28/09/2023
ENTRETIEN. Le fils du commandant Massoud, à la tête du Front national de la résistance, exhorte la communauté internationale à ne rien céder aux fondamentalistes.
Propos recueillis par Armin Arefi
Publié le 28/09/2023 à 11h30, mis à jour le 28/09/2023 à 15h59
Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud assassiné en septembre 2001, le 26 septembre 2023 à Paris. © Iannis G./REA pour « Le Point »
Son visage d'enfant en larmes est resté dans toutes les mémoires. Septembre 2001, le jeune Ahmad Massoud, 12 ans, accompagne, inconsolable, la dépouille de son père, le légendaire commandant Ahmad Chah Massoud, vers sa dernière demeure dans sa vallée natale du Panshir, berceau de la résistance afghane au joug des talibans, une semaine après son assassinat par un commando d'Al-Qaïda.
Plus de deux décennies plus tard, l'innocence du regard du fils du « Lion du Panshir » frappe toujours autant. Désormais âgé de 34 ans, Ahmad Massoud marche sur les pas de son illustre père, à la tête du Front national de résistance (FNR).
Créée au moment de la prise du pouvoir de Kaboul par les fondamentalistes islamistes en août 2021, cette organisation composée de quelque 3 000 combattants – d'anciens membres de l'armée afghane et de l'Alliance du Nord du commandant Massoud – entend poursuivre depuis la vallée du Panshir la lutte armée jusqu'au rétablissement du régime républicain, né de l'invasion américaine du pays en 2001 et renversé par les talibans.
Mais cette poche de résistance ne pèse que peu face au pouvoir absolu des combattants islamistes qui, débarrassés depuis deux ans de la présence militaire américaine, ont eu tout le loisir de rétablir leur Émirat islamique, retirant aux femmes afghanes le moindre de leurs droits. Contraint à l'exil, Ahmad Massoud continue tant bien que mal à diriger la rébellion anti-talibans depuis l'étranger.
De passage en France à l'occasion de la sortie de son premier livre intitulé Notre liberté*, écrit avec le grand reporter Olivier Weber, ancien journaliste au Point, le fils du commandant Massoud explique, dans un grand entretien, pourquoi il est indispensable que la communauté internationale se mobilise davantage pour l'Afghanistan, au risque d'en subir les conséquences désastreuses dans un avenir proche.
Le Point : Quel message venez-vous transmettre aux autorités françaises ?
Ahmad Massoud : Malheureusement, depuis la chute du gouvernement en Afghanistan, il y a deux ans, et l'arrivée des talibans au pouvoir, le monde ne fait pas assez attention à la situation déplorable du peuple afghan. Nos femmes sont aujourd'hui privées de leurs droits les plus élémentaires : celui d'étudier, de sortir de chez elles ou encore de se promener dans la rue. Mais laissez-moi être clair : le fait de fermer les yeux sur ce qui se passe en Afghanistan aura des conséquences néfastes, non seulement pour le peuple afghan, mais aussi pour le monde entier, où nous assisterons à de graves crises. Ce qui est déjà arrivé lors du djihad contre l'Union soviétique dans les années 1980 [la naissance d'Al-Qaïda, NDLR] va se reproduire.
Qu'entendez-vous par là ?
Depuis la victoire des talibans en Afghanistan, les opérations terroristes ont été décuplées au Pakistan. La sécurité du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan et de l'Iran voisins est menacée, de sorte que, jour après jour, l'inquiétude régionale augmente. La crise en Afghanistan n'est pas seulement humaine, elle menace la sécurité de toute la région et au-delà. Par exemple, les talibans ont annoncé leur volonté de construire une école du djihad dans chaque ville du pays, avec pour but de transformer de jeunes citoyens en redoutables djihadistes.
Or, je vous rappelle que l'Afghanistan compte quatre cents villes. C'est-à-dire qu'au cours des prochaines années, des milliers, voire des centaines de milliers de djihadistes extrémistes vont voir le jour, dans le but d'anéantir le peuple afghan et de mener des opérations terroristes en dehors des frontières afghanes.
Mais les talibans, à la différence d'Al-Qaïda ou de Daech, n'ont-ils pas un agenda avant tout afghan et non transnational ?
L'idéologie des talibans est identique à celle de Daech et ils souhaitent l'imposer au peuple afghan. À leurs yeux, l'Afghanistan n'est qu'une étape visant à solidifier leurs fondations pour frapper ailleurs. S'ils ne se révèlent pas pour l'heure antiaméricains, les talibans sont opposés à tous les pays de la région et s'étendent déjà en dehors des frontières afghanes.
Par exemple, le Mouvement des talibans du Pakistan (TPP) est basé en Afghanistan, selon les propres services de renseignements pakistanais, qui sont pourtant proches des talibans. Il en va de même pour le groupe Jaish al-Adl, qui sévit contre l'Iran. Le mouvement Jamaat Ansarullah, qui vise le Tadjikistan, aussi. Pareil pour le mouvement islamiste d'Ouzbékistan.
À LIRE AUSSI À Kaboul, avec les femmes qui résistent aux talibans Les Américains ne considèrent-ils pas que les talibans remplissent leur rôle dans la lutte contre Daech et qu'ils ont permis le retour de la sécurité dans le pays ?
Je vous rappelle que les talibans ont négocié directement avec les Américains. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'ils ont respecté ce sur quoi ils s'étaient engagés, à savoir qu'ils ne menaceraient pas directement les États-Unis et qu'ils continueraient à se coordonner avec eux. Maintenant, si les talibans œuvrent en faveur des Américains, ils ne travaillent aucunement pour le peuple afghan, qu'ils ont trahi et qu'ils oppriment.
Rien, dans l'accord américano-taliban, n'a été écrit en faveur du peuple afghan, son intérêt et sa sécurité. Pour répondre à votre question, je ne sais pas d'où les États-Unis tiennent leurs informations sur une lutte supposée contre les djihadistes. Les relations entre talibans et Al-Qaïda restent profondément ancrées et enchevêtrées.
Comment expliquez-vous que la corruption ait tout de même chuté par rapport à l'ancien régime et que la sécurité soit revenue après l'arrivée des talibans ?
Je me demande vraiment pourquoi l'Occident réalise des analyses si erronées ou alors uniquement pour justifier les intérêts sécuritaires des États-Unis sur le dos du peuple afghan. Lorsqu'il n'y a aucun organisme pour mesurer réellement la corruption et qu'un État policier est mis en place, comment croire ce qu'affirment les talibans ? Laissez-moi vous rappeler que sous la République [ancien régime afghan, NDLR], l'aide internationale versée au gouvernement afghan était conditionnée à ce que celui-ci demeure entièrement transparent sur ses revenus et ses dépenses. Ce n'est pas du tout le cas des talibans.
En ce qui concerne la sécurité, l'oppression et la terreur semée par les talibans sont telles que personne n'ose commettre de crimes pour l'instant, à l'image de ce qui se passe par exemple en Corée du Nord. Et même si les talibans avaient réellement progressé en la matière par rapport à la République, il y a cent autres domaines où la situation s'est aggravée en Afghanistan.
À LIRE AUSSI « Nos années Panjshir » : à la rencontre des vétérans françaisComment un pays comme la France peut-il concrètement aider le peuple afghan ?
Je suis venu en France pour dire qu'il est faux de déclarer que le monde ne peut plus rien faire pour l'Afghanistan. Le monde a la possibilité de soutenir le peuple afghan et sa résistance, non pas au niveau militaire, mais au niveau humain et civique : le combat des femmes afghanes et des hommes afghans pour leurs droits. Regardez par exemple le nombre de personnalités et d'entreprises russes qui ont été sanctionnées après que la Russie a envahi l'Ukraine.
Pourquoi ne sanctionnez-vous pas les talibans, qui ont les mains tachées du sang de centaines de milliers d'Afghans ? [Des sanctions onusiennes, américaines et européennes ont bien été prononcées contre des talibans, NDLR]. Ce que je veux dire, c'est que le monde n'a jamais tenté de faire pression sur les talibans, que ce soit sur le plan économique, au niveau militaire ou dans l'aide aux hommes politiques afghans, qui leur sont opposés et promeuvent la démocratie.
À LIRE AUSSI Afghanistan – Le vrai visage des nouveaux talibans Le simple fait de ne pas reconnaître officiellement le pouvoir taliban n'est-il pas un levier de pression considérable pour la communauté internationale ?
Pas du tout.
Pourtant, c'est la seule condition pour que le pays puisse à nouveau bénéficier de la totalité de l'aide humanitaire internationale.
Le pays bénéficie déjà de l'aide humanitaire en ce moment, et ceci davantage que sous la République, où les montants perçus par le gouvernement afghan étaient inférieurs à ce qui arrive aujourd'hui dans le pays [La cheffe de la Mission d'assistance des Nations unies en Afghanistan Roza Otunbayeva estime au contraire que l'assistance au-delà des besoins de base est « bloquée par les donateurs occidentaux », NDLR]. Or, toute interaction avec les talibans, même dans le but d'aider le peuple afghan, est mauvaise. Car en agissant de la sorte, vous construisez les bases d'un pouvoir despotique qui opprimera des dizaines de générations à venir.
Que demandez-vous exactement à la communauté internationale ?
Nous ne réclamons ni argen, ni armes. Nous vous demandons simplement de vous tenir aux côtés du peuple afghan, tant au niveau moral que sur le plan politique. C'est-à-dire qu'il ne faut pas reconnaître les talibans, et soutenir au contraire les forces démocratiques.
À LIRE AUSSI Comment j'ai ouvert une école clandestine pour filles à Kaboul On distingue différentes tendances au sein du pouvoir taliban, entre dirigeants ultraconservateurs, comme le chef suprême Haibatullah Akhundzada, et responsables plus modérés, à l'image du ministre de l'Intérieur Seraj Haqqani. Voyez-vous de réelles différences entre eux ?
Le commandeur des croyants Haibatullah et le Premier ministre Mohammad Hassan Akhund sont, à mon sens, plus honnêtes parce qu'ils disent réellement ce qu'ils pensent. Les autres responsables ne sont pas modérés. Ils mentent, tout simplement. J'ai déjà parlé à chacun d'entre eux et leur ai demandé de s'asseoir autour d'une table pour résoudre les problèmes de l'Afghanistan. Ils ont menti, et ne sont désormais plus prêts à le faire.
Certains talibans conditionnent l'amélioration de la situation des femmes à la reconnaissance internationale de leur régime. Vous ne les croyez pas ?
C'est la dernière chose qu'il nous reste. Si l'Occident et le monde reconnaissent officiellement les talibans, alors il n'y aura plus de retour en arrière possible. Cela signera le point final de la démocratie, de la liberté, et de la résistance en Afghanistan. En outre, il faut dire que les interactions et les relations cachées des pays étrangers avec les talibans, en tant que groupe contrôlant de facto le pays, nous fatiguent et nous désespèrent. Ces États doivent savoir que les vrais représentants du peuple afghan ne sont pas les talibans, et qu'ils doivent au contraire aider à ce que l'on mette sur pied un gouvernement légitime et populaire en Afghanistan.
À LIRE AUSSI Afghanistan, le cimetière des empiresOù en est le front de la résistance que vous dirigez ?
Au cours des deux derniers mois, nous avons mené 52 attaques différentes contre les talibans. Jour après jour, notre activité s'étend à travers le pays. Nous leur infligeons de nombreuses pertes alors que les nôtres diminuent : nous avons perdu six hommes cette année contre plusieurs centaines en 2022. Notre tactique a changé. Avec les quelques milliers de dollars d'équipement que nous avons achetés, nous ne pouvions plus rivaliser frontalement avec les talibans, qui ont bénéficié de l'abandon par les États-Unis de 80 milliards de dollars de matériel militaire.
Face à un tel adversaire, nous avons par conséquent changé notre façon de faire la guerre et entamé des opérations de guérilla en divers points du pays, exactement comme ce qu'avait fait mon père contre l'Union soviétique. Par ailleurs, d'autres fronts de résistance ont été créés à travers le pays et des dissensions sont apparues au sein des rangs talibans. Aujourd'hui même, j'ai reçu un message d'un groupe de combattants talibans qui m'ont annoncé qu'ils avaient décidé de faire défection pour nous rejoindre.
À LIRE AUSSI Gouvernement taliban : l'affront à l'Occident Les talibans ne font-ils pas tout de même partie du peuple afghan ?
Les talibans ne sont pas uniquement composés de groupes extrémistes afghans. Il s'agit aussi d'un éventail de formations terroristes s'appuyant sur des combattants étrangers pour agir dans toute la région. J'ai des informations sûres à ce sujet. La majorité des combattants des vingt et un groupes terroristes qui sévissent aujourd'hui depuis l'Afghanistan ont reçu des passeports afghans alors qu'ils ne sont pas originaires du pays.
Ceux-là, on ne les reconnaîtra jamais comme des citoyens de notre pays, car ils sont venus en Afghanistan avec de mauvaises intentions et qu'ils ont du sang afghan sur les mains. Pour ce qui est des autres talibans, s'ils changent et viennent à la table des négociations et acceptent le principe selon lequel c'est le peuple afghan qui doit choisir son futur, alors je n'aurai rien à redire.
Est-il selon vous possible de négocier avec les talibans ?
En 2022, à Téhéran, j'ai rencontré, avec l'aide des Iraniens, le mollah Amir Khan Muttaqi, actuel ministre afghan des Affaires étrangères, pour tenter de résoudre nos problèmes. Il m'a invité à venir en Afghanistan et m'a demandé pourquoi j'étais tant opposé aux talibans. Je lui ai répondu que j'avais un désaccord fondamental avec eux sur la manière d'accéder au pouvoir. D'après notre Constitution, la voie pour arriver aux responsabilités en Afghanistan, ce sont les élections, c'est-à-dire la volonté du peuple.
Monsieur Muttaqi m'a alors répondu qu'il n'y avait pas d'élections en islam et que les talibans étaient fondamentalement opposés à la tenue de scrutins. Ils sont arrivés à Kaboul par la force des armes et entendent imposer leurs vues selon des hadiths [paroles attribuées au Prophète, NDLR] qui n'ont jamais existé. Maintenant, la solution en Afghanistan reste politique. Elle l'a toujours été. Notre lutte militaire vise à ce que les talibans acceptent de mettre les armes de côté et viennent à la table des négociations.
*« Notre liberté », d'Ahmad Massoud et Olivier Weber, Éditions Bouquins, septembre 2023, 352 pages, 22 euros.
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