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Affaire Ubisoft : cinq gardes à vue dans le cadre d’une enquête pour harcèlements moral et sexuel

Violences sexuellesdossier
Après plus d’un an d’enquête du parquet, cinq anciens employés du fleuron français du jeu vidéo ont été placés en garde à vue ces deux derniers jours. Une vague d’arrestation qui fait suite aux révélations de «Libération» sur le climat institutionnalisé de violence sexuelles au sein de l’entreprise.
par Marius Chapuis et Erwan Cario
publié le 4 octobre 2023 à 12h55
(mis à jour le 4 octobre 2023 à 17h20)

Trois ans après les révélations de Libération sur l’existence d’un système de harcèlements et d’agressions sexuels au sein d’Ubisoft, fleuron du jeu vidéo français, trois anciens employés ont été placés en garde à vue mardi 3 octobre et deux autres ce mercredi 4. Parmi ces ex-Ubisoft entendus par la justice figurent notamment l’ancien numéro 2 Serge Hascoët, gourou créatif de l’entreprise pendant plus de deux décennies contraint à la démission à l’été 2020, et son protégé Tommy François, vice-président du service éditorial, lui aussi poussé vers la sortie.

Cette procédure conduite par le parquet de Bobigny fait suite à des plaintes déposées simultanément à l’été 2021 par le syndicat Solidaires Informatique et deux victimes en leur nom propre. L’enquête ouverte des chefs de harcèlement (moral et sexuel) a été confiée à la police judiciaire de Paris (Brigade de répression de la délinquance contre la personne), nous a confirmé le parquet. La PJ aurait recueilli durant plus d’un an les témoignages d’une cinquantaine d’employés et ex-employés.

«Si tu ne peux pas travailler avec lui, il est peut-être temps que tu partes»

Fin juin 2020, une vague d’accusations sur Twitter pour des faits de harcèlement et d’agressions sexuelles à l’encontre des membres très haut placés d’Ubisoft avait conduit Libération à enquêter. La vingtaine de témoignages que nous avions alors recueillis mettaient au jour une culture toxique qui aurait régné au sein du pôle «Edito», service phare du siège de l’entreprise, où un boys’ club se serait constitué ­autour d’un de ses vice-présidents emblématiques, Tommy François. ­Accusé de harcèlement moral et sexuel et d’agression sexuelle par de nombreuses personnes qui se ­sont confiées à nous, l’homme aurait été couvert par l’impunité que lui conférait son statut de bras droit de Serge Hascoët, grand patron des créatifs à Ubisoft, qui avait alors le droit de vie et de mort sur tous les projets de l’entreprise. Et par un mur des ressources humaines contre lequel chaque victime venait se heurter, tout signalement étant accueilli d’un «ce sont des créatifs, c’est comme ça qu’ils fonctionnent» ou «si tu ne peux pas travailler avec lui, il est peut-être temps que tu partes».

Un des témoignages les plus glaçants faisait état d’une agression sexuelle devant témoin en décembre 2015. Lors d’une soirée d’entreprise, Tommy François aurait tenté d’embrasser de force une employée tandis que des membres de son équipe la tenaient. Elle se serait débattue, aurait crié, avant de parvenir à fuir. Traumatisée, elle se serait confiée le lendemain à une responsable de l’entreprise et se serait vu expliquer qu’elle avait mal interprété ces gestes, que ce n’était qu’une blague, un truc qu’il faisait souvent.

«Complicité des cols blancs de l’entreprise»

Interrogée par Libération au sortir d’une garde à vue qui s’est étendue jusqu’à minuit et demi mardi soir, l’avocate des plaignants, Maude Beckers, estime que ce «dossier est très particulier parce qu’au-delà des simples comportements individuels, il révèle des violences sexuelles systémiques. Ça fait vingt-deux ans que je fais ce métier, c’est la première fois que je vois un travail aussi conséquent [de la police judiciaire] sur des dénonciations de cette nature. Dans la plupart des affaires d’agression et de harcèlement, c’est une personne parfois couverte par son supérieur, ce n’est pas aussi institué que ça l’était chez Ubisoft. Au point qu’on a l’impression que c’était devenu quelque chose de nécessaire à la créativité. L’entreprise semble s’être transformée en grand terrain de jeu pour les créatifs, où était toléré ce qu’ils appellent une “ambiance potache”, où l’on joue à chat-bite, où l’on se permet des gestes sexuels sur le lieu de travail, où en soirée des femmes se trouvent plaquées par terre ou contre les murs. Les RH connaissaient tout ça et étouffaient les affaires systématiquement. Ce qui est exceptionnel dans ce dossier, c’est la complicité des cols blancs de l’entreprise». Le patron d’Ubisoft, Yves Guillemot, n’aurait à ce jour pas encore été entendu.

Contactée, l’entreprise déclare «n’avoir aucune connaissance du dossier et ne peut, en conséquence, s’exprimer».

Mise à jour : à 17h20, avec les précisions du parquet de Bibigny.

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