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Pollution

Au moins 710 tonnes de pesticides finissent chaque année dans l’océan

Une étude parue ce mercredi 12 juillet dans la revue scientifique «Nature» retrace l’odyssée mondiale des pesticides agrochimiques déversés dans les champs. Plus de 13 000 kilomètres de cours d’eau sur les 215 400 analysés présentent des concentrations de substances supérieures aux limites de sécurité.
par Anaïs Moran
publié le 12 juillet 2023 à 20h31

Que savons-nous précisément de la destination finale des pesticides après leur dissémination dans l’environnement ? Quelle quantité reste sur terre, va dans les nappes phréatiques ou atteint les mers ? Et jusqu’à quel degré de pollution ? Paru ce mercredi 12 juillet dans la revue scientifique Nature, le travail de trois chercheurs se penche sur ces questions. «Environ 3 millions de tonnes de pesticides agricoles sont utilisées chaque année dans le monde, mais on sait peu de choses sur les lieux et les environnements dans lesquels ces produits chimiques aboutissent après leur application initiale», écrivent les auteurs pour expliquer leur démarche. Le trio, deux chercheurs de l’université de Sydney et un statisticien de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies (FAO), s’est donc lancé dans l’évaluation de 92 substances actives de pesticides agricoles afin de «dresser un tableau des bilans terrestres et fluviaux mondiaux, y compris les rejets dans les océans». Leurs conclusions : si seulement une «fraction des pesticides pénètre dans les systèmes fluviaux» après la propagation de ces produits dans les champs, cette fraction, une fois dans l’eau, peut se retrouver très loin en aval, mettre «en péril la base même des chaînes alimentaires marines et d’eau douce» et menacer «la faune marine et les récifs coralliens».

Etats-Unis, Argentine et Asie du Sud et de l’Est

Pour leurs recherches, les trois scientifiques ont analysé 940 000 tonnes de produits chimiques épandus durant l’année 2015, sur les 144 principaux bassins versants du monde. Selon leurs estimations, 82 % de ces pesticides se sont dégradés biologiquement, environ 10 % sont restés «sous forme de résidus dans le sol», plus de 7 % se sont infiltrés en dessous de la zone racinaire («s’accumulant notamment dans les aquifères, ce qui peut entraîner une pollution des eaux souterraines», précisent-ils) et 0,1 % a convergé vers les cours d’eau. Ces 0,1 % représentent environ 730 tonnes de pesticides contaminant les systèmes fluviaux, dont 710 finissent dans l’océan.

Ces produits chimiques retrouvés tout en bout de parcours étaient composés à 62,9 % d’herbicides, 26,8 % de pesticides à usage multiple, 9,7 % de fongicides et 0,7 % d’insecticides. «Sur le papier, ce 0,1 % d’écoulement dans les cours d’eau ne semble pas énorme. Mais il suffit d’une quantité infime de pesticides pour avoir un impact négatif sur l’environnement», a explicité dans un communiqué le professeur Federico Maggi, premier auteur de l’article.

En se focalisant sur 215 400 kilomètres de cours d’eau, les chercheurs ont constaté que plus de 13 000 kilomètres atteignaient des concentrations chimiques supérieures aux limites de sécurité (fixées à 0,1 microgramme par litre et par substance) pour un certain nombre de plantes aquatiques et d’invertébrés. Les fleuves les plus exposés «sont situés dans le centre et l’ouest des Etats-Unis (Mississippi et Sacramento), en Argentine (Paraná), en Inde (Gange), dans l’est de la Chine (Yangtsé, rivière des Perles et fleuve Jaune) et dans le sud-est de l’Asie (Irrawaddy et Mékong inférieur)».

Surtout, le trinôme précise que ces informations sur le «devenir des substances actives» et les «risques d’exposition» sont parcellaires et probablement sous-estimées puisque tous les anciens pesticides (désormais interdits) n’ont pas été inclus dans leurs analyses. Et que, par exemple, la contamination «potentielle à long terme des aquifères» devrait être étudiée plus sérieusement encore, puisque des éléments scientifiques ont d’ores et déjà établi que ces réservoirs poreux «continuaient d’être pollués par l’atrazine aujourd’hui, même après l’interdiction de son utilisation par l’Union européenne en 2004». Par ailleurs, les chercheurs n’ont pas analysé les pesticides utilisés en aquaculture ou dans les jardins privés et les espaces verts. Et notent, également, que leurs calculs dédiés aux 82 % de pesticides se dégradant biologiquement ne prennent peut-être pas assez en compte «le risque de pollution». Car ces résultats supposent une «minéralisation directe des pesticides en produits finis», alors que dans de nombreux cas observés, ces produits peuvent se dégrader en une «cascade de substances filles» qui peuvent être aussi «toxiques et persistantes que la substance mère». Le glyphosate en est un exemple : bien qu’il soit très dégradable, il se décompose en une molécule connue sous le nom d’AMPA (acide aminométhylphosphonique), à la fois très nocive et coriace.

Ce travail publié dans Nature ne peut à lui seul ériger de manière exhaustive «tous les dommages causés aux écosystèmes et les risques pour la santé». Il est temps que ce sujet «inexploré» reçoive «plus d’attention», écrivent les experts dans leur article. A l’image des connaissances sur l’azote et le phosphore, «sources bien connues de pollution de l’eau», utilisés comme engrais pour l’agriculture : la littérature scientifique a démontré que «32 à 45 % de l’azote et 10 à 20 % du phosphore» étaient exportés vers les océans via les cours d’eau. «Il est important que les autorités nationales publient des statistiques sur l’utilisation des intrants agricoles, qu’il s’agisse d’engrais ou de pesticides, étant donné l’effet qu’ils ont sur l’environnement et les services écosystémiques», estime le professeur Federico Maggi. «Nous devons adopter de toute urgence des stratégies de gestion durable pour promouvoir la réduction des quantités de pesticides nocifs sur le terrain et mettre en place des systèmes pour surveiller efficacement leur utilisation», insiste de son côté Francesco N. Tubiello, de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies.

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