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ENQUÊTE

Soudan : sur TikTok, deux vidéos documentent des viols commis par les Forces de soutien rapide

Des centaines de cas de viols ont été signalés par des civils et des ONG depuis les premières semaines du conflit armé au Soudan, ciblant notamment des femmes issues de minorités ethniques. Mi-juin, deux vidéos extrêmement choquantes, dont l’une filmée par des combattants en uniforme des Forces de soutien rapide, ont émergé, montrant des faits de viols avérés à Khartoum. Au Darfour, théâtre de tensions ethniques, les violences sexuelles sont utilisées de manière systémique, dénoncent nos Observatrices.

À gauche, une capture d’écran d’une vidéo filmée par un participant montre un des violeurs d’une jeune femme, sourire à la caméra. À droite, une capture d’écran d’une autre vidéo filmée par un témoin montre un combattant FSR violer une autre jeune femme dans la cour d’une maison à Khartoum. Les dates exactes des faits sont inconnues.
À gauche, une capture d’écran d’une vidéo filmée par un participant montre un des violeurs d’une jeune femme, sourire à la caméra. À droite, une capture d’écran d’une autre vidéo filmée par un témoin montre un combattant FSR violer une autre jeune femme dans la cour d’une maison à Khartoum. Les dates exactes des faits sont inconnues. © Observateurs
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ATTENTION : Cet article contient des récits, des témoignages et des illustrations qui peuvent choquer.

Deux vidéos insoutenables ont été envoyées à la rédaction des Observateurs le 21 juin, mais elles étaient déjà relayées sur Whatsapp et TikTok dès le 15 juin. Les deux ont été tournées à Khartoum Nord, une ville à côté de la capitale. Ce sont à la fois de rares exemples de documentation de viol en temps de guerre, et les premières preuves visuelles du recours au viol pendant le conflit en cours au Soudan depuis le 15 avril entre l’armée et les Forces de soutien rapide (FSR)

Une vidéo filmée par les assaillants

La première vidéo dure 1 min 12. Filmée par un groupe d’hommes dans une pièce, elle est insoutenable. Deux hommes à moitié nus fixent à terre une jeune femme nue, et la violent à tour de rôle, tandis qu’un troisième filme la scène tout en maintenant la tête au sol de la victime à terre avec son pied. La jeune femme, en pleurs, émet des cris. Elle leur répète : “C’est bon, je promets de ne pas me débattre, ne me faites pas mal, par pitié”. Les trois jeunes hommes, dont l’auteur de la vidéo, ne portent pas d’uniforme ou de signe d’appartenance aux FSR, ni à l’armée soudanaise, les deux parties du conflit. 

La vidéo était visible sur TikTok au moins du 15 au 23 juin, avant d’être supprimée.

Sur Facebook et TikTok, des Soudanais indignés par la publication de cette vidéo de viol collectif relaient une capture de la vidéo montrant un des assaillants, l’identifiant avec son nom et prénom supposés et sa ville d’origine, et indiquant qu’il appartient aux FSR. Nous n’avons pas pu vérifier indépendamment cette information.

Capture d’écran de la vidéo filmée par les FSR dans laquelle on voit un des violeurs sourire à la caméra, vers la fin de l’extrait.
Capture d’écran de la vidéo filmée par les FSR dans laquelle on voit un des violeurs sourire à la caméra, vers la fin de l’extrait. © Observateurs

Une seconde vidéo filmée par un témoin

La seconde vidéo a été filmée par un témoin à Khartoum Nord, également appelé Khartoum Bahri, au moins avant le 16 juin, date à laquelle le média américain CNN publie une enquête intégrant cet extrait. 

En face de l’immeuble dans lequel se trouve l’auteur de la vidéo, on voit un combattant en uniforme et portant le “kamdul” – un couvre-chef typique des tribus arabes soudanaises et adopté par les combattants FSR – faire des va-et-vient au-dessus d’une seconde personne, dans la cour d’une maison.

L’auteur de la vidéo commente : “Ils disent qu’il n’y a pas de viols (...) C’est un viol en plein jour, nous sommes dans le quartier Kafouri, précisément au bloc n°4, près de la limite avec un autre bloc. Il y a deux autres hommes qui montent la garde dehors.” La caméra montre ensuite un homme en uniforme camouflage beige clair – couleur caractéristique de l’uniforme des FSR – et kamdul sur la tête posté au niveau du portail extérieur de la maison.

A gauche, un combattant portant un uniforme qui s’apparente à celui des FSR viole une jeune femme dans la cour d’un maison, tandis qu’à droite, un deuxième combattant en uniforme monte la garde à l’extérieur. Captures d’écran d’une vidéo transférée à la rédaction des Observateurs.
A gauche, un combattant portant un uniforme qui s’apparente à celui des FSR viole une jeune femme dans la cour d’un maison, tandis qu’à droite, un deuxième combattant en uniforme monte la garde à l’extérieur. Captures d’écran d’une vidéo transférée à la rédaction des Observateurs. © Observateurs

“Une des victimes a été déposée à l'hôpital par un membre des FSR alors qu’elle faisait une hémorragie vaginale”

Sulaima Ishaq Khalifa est une psychologue spécialiste du trauma et la directrice de l’Unité de lutte contre les violences faites aux femmes, un organisme public qui relève du ministère des Affaires sociales au Soudan. 

Son unité a vérifié les deux vidéos et a pu identifier les victimes grâce à des témoins et des voisins qui ont identifié les jeunes filles. Elle dit que les deux victimes travaillaient comme domestiques à Khartoum Bahri. La victime dans la seconde vidéo avait 15 ans, l'âge de l’autre victime n’est pas connu.

Bien qu’elles soient extrêmement dures à regarder, les deux vidéos comportent des preuves tangibles de violences sexuelles perpétrées à Khartoum Bahri. Nous avons recueilli ces informations quant aux circonstances : dans les deux cas, les victimes sont des mineures, issues de minorités ethniques et dont les familles vivent dans des bidonvilles ou des chantiers abandonnés. Elles étaient employées comme aides-ménagères chez des particuliers, et faisaient ensuite les courses et le ménage pour les FSR lorsque celles-ci ont pris le contrôle de certains quartiers à Khartoum. 

Dans un des cas, la victime a été déposée par un membre des FSR à l’hôpital alors qu’elle faisait une hémorragie vaginale, ce qui confirme les faits de viol commis par ces forces. 

Nous nous appuyons, en plus des témoignages des victimes, sur les témoignages de témoins oculaires – notamment les familles et le voisinage – pour documenter ces crimes : où cela s’est passé, quand et qui est coupable. Il s’agit de viol utilisé comme arme de guerre, et c’est considéré comme un crime de guerre. 

Sulaima Ishaq dit de ne pas pouvoir s’assurer à ce jour de l’état de santé des deux victimes puisque les zones de Khartoum Nord où elles auraient été violées sont sous le contrôle des FSR et donc difficiles d’accès aux services sociaux.

Elle apporte une nuance concernant d’autres viols qui peuvent sembler moins évidents à prouver :

Bien que quelques victimes couchent avec des combattants FSR contre de l’argent ou de la nourriture, on ne peut jamais parler de consentement dans un contexte de guerre, surtout que la plupart des victimes de viol sont mineures, entre 12 et 17 ans, donc elles ne peuvent pas donner leur consentement de facto.

Selon l’ONU, au moins 53 femmes et filles ont subi des violences sexuelles entre le 15 avril et le 19 juin. Ce chiffre, cependant, serait bien inférieur à la réalité sur le terrain selon plusieurs de nos Observatrices soudanaises dans la capitale Khartoum et au Darfour. 

 

À lire aussiÉthiopie : la vidéo de l’opération d’une femme prouve le recours au viol comme arme de guerre au Tigré

Au 29 juin, l’Unité de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants avait dénombré 88 cas de viol depuis le début du conflit : 42 à Khartoum, 21 à El Geneina et 25 à Nyala, respectivement les chefs-lieux du Darfour-Occidental et Darfour du Sud. Cependant, les cas recensés et documentés ne représentent selon cet organisme pas plus de 2 % des viols dans le pays car, bien souvent, une omerta règne au sein des communautés des victimes.

Cette Soudanaise relaie un appel à l’aide d’un témoin d’un viol collectif à Khartoum Bahri le 27 avril. Le témoin -anonyme- dit que sept combattants FSR ont fait irruption dans l’immeuble de sa tante, ont tenté d’agresser sa cousine arabe avant de violer trois filles éthiopiennes que cette dernière hébergeait.

“Dans un seul quartier de Nyala, j’ai recensé 12 cas de viols”

Nahla Khazraji est activiste au sein de “Mostaqbal” ("Avenir" en français), une organisation féministe basée à Nyala qui documente les cas de violences sexuelles à l’encontre de femmes et de filles dans le Darfour-Occidental et Darfour du Sud. Elle dit avoir recensé plus d’une centaine de viols depuis le début du conflit, mais la langue des “survivantes” aux viols a du mal à se délier, déplore-t-elle. 

J’ai personnellement parlé à une centaine de victimes au téléphone, mais officiellement, 24 femmes seulement ont accepté de signaler le viol auprès de l’Unité de protection des femmes et des enfants. Dans un seul quartier à Nyala, j’ai recensé 12 cas de viols.

La plupart nous contactent anonymement juste pour avoir un traitement ou un dépistage d’urgence, mais ne veulent pas rendre cela public. Donc, nous collectons les témoignages et nous obtenons les traitements auprès de l’Unité de protection, puis nous les livrons aux victimes.

Elles subissent, en plus du viol, la pression sociale et la honte d’être victime de viol. Il est très difficile d’amener les survivantes à se confier, nous privilégions les échanges privés pour pouvoir leur apporter un minimum de prise en charge médicale.  

“Des FSR font irruption dans leur maison et les violent sous les yeux de leur famille”

Actuellement au Soudan, seulement un tiers des structures hospitalières sont encore opérationnelles, les combats en milieu urbain limitant de surcroît les déplacements des civils. L’association Mostaqbal estime que des grossesses involontaires et des maladies sexuellement transmissibles sont restées sans traitement car les viols n’ont pas pu être signalés à temps : pour qu’un contraceptif d’urgence soit efficace, il faut l’administrer trois à cinq jours maximum après le rapport sexuel.

Nous estimons que les victimes de viol au Darfour sont environ à 90 % des déplacées internes. Beaucoup d’entre elles sont des travailleuses journalières, soit chez des particuliers, soit dans les cafés ou restaurants. Extrêmement précaires, elles sont d’office plus exposées à l’exploitation sexuelle, à la prostitution forcée et au viol. Par exemple, elles sont forcées d’avoir des rapports sexuels avec les combattants FSR en échange d’argent ou de nourriture. 

D’autres victimes ont été violées chez elles. Des FSR font irruption dans leur maison et les violent sous les yeux de leur famille. Imaginez l’état psychologique d’une femme après ça 

Les signalements que nous avons reçus au Darfour indiquent que la plupart des violeurs sont des Janjawids pas en uniforme [des hommes armés issus de tribus Arabes du Darfour et qui se battent avec les FSR, NDLR]. Les soldats de l’armée soudanaise sont aussi responsables d’une partie des violences sexuelles commises, mais à un bien moindre degré selon les témoignages collectés.

Le viol en temps de conflit considéré comme un crime de guerre 

Nos deux Observatrices et plusieurs autres Soudanaises font tout pour recenser et documenter les violences sexuelles durant la guerre actuelle, car, comme le définit une résolution des Nations unies, le viol en temps de conflit est officiellement considéré comme un crime de guerre depuis 2008. C’est aussi une tactique utilisée historiquement en périodes de conflit, comme en témoignent les chiffres des viols durant le génocide rwandais (jusqu’à 500 000), en Bosnie-Herzégovie (jusqu’à 50 000) ou durant la guerre civile au Sierra Leone (plus de 60 000). 

Au Soudan, le recours au viol comme arme de guerre remonte au moins au conflit de 2003 au Darfour, durant lequel au moins 250 femmes ont été violées, selon Amnesty international. 

"Le viol utilisé comme arme de guerre (pour) déshumaniser les victimes”

Gwenaëlle Lenoir, journaliste indépendante spécialiste de l’Afrique de l’Est, a couvert les mouvements sociaux pro-démocratie au Soudan entre 2019 et 2021 à Khartoum. Elle a été témoin à l’époque de violences sexuelles perpétrées par les FSR, mais également par la police soudanaise à l’encontre des manifestantes. Elle explique :

Les membres des FSR sont responsables de violences sexuelles, souvent ciblant les réfugiées érythréennes ou éthiopiennes parce qu'elles n’ont pas une communauté solide derrière elles qui va les soutenir ou les défendre. Leurs rangs sont principalement composés d'ethnies arabes, donc à leurs yeux les victimes issues d'ethnies différentes de la leur sont déshumanisées. C’est le principe du viol utilisé comme arme de guerre : déshumaniser les victimes et casser la société résistante.

On identifie les cas de viol comme arme de guerre car il est aussi systémique : bien que ce ne soit pas des ordres validés par la hiérarchie, les soldats ou les combattants ont “carte blanche” pour sévir. Autre indicateur : le nombre des victimes grimpant et localisé dans une zone donnée. En situation de guerre, de chaos, les femmes sont plus fragiles, si en plus ce sont des réfugiées, cette vulnérabilité est complète.

Documenter les viols en temps de guerre, et après ? 

Le viol utilisé comme arme de guerre est un dossier qui relève de la Cour pénale internationale. Les ONG soudanaises disent qu’il est donc nécessaire de pouvoir lui présenter tous les éléments de preuve en plus de témoignages. 

Des organisations féministes, à l'instar de Sudanese Women Rights Action, dressent une liste des éléments qui peuvent appuyer le dossier : rapports médicaux, rapports de police, vêtements ensanglantés ou échantillons de sperme. Cependant, cette même organisation déplore l'absence quasi-totale d'institutions sécuritaires ou hospitalières en mesure d’aider et de protéger les victimes.

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