comme des «barbares» – d’où son nom. Aujourd’hui, elle est reliée par deux ponts à la ville de Saint-Louis, un centre régional sur le continent avec quelque 260 000 habitants.

Comme, avant elle, sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes de la Langue, Mama Maïsa Dieye vit de la vente de poissons. Lorsque, cet après-midi, les hommes rentrent au port, elle avance dans la mer jusqu’à la taille, pour revenir sur la terre ferme avec une bassine pleine de poissons, qu’elle porte sur la tête. L’air brûlant sent le sel, la sueur et le plastique brûlé. L’eau est rouge, le sable gorgé de sang, tandis que des nuées de corbeaux et de mouettes se disputent les viscères des poissons. Rires et chants accompagnent encore le travail des femmes. Mais ce monde est en train de disparaître, lentement, à coups de tempêtes et de raz-de-marée, lorsque l’océan submerge la Langue et déracine ses 80 000 habitants.

«Nous avons tout juste pu partir»: Michelle Gueye a perdu sa maison sur la Langue et vit désormais loin de la mer. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco
«Nous avons tout juste pu partir»: Michelle Gueye a perdu sa maison sur la Langue et vit désormais loin de la mer. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco

La Langue de Barbarie illustre ce qui menace également d’autres rivages de la planète: avec le changement climatique, les glaciers fondent et le niveau de la mer monte. D’ici à 2035, on prévoit ici une montée des eaux de 30 centimètres. Mais les prévisions à plus court terme ont déjà été dépassées de 60% au cours de ces quatre dernières années. Même s’il ne s’agit, pour l’instant, que de quelques centimètres, les conséquences sont déjà catastrophiques: les marées toujours plus hautes, les raz-de-marée et les courants plus violents ont transformé la côte en une sorte de zone de guerre, dans laquelle il n’y a qu’un vainqueur: l’océan. A certains endroits, la Langue n’est plus que ruine, donnant l’image d’une ville bombardée: des nombreuses maisons, écoles et mosquées, il ne reste que des décombres.

Du loup de mer à la mangue

A ce jour, 20 000 personnes ont perdu leur logement sur la Langue – rares sont les endroits dans le monde où le changement climatique a contraint davantage de personnes à l’exode. La Langue de Barbarie est si densément peuplée qu’on pourrait l’appeler un «mini-Manhattan africain». Mais la ville de Saint-Louis, située à quelques centaines de mètres sur le continent, risque aussi d’être submergée. Autrefois centre colonial français, la ville est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco et est aussi appelée «la Venise africaine» – ce qui n’est pas un avantage au temps du changement climatique: dans dix ou vingt ans, les flots pourraient aussi menacer Saint-Louis. L’ONU et la Banque mondiale considèrent, par conséquent, cette région à la fois comme un cas d’école et un laboratoire. C’est là qu’elles veulent étudier comment sauver des villes côtières.

Ce monde est en train de disparaître, lentement, à coups de tempêtes et de raz-de-marée, lorsque l’océan submerge la Langue et déracine ses 80 000 habitants

En 2017, la Langue avait déjà été touchée par un important raz-de-marée. Et l’année suivante, encore pire: le raz-de-marée qui a emporté la maison de Mama Maïsa Dieye était monté 2 mètres plus haut que tout ce qu’on avait connu jusque-là. En 2018, les Nations unies ont par conséquent lancé un projet pour reloger les habitants de la Langue dans l’arrière-pays. Avec un budget de 95 millions de dollars – 80 provenant de la Banque mondiale et 15 du gouvernement sénégalais – une nouvelle ville est bâtie à 12 kilomètres de Saint-Louis, sur un site de 16 hectares, aride et balayé par les vents, où ne poussent que quelques arbustes. Les 600 premières maisons devraient être terminées d’ici à la fin de 2023.

C’est le lieu de travail d’Insa Fall, un ingénieur sénégalais de 25 ans, qui parle d’un projet pionnier: «Nous sommes les premiers au monde à nous confronter à une situation d’urgence liée au changement climatique.» Des camions soulèvent des nuages de poussière, des routes et des fondations sont en construction, plus loin, des tranchées pour les conduites d’évacuation des eaux sont excavées sous un soleil de plomb. Ce «déplacement» de la Langue de Barbarie est effectivement le premier grand projet de relogement de ce type. La construction n’est toutefois de loin pas le plus grand défi: «Les gens qui viennent ici doivent commencer une nouvelle vie, loin de la mer», relève Insa Fall, en désignant le vaste champ de sable surchauffé, destiné à la culture de légumes. Les pêcheurs doivent devenir des agriculteurs du désert et passer du loup de mer à la mangue. Quelque 4000 personnes déplacées vivent déjà ici, dans des logements à l’allure de campement militaire.

Une «Nouvelle
 Langue»
 est construite 
à 12 kilomètres 
de la mer. 
Les premiers 
réfugiés vivent
 déjà dans un camp 
aménagé sur le site. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco
Une «Nouvelle Langue» est construite à 12 kilomètres de la mer. Les premiers réfugiés vivent déjà dans un camp aménagé sur le site. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco

L’une d’elles est Michelle Gueye. Sa maison sur la Langue a été emportée par un raz-de-marée il y a six ans. «La tempête était si violente, que la vieille digue de 1950 a cédé», se souvient cette femme de 50 ans. Vers 5h, peu après la prière du matin, une première vague a détruit une partie de sa maison. «Nous avons tout juste pu partir avant qu’une deuxième vague emporte tout le quartier.» Avec 180 autres familles, elle a d’abord atterri dans un bidonville à la périphérie de Saint-Louis, avant d’être relogée dans la «Nouvelle Langue», en 2020.

Actuellement, elle est responsable de la reconversion sociale, en tant que présidente du comité des habitants. Concrètement, Michelle Gueye dirige des cours, dans lesquels les femmes apprennent à coudre, suivent une formation de coiffeuse ou s’initient à la culture de fruits et légumes. Elles font ainsi partie de celles qui ont accepté leur nouvelle vie dans le désert, même si la Langue leur manque terriblement – les odeurs, le bercement des vagues le soir et, surtout, les gens. «Tu vois comme ma peau se dessèche, ici, dans ce campement? Je deviens une autre jusque dans mon corps.» Mais Michelle Gueye a fait son choix et a opté pour cette possibilité de survivre.

Vivre dans la zone rouge

La nouvelle ville offrira des logements pour 20 000 personnes. En principe, elle pourra ainsi accueillir tous les sans-abri de la Langue. Mais tous n’acceptent de loin pas de venir s’y établir. Mama Maïsa Dieye, par exemple, la vendeuse de poissons, refuse de commencer une nouvelle vie. «J’ai vu comment les gens vivent dans ces maisons préfabriquées, souffle-t-elle. Je ne tiendrais pas une heure.»

© NZZ
© NZZ

Les personnes qui ont perdu leur maison dans les raz-de-marée ont deux options: recevoir de l’argent ou déménager. L’ONU, la Banque mondiale et le gouvernement proposent à ces personnes de leur verser la valeur estimée de leur maison, afin qu’elles puissent les reconstruire ailleurs, ou de leur offrir un logement dans la «Nouvelle Langue». Mama Maïsa Dieye a choisi le dédommagement pour la maison qu’elle a perdue en 2018. Mais au lieu de partir, elle est restée sur la Langue, même si les ruines de sa maison sont dans la «zone rouge», une bande de terre de 20 mètres de large en bord de mer, où des expulsions forcées sont prévues. «Je ne vais pas partir d’ici», affirme-t-elle. «Et si l’armée vient pour me chasser? Je préfère encore mourir, je vais aller dans la mer jusqu’à m’y noyer.»

Nombreux sont celles et ceux qui pensent comme Mama Maïsa Dieye. On estime que près de 7000 personnes vivent toujours dans la zone de danger. Et bon nombre des habitants de la «Nouvelle Langue» ne parviennent pas à abandonner leur ancienne vie. Cela se manifeste aussi lors de ce mariage, un soir, entre les maisons préfabriquées. Sur la Langue, l’air vibre de chants, de musique et de senteurs d’épices, et les gens dansent. Ici, les invités sont assis en silence sur des chaises en plastique. La fête ne commence vraiment que lorsque les derniers bus du soir, venus de Saint-Louis, déversent les hommes et les femmes épuisés.

A certains endroits, la Langue n’est plus que ruines. Les maisons détruites donnent l’image d’une ville bombardée. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco
A certains endroits, la Langue n’est plus que ruines. Les maisons détruites donnent l’image d’une ville bombardée. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco

Nombre des nouveaux habitants quittent la ville tôt le matin, comme mus par une voix intérieure: les hommes pour sortir en mer avec leurs pirogues, les femmes pour vendre ou saler le poisson. Ils prennent le bus de la ligne 2 à 6h du matin et reviennent à 21h. Pour parcourir ces 12 kilomètres, il leur faut deux heures, et le trajet coûte 22 centimes – une somme, pour qui gagne en moyenne 3 euros par jour. Pour les relogés, la pêche est moins rentable: comme ils arrivent plus tard sur la côte, ils doivent sortir plus loin en mer. Ils pêchent moins, gagnent moins et risquent davantage. «Mais sans la mer, ils dépériraient», confie la mère du marié.

Le relogement n’est pas la seule mesure en réponse au danger venu de la mer. Récemment, une digue de protection de 3 kilomètres de long et 13 mètres de large a été réalisée sur la Langue. Ce projet a, lui aussi, été lancé en 2018: lors d’une visite au Sénégal, Emmanuel Macron avait promis 15 millions d’euros pour financer cette digue. Ce n’est toutefois pas un cadeau de l’ancienne puissance coloniale: le Sénégal devra rembourser ce prêt. Malgré cela, l’ouvrage a été inauguré le jour de la Fête nationale française, le 14 juillet 2022.

Cette digue est destinée à maintenir les habitants sur la Langue – mais pourrait aussi contribuer à prolonger leur agonie. Chaque année, la mer vient plus près. De la grande mosquée, il ne reste que des ruines, et l’école qui la jouxtait semble avoir été déchirée par un missile. Les chiffres rouges sur les murs en béton désignent les maisons menacées, qu’il est prévu de démolir. Malgré cela, la plage est bondée: des centaines de jeunes jouent au foot au milieu de montagnes d’ordures et des enfants pataugent dans l’eau.

Du gaz pour le monde entier

Au large, on distingue les contours d’un autre projet de grande envergure: devant la côte de la Langue se dresse une gigantesque plateforme. Il s’agit d’un champ de gaz que le Sénégal et la Mauritanie exploitent avec les entreprises BP et Kosmos Energy. A quelques encablures de la Langue de Barbarie condamnée – un exemple tragique des effets du changement climatique – le plus grand complexe de gaz liquéfié d’Afrique entrera en service à la fin de l’année. Son nom: Greater Tortue Ahmeyim. Ce champ offshore doit produire du gaz liquéfié pour le monde entier pendant au moins vingt ans. Au Sénégal, ce projet a aussi une dimension politique: il s’agit de souligner le droit de ce pays du Sud à exploiter ses propres ressources et à se développer avec l’aide d’énergies fossiles.

A quelques encablures de cette terre condamnée, le plus grand complexe de gaz liquéfié d’Afrique entrera en service à la fin de l’année

Dans le cadre du sommet de Glasgow sur le climat, de nombreux pays se sont engagés à ne plus financer de projets d’exploitation d’énergies fossiles à partir de fin 2022. Mais la guerre en Ukraine a changé la donne. L’Allemagne, par exemple, envisage de soutenir l’exploitation du gaz au Sénégal. Cela a suscité des controverses en Europe, les Verts et les associations de protection de l’environnement protestent. Le Sénégal est insensible à ces réactions. Non seulement le gouvernement, mais aussi l’opposition soutiennent ce projet gazier. «L’Afrique ne produit que 4% des émissions dans le monde», souligne Abba Mbaye, un représentant du parti national-populiste, opposé au président Macky Sall. «Comment l’Occident peut-il nous demander de miser sur les énergies renouvelables et de renoncer à notre gaz?» Ce que les politiques craignent bien plus, c’est que des multinationales comme BP et Kosmos empochent 90% des bénéfices. «Que restera-t-il alors pour le Sénégal et les pêcheurs de la Langue?»

D’après Greenpeace, quelque 500 000 tonnes de poissons par an sont pêchés au large de l’Afrique de l’Ouest
 pour alimenter les élevages de poissons en Europe et nourrir les porcs et les volailles. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco
D’après Greenpeace, quelque 500 000 tonnes de poissons par an sont pêchés au large de l’Afrique de l’Ouest pour alimenter les élevages de poissons en Europe et nourrir les porcs et les volailles. — © Sénégal, août 2022/ Sirio Magnabosco

Pas grand-chose. Comme le rappelle la vendeuse de poissons Mama Maïsa Dieye, il y a longtemps que les Chinois, les Portugais, les Italiens et les Français déciment les stocks de poissons avec leurs bateaux-usines. Selon les chiffres de Greenpeace, quelque 500 000 tonnes de poissons par an sont pêchés au large de l’Afrique de l’Ouest pour alimenter les élevages de poissons en Europe et nourrir les élevages de porcs et de volailles. Et désormais, les pêcheurs doivent également rester à l’écart de la plateforme de gaz liquéfié, protégée par les garde-côtes sénégalais. Afin d’améliorer leurs chances de captures, de jeunes pêcheurs s’aventurent de plus en plus souvent dans les eaux mauritaniennes, au risque de se voir confisquer leurs pirogues et infliger des peines pécuniaires et de prison.

En raison de tous ces problèmes, cette côte est devenue un point de départ de migrations illégales vers l’Europe. Malgré cela, les gens restent très attachés à la Langue. Latyr Fall, par exemple, un homme de 38 ans, bricole un abri à partir des restes de sa maison. Il est récemment revenu d’Espagne, où il cueillait des fraises dans des serres. «Celui qui vient de la Langue doit aussi finir sa vie sur la Langue, affirme-t-il. Vous sentez cette odeur? C’est la mer, et c’est elle qui nous nourrit. Nous n’avons pas d’argent, pas de voiture, comment dire… Nous sommes tout simplement le peuple de la Langue.»


Marzio G. Mian est journaliste, auteur et, tout comme le photographe Sirio Magnabosco, membre de l’Arctic Times Project, un collectif de journalistes qui témoigne des conséquences du changement climatique.