Édouard Durand, co-président de la Ciivise : "L'histoire de l'inceste, c'est l'histoire d'un déni"

Le juge des enfants Edouard Durand
Le juge des enfants Edouard Durand
Édouard Durand, co-président de la Ciivise : "L'histoire de l'inceste, c'est l'histoire d'un déni"
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Édouard Durand, co-président de la Ciivise : "L'histoire de l'inceste, c'est l'histoire d'un déni"

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Deux ans après sa création et 27 000 témoignages plus tard, la Ciivise publie un nouveau rapport sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Sur les 5,5 millions de Français qui disent en avoir été victimes, seuls 8% des enfants ont été crus et protégés lorsqu'ils se sont confiés.

" Vous n'êtes plus seul.e.s, on vous croit". C'est sous ce titre que la Ciivise publie aujourd'hui un rapport qui dresse le bilan de son appel à témoignages, lancé le 21 septembre 2021. La Commission doit rendre son rapport final le 20 novembre prochain.

Depuis sa création en 2021,  la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a reçu près de vingt-sept mille témoignages. 12 750 par téléphone, 4 575 par courrier ou courriel et 8 969 sur son site internet. 755 personnes s'étant également confiées lors de réunions publiques organisées à travers la France. La commission estime qu'officiellement 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année en France ; soit un enfant toutes les 4 minutes. Un chiffre effarant mais qui ne semble pas avoir provoqué d'effarement en France.

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Selon ces témoignages, seule 1 victime sur 5 déclare avoir saisi la justice et 13% de ces plaintes ont abouti à une condamnation de l'agresseur. Surtout, seulement 8% des victimes qui ont parlé ont reçu un "soutien social positif", c'est-à-dire qu'elles ont été crues, écoutées, et protégées. Par manque de formation et de moyens humains, 6 professionnels sur 10 ne protègent pas l'enfant qui révèle des violences et pourtant ce n'est que lorsque l'enfant est protégé que la plainte est possible, puisqu'une fois retirés des mains de leur agresseur, les enfants ou leur parent protecteur déposent plainte dans six cas sur 10.

Le détail de ce rapport de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), par Cécile de Kervasdoué, dans le journal de Margot Delpierre.

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Entretien avec le co-président de la Ciivise, Édouard Durand, invité du journal de la rédaction à 12h30 ce jeudi 21 septembre, et qui demande à continuer la mission de cette Commission, alors que l'incertitude plane sur son maintien au-delà de 2023.

Le titre ne dit pas "Vous n'êtes pas seul.e.s", mais bien "Vous n'êtes plus seul.e". Faut-il comprendre par là que nous avons vécu un basculement ces dernières années ?

Édouard Durand, juge des enfants : Assurément, oui. Un basculement est en cours. Il ne faut pas crier victoire trop vite. L'histoire de l'inceste, l'histoire de toutes les violences sexuelles faites aux enfants, c'est l'histoire d'un déni. C'est l'histoire d'un refus de voir. C'est l'histoire d'une volonté coûte que coûte de faire comme si on ne savait pas.

Ce qui a changé, c'est la prise de conscience de l'ampleur. Comme vous venez de le dire, ça existe et c'est grave. Ce qu'il faut arriver à faire pour basculer vraiment dans la protection, c'est le voir devant chaque enfant qui révèle des violences. Malheureusement, la plupart du temps, on dit : "Ah, celui-là non !", "Ah, cette petite fille, non !". Une ado qui dit que ce sont des violences, là, on est pas sûr. Si c'était vrai, on protégerait. Il faut décider que ce doit être une posture de principe. Je te crois, je te protège.

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Qu'est-ce que l'accumulation des témoignages que vous avez recueillis (27 000) vous a permis de mieux comprendre, notamment sur la manière dont les enfants qui osent prendre la parole perçoivent aussi le monde des adultes ?

Il est très important pour moi de parler du monde des adultes. Vous l'avez dit, je suis juge des enfants. J'ai passé ma vie à recueillir la parole des enfants, à les rencontrer, à parler avec eux. Et aujourd'hui, ce sont des adultes que nous écoutons et qui nous parlent de l'enfant qu'ils et elles ont été plongé dans une solitude extrême - le film que nous verrons dimanche soir d'Emmanuelle Béart le montrent de manière glaçante.

L'agresseur, par le passage à l'acte sexuel, produit un anéantissement. "Tu as une chose qui m'appartient, dont je fais ce que je veux", et par la menace, il enferme l'enfant dans un silence culpabilisant. Les enfants, souvent, se dessinent sans bouche. Moi, j'ai reçu à la commission une dame qui me disait, "après les viols, mon beau père me brûlait la langue avec une cigarette". C'est donc difficile de parler. Il faut avoir l'espoir que le monde des adultes va faire quelque chose. Dans 60 % des cas, le professionnel à qui l'enfant révèle des violences ne fait rien. La parole à nouveau tombe dans le néant. C'est à nouveau l'expérience du vide et de l'anéantissement. C'est pourquoi je parle d'une posture de principe.

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Vous insistez beaucoup sur la nécessité de protéger les protecteurs, en l'occurrence les adultes qui prennent le parti des enfants lorsqu'ils ont connaissance de violences. Quelles sont les difficultés auxquelles ils peuvent être exposés et comment renforcer ce que votre rapport appelle la chaîne des protections ?

En effet, il s'agit bien d'une chaîne et une chaîne ne vaut que ce que vaut le maillon le plus faible de cette chaîne. Or, on envoie des injonctions paradoxales sans arrêt aux enfants. On dit : "Mais parle, parle !" Et quand l'enfant parle, on lui dit menteur. On n'est pas sûr. Reviens plus tard. Aux mères, on dit : "Mais vous êtes là pour protéger vos enfants !" Et quand elles révèlent l'inceste, on leur dit : "Vous êtes aliénante, manipulatrice, vous exagérez, taisez vous, passons à autre chose..." Et aux professionnels, on leur dit : "Vous savez bien que la chaîne hiérarchique n'est pas celle-ci. On ne veut pas faire de vagues, ne prenons pas de risques..." Au médecin, on dit : "Vous devez soigner, protéger, mais vous risquez des sanctions disciplinaires". J'ai accompagné un médecin devant un conseil de l'ordre. C'est un message explicite envoyé au professionnel lui-même et à tous ses confrères et consœurs. Il est plus prudent de continuer à faire comme si ça n'était pas vrai."

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Le troisième volet de votre rapport consiste en une sorte de mémoire en défense pour la pérennisation de la Ciivise. Car l'incertitude plane sur son maintien au delà de 2023. Vous arguez de sa nécessité et de son rôle spécifique. Cela fait plusieurs mois que vous en appelez à une décision du gouvernement. Êtes-vous confiant ?

Je découvre ce monde. Moi, je suis juge des enfants et aujourd'hui, ma mission est d'être fidèle à la parole des adultes qui nous font confiance. Et dans mon expérience professionnelle, une promesse est tenue. Quand on parle à un enfant, on s'engage. Et chaque fois que nous recevons une personne à la Ciivise, nous nous engageons corps et âme. C'est une promesse qui a été faite : vous ne serez plus jamais seuls. Plus jamais.

La Ciivise produit du bien. D'abord aux personnes qu'elle écoute. Elles nous le disent d'une manière qui nous édifie bien sûr, et à la société tout entière. Et ce qui produit bien, c'est bien, donc, continuons.

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