La musique dans les camps nazis, un moyen de résister

Orchestre du camp, 1942-1943, camps de Janowska, photographie SS
Orchestre du camp, 1942-1943, camps de Janowska, photographie SS
La musique dans les camps nazis : un moyen de résister 1/2 - Culture Prime
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La musique dans les camps nazis, un moyen de résister

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Dans les camps de concentration nazis, la survie passait parfois par la musique. Être musicien dans un orchestre de camp ou chanter silencieusement une mélodie interdite pouvait permettre de résister à l’horreur.

Dans les camps d’Auschwitz, Buchenwald, Mauthausen... la musique résonnait quotidiennement. Pour marquer les pas, au départ et au retour du travail forcé, mais aussi pour torturer et soumettre les déportés. Cette musique était notamment jouée par des orchestres composés de déportés : les orchestres de camps. « A chaque fois que nous allions au travail, ou à chaque fois que l’on pendait des gens, ils jouaient cet air de cirque allemand, avec musique et clochettes », témoigne en 1970 le résistant, déporté à Auschwitz, Joël Le Tac.

Musicien dans les camps

Dès 1933, dans les premiers camps de concentration, des orchestres sont créés à l'initiative des SS. Ces petits ensembles non-professionnels s'étoffent les années passant. En 1942, à Auschwitz I, l’orchestre compte 120 musiciens : des violonistes, des trompettistes, des accordéonistes... Être musicien dans un tel orchestre peut sauver une vie. Ce fut le cas de Violette Jacquet-Silberstein, déportée à Auschwitz et violoniste dans l’orchestre des femmes du camp : « Nous avions une douche par jour, ce qui était vraiment le comble du luxe, nous avions un lit chacune, nous n’étions pas volées sur la nourriture, ce qui n’était pas le cas des autres », se remémore-t-elle en 2005.

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Un traitement qui pouvait aider à résister, souligne Elise Petit, musicologue et commissaire de l'exposition  Musique dans les camps nazis au Mémorial de la Shoah. « Je me rends compte, au fil des recherches, que plus le commandant du camp était mélomane, et plus on pouvait survivre en étant musicien d’un orchestre. Le chef ou la cheffe d’orchestre pouvait négocier avec les autorités du camp quelques privilèges. Mais il ne faut pas oublier que dans certains camps, les musiciens n’étaient pas plus privilégiés que les autres et la mortalité était également très élevée ». Après janvier 1945, alors que les troupes alliées avancent et que la défaite allemande s'annonce, les conditions dans les camps se détériorent et les orchestres sont dissous.

De la musique dans les blocs

Cette musique officielle, contrainte, voulue par les Nazis, use le moral des détenus et humilie jour après jour. Mais la musique peut aussi jouer un rôle salvateur dans les espaces intérieurs du camp et notamment dans les blocs, où des concerts sont autorisés. On y joue des airs folkloriques et traditionnels, mais sont interdits les chants patriotiques ou la musique yiddish. « Ça pouvait être 200 personnes d’un bloc qui se réunissaient, ou un groupe de dix personnes », explique Elise Petit.

Les répertoires sont bien sûr surveillés, alors certaines musiques vivent dans la clandestinité et sont minutieusement cachées. L’homme politique et résistant André Marie, interné à Buchenwald, dissimule des carnets secrets sous une couverture de Mein Kampf, ou dans une poche cousue de sa veste. Certains textes sont enterrés, circulent de mains en mains avec précaution. On s’échange des paroles interdites aux latrines, dans lesquelles les nazis n’entrent pas, rebutés par l’odeur.

Une opérette pour “rire un coup”

Dans le camp de Ravensbrück, l'ethnologue Germaine Tillion et ses codétenues écrivent en cachette Le Verfügbar aux Enfers, une « opérette-revue » en trois actes, dont l’humour noir et cynique est destiné à faire rire les détenues. Y sont décrites les conditions difficiles de détention des Verfügbar, les détenues sans affectation, qui peuvent être appelées aux pires corvées, comme le ramassage des cadavres. Les paroles sont ironiques, crues, parfois violentes, et elles sont destinées à être chantées sur des airs légers : des chansons populaires, des airs d'opéra, des marches militaires... des mélodies connues de toutes et faciles à fredonner. Exemple ci-après, sur l'air d'Au clair de la lune :

Notre sex-appeal
Etait réputé...
Aujourd'hui sa pile
Est bien déchargée
Mon ampoule est morte
Je n'ai plus de feu
Ouvrez-nous la porte
Pour l'amour de Dieu

"Le Verfügbar aux Enfers", opérette rédigée par Germaine Tillion cachée dans une caisse de munitions, Ravensbrück, 1944.
"Le Verfügbar aux Enfers", opérette rédigée par Germaine Tillion cachée dans une caisse de munitions, Ravensbrück, 1944.
- Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon ©Studio Bernardot

Dans l'extrait ci-dessus, il est écrit :

Havas (déclamant) - Fable de la Fontaine :
Un pauvre Verfügbar, piqué pour la corvée,
Sous le faix du fardeau aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait d’un pas pesant,
En tâchant de gagner un bloc hospitalier,
Ou bien d’aller aux cabinets.

Germaine Tillion écrit ces vers, cachée par ses camarades, dans une caisse d'emballage. Elles sont alors affectées au service de tri des vêtements qui arrivent par wagons entiers et qu'elles déchargent la journée. Le soir, elles se retrouvent dans le bloc pour découvrir les nouvelles strophes de l'opérette. L’une des codétenues de Germaine Tillion, Anise Postel-Vinay, témoigne en 2007 : « De toute la journée, il nous arrivait de ne pas pouvoir rire une minute. Et une fois couchées sur cette paillasse, rire un coup, c’était merveilleux ». Rire, pour survivre. En 1945, l'une des amies de Germaine Tillion parvient à faire sortir du camp ce petit livre écrit entièrement à la main.

Le chant des marais, le premier hymne de camps

Mais outre la musique clandestine ou contrainte, quelques chants ont marqué la mémoire des déportés, comme les hymnes de camp. Le plus célèbre demeure le Börgermoorlied, plus connu en français sous le nom de Chant des marais.
 « Il a été donné dans un camp en 1933, après un épisode de violence extrême exercée par les SS quelques jours plus tôt, explique Elise Petit. Des prisonniers communistes ont l’autorisation du commandant du camp d’organiser un spectacle de cirque un dimanche après-midi, pour remonter le moral des prisonniers ». Le spectacle est créé par le metteur en scène et acteur allemand Wolfgang Langhoff, et il se conclut par le Chant de Börgermoor, composé par Langhoff et deux co-détenus. Il décrit le dur labeur des soldats du marais et l’espoir d’un retour à la maison.

Nous sommes les soldats de Börgermoor,
Et nous marchons,
La bêche sur l’épaule,
Dans le marais.
Les colonnes partent le matin,
Pour le travail dans le marais.
Elles bêchent, sous un soleil de feu,
Mais leur pensée est à la maison.
Nous sommes les soldats de Börgermoor

Le succès du chant est immédiat auprès des détenus... mais aussi des SS. « Dans l’esprit des auteurs, les détenus étaient les soldats du marais, qui devaient travailler toute la journée. Mais pour les SS, c’étaient eux les soldats des marais ». Les SS demandent alors aux détenus des partitions qu’ils envoient à leur famille, à leurs compagnes. Le chant se diffuse par ce canal, mais aussi par le biais des déportés, qui sont transférés ou relâchés. Le succès est tel qu’il devient un modèle pour les autres hymnes de camps et surtout, après-guerre, le chant de mémoire des déportés.

Dans un système déshumanisant, la musique clandestine, les hymnes, les chants folkloriques, ont pu aider des détenus à résister à l’horreur, comme le résume l’ancien déporté Joël Le Tac : « Des chants, des chansons, souvent des bluettes, nous rappelaient et nous raccrochaient à notre passé. Ils nous permettaient de franchir le cap du présent pour mieux nous préserver et nous préparer à l’avenir ».

A voir. L’exposition “La musique dans les camps nazis”, au Mémorial de la Shoah jusqu’au 24 février 2024.

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