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Moyen-Orient - ÉCLAIRAGE

Les Occidentaux tentent de freiner les exportations sensibles des Émirats vers la Russie

Les micropuces utilisables par l’industrie de défense russe sont au cœur de la visite de hauts responsables américains et européens à Abou Dhabi.

Les Occidentaux tentent de freiner les exportations sensibles des Émirats vers la Russie

Mohammad ben Zayed, président des Émirats arabes Unis, rencontre Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne à Abu Dhabi, le 7 septembre 2023. Abdulla al-Neyadi / Cour présidentielle des Émirats arabes Unis / Reuters

Les Occidentaux mettent les bouchées doubles pour convaincre les Émirats arabes unis d’arrêter de faire affaire avec la Russie, en plein débat sur l’efficacité des sanctions. Plusieurs hauts responsables américains, britanniques et européens – dont la présidente de la Commission de l’UE, Ursula von der Leyen – se sont rendus cette semaine à Abou Dhabi dans l’objectif de faire cesser les exportations de produits sensibles et stratégiques vers Moscou, en particulier les semi-conducteurs que l’industrie de défense russe peut utiliser à des fins militaires. Une telle union des forces est rare entre Washington, Bruxelles et Londres, qui privilégient davantage les relations bilatérales avec les États du Golfe. Elle traduit surtout l’importance du dossier, alors que le Trésor américain a accusé les Émirats d’avoir exporté pour 5 millions de dollars de marchandises soumises à des restrictions entre juillet et novembre 2022.

Les Émirats font en effet figure de mauvais allié, alors que la collaboration entre Abou Dhabi et Moscou s’est intensifiée depuis le début de la guerre en Ukraine. La fédération, et en particulier Dubaï, est devenue une plaque tournante du commerce de pétrole russe, avec environ un tiers des exportations qui y transitent, selon des documents douaniers consultés par le Financial Times. Des entreprises enregistrées dans le pays ont acheté au moins 39 millions de tonnes de brut russe entre janvier et avril, pour une valeur de plus de 17 milliards de dollars, ajoute le quotidien britannique. Déjà scrutés avant la guerre en Ukraine, les EAU s’étaient vu inscrire en mars 2022 sur la liste grise du Groupe d’action financière (GAFI) pour non-respect des normes en matière de lutte contre l’évasion des sanctions, le financement du terrorisme et le blanchiment d’argent.

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« Il y a un agacement mais une sorte de tolérance sur la non-application des sanctions vis-à-vis des entreprises russes et des flux financiers à Dubaï, et il sera sans doute difficile de faire plier les Émirats là-dessus, estime Jean-Loup Samaan, chercheur spécialisé dans les questions de défense et de sécurité dans le Golfe au Middle East Institute. Mais c’est surtout sur une dimension proprement militaire que les Européens et les Américains veulent exprimer leur ligne rouge. »

Car au-delà du havre de paix qu’elle est devenue pour les oligarques russes et les riches entrepreneurs fuyant les sanctions, la fédération émiratie est accusée de soutenir l’effort de guerre en laissant s’exporter des technologies à double usage civil et militaire et de l’armement vers la Russie. Le département du Trésor a ainsi sanctionné une société basée aux Émirats accusée de vendre des drones quadricoptères à la Russie. Il a également placé sur sa liste noire une autre compagnie de ce pays en avril pour avoir expédié à des entreprises russes pour environ 190 000 dollars de semi-conducteurs d’origine américaine pouvant servir sur le champ de bataille.


Couper l’accès aux marchés du G7

Au cœur des préoccupations occidentales, ces composants indispensables pour tout appareil électronique peuvent servir de levier pour les États-Unis, alors que les États du Golfe, Émirats en tête, se lancent tous azimuts dans le développement technologique – Abou Dhabi a même créé en 2017 un ministère de l’Intelligence artificielle (IA). Mi-août, le Financial Times avait rapporté que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis auraient acheté des milliers de puces sophistiquées Nvidia destinées à des équipements informatiques et des logiciels d’IA. Dans la foulée, l’agence de presse Reuters révélait jeudi que Washington avait imposé des restrictions sur l’exportation de certaines puces Nvidia et AMD vers certains pays du Moyen-Orient, sans les citer. Une décision qui viserait leur coopération avec la Chine, alors que les États-Unis sont lancés dans une compétition féroce avec l’empire du Milieu pour la suprématie technologique, alimentée par des restrictions mutuelles d’exportation de certains composants essentiels.

Sur le plan économique et financier, le Trésor américain bénéficie également de quelques outils dissuasifs. En début d’année, l’institution avait menacé les Émirats et la Turquie de leur couper l’accès aux marchés du G7 s’ils continuaient à faire affaire avec des sociétés russes sanctionnées. « Les États-Unis parlent d’inscrire les banques des Émirats arabes unis sur la liste SDN (des ressortissants désignés et des biens bloqués, NDLR), relève Rachel Ziemba, chercheuse et consultante spécialisée dans l’économie, l’énergie et les sanctions. Cela concerne sans doute davantage les petites banques que les grandes institutions financières. Mais en tout cas, si l’une d’entre elles figurait sur cette liste, elle perdrait effectivement l’accès aux marchés des pays du G7. » Chaque pays reste souverain dans sa politique, mais une décision américaine pourrait influencer le Canada, le Royaume-Uni et éventuellement l’Union européenne, poursuit-elle.

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En plus des sanctions économiques, les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni disposent d’un certain nombre de cartes pour dissuader les exportations stratégiques d’Abou Dhabi vers Moscou. À commencer par la coopération en matière de défense et de sécurité. « Les Européens et les Américains sont les principaux fournisseurs de matériel militaire aux Émirats, donc si on enlève ces pays-là, que ce soit non seulement les Américains et les Anglais mais aussi les Français, les Italiens, les Allemands, il ne restera plus grand chose (en termes d’exportations d’armes vers les Émirats) », souligne Jean-Loup Samaan, qui vient de publier le livre New Military Strategies in the Gulf: The Mirage of Autonomy in Saudi Arabia, the UAE and Qatar (I.B. Tauris, 264 p., non traduit). À noter toutefois que si les Émirats constituent un client parmi tant d’autres au regard de l’immense industrie militaire américaine, ils restent un importateur majeur d’armes et d’avions de combat européens, ce qui rend cette carte plus fragile aux mains de ces derniers. De son côté, Washington avait déjà refusé la vente de chasseurs furtifs F-35 à Abou Dhabi en grande partie après son choix de Huawei pour développer la 5G dans la fédération.

« Rien ne signale pour l’heure que les Occidentaux sont prêts à atteindre ce niveau de menace, mais en théorie, ils ont des mesures de rétorsion », poursuit le chercheur. La relation entre Washington et Abou Dhabi reste en effet cimentée autour du commerce et de la sécurité, avec en toile de fond des objectifs de politique étrangère, notamment sur la question du renforcement du bloc régional anti-iranien avec Israël. « Washington est en outre conscient que certaines mesures pourraient renforcer la relation des Émirats avec la Russie ou la Chine », souligne Rachel Ziemba, ajoutant que cela pourrait alléger les restrictions voulues par l’administration Biden.


Gages de bonne volonté

Face à ces limites, les Émirats sont-ils prêts à se plier aux exigences des Occidentaux, alors qu’ils opèrent une diversification de leurs partenariats stratégiques, se rapprochant de la Russie et de la Chine, et qu’ils saisissent chaque occasion pour se positionner en puissance non alignée ? « Nous sommes ouverts à la coopération avec nos alliés américains et européens, mais nous n’acceptons pas d’être mis à l’écart pour notre proximité avec la Russie, alors que nous ne sommes pas le seul pays à adopter cette politique », tranche Abdulkhaleq Abdulla, politologue basé à Dubaï et proche du pouvoir. « Les Émirats ne vont pas publiquement affirmer qu’ils sont prêts à suivre le diktat des Occidentaux, parce qu’il y a aussi une question de fierté, précise de son côté Jean-Loup Samaan. Ils ont très à cœur de ne pas être vus comme un pays faible qui cède aux pressions occidentales, ce qui pourrait les empêcher de dire qu’ils vont opérer un revirement sur la question russe. »

La pétromonarchie semble toutefois vouloir donner des gages de bonne volonté sur le dossier russe. Alors que les échanges entre Washington et Abou Dhabi sur le sujet se poursuivent depuis plusieurs mois, le ministre adjoint sur l’économie et le commerce au ministère des Affaires étrangères, Saïd al-Hajeri, a rappelé que « les Émirats arabes unis disposent d’un cadre juridique de contrôle des exportations et surveillent en permanence les exportations de produits à double usage. Nous avons réitéré notre engagement à rester en dialogue étroit avec nos partenaires internationaux », a rapporté jeudi l’agence émiratie WAM. En mars, la banque centrale du pays avait par ailleurs révoqué la licence de la banque russe MTS. S’agissant du commerce de matériaux sensibles, le politologue Abdulkhaleq Abdulla assure que son pays serait prêt à cesser d’exporter des puces électroniques et des drones vers la Russie, « si ces opérations violent les lois internationales en vigueur ». Des promesses qui doivent encore se concrétiser aux yeux des alliés occidentaux d’Abou Dhabi.

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