INTERVIEW« On est considéré comme une « fille facile » pour tout et n’importe quoi »

Assassinat de Shaïna : « La réputation, c’est un outil de contrôle et de vengeance… »

INTERVIEWQui sont ces filles qu’on qualifie de « faciles » ? Qui leur colle cette étiquette ? En s’appuyant sur l’affaire Shaïna, la journaliste Laure Daussy se penche, dans « La Réputation », sur le poids de cette image
En 2019, Shaïna, alors âgée de 15 ans, a été brûlée vive par son petit ami. Dans son livre « La Réputation », la journaliste Laure Daussy revient sur le poids de cette image.
En 2019, Shaïna, alors âgée de 15 ans, a été brûlée vive par son petit ami. Dans son livre « La Réputation », la journaliste Laure Daussy revient sur le poids de cette image. - Famille à 20 Minutes / Collection privée
Caroline Politi

Propos recueillis par Caroline Politi

L'essentiel

  • En 2019, Shaïna a été poignardée à plusieurs reprises puis brûlée vive dans un cabanon à Creil, dans l’Oise. Deux ans auparavant, elle avait été victime d’une agression sexuelle en réunion.
  • Les deux affaires sont liées : son assassin a reconnu s’être rapproché d’elle en raison de sa réputation de « fille facile ». Une réputation née à la suite de son agression sexuelle.
  • Dans La Réputation, Enquête sur la fabrique des « filles faciles » (ed. Les Echappées), la journaliste Laure Daussy revient, à travers le calvaire de Shaïna et de nombreuses femmes de Creil, sur le poids de ces réputations.

Quatre ans, presque jour pour jour, se sont écoulés depuis l’assassinat de Shaïna. L’adolescente de 15 ans a été poignardée puis brûlée vive par son petit ami, très vraisemblablement après lui avoir annoncé sa grossesse. Deux ans avant, elle avait déjà été victime d’une agression sexuelle collective. Les deux affaires sont juridiquement distinctes, mais inextricablement liées.

L’assassin de Shaïna - condamné en juin dernier à dix-huit ans de réclusion - a reconnu s’être rapproché d’elle en raison de sa réputation de « fille facile », qui lui a collé à la peau après son agression sexuelle. Dans La Réputation, Enquête sur la fabrique des « filles faciles » (ed. Les Echappées), la journaliste Laure Daussy revient sur le poids de ces rumeurs. Qui sont ces filles qu’on qualifie de « faciles » ? Comment naissent ces réputations ? Comment le vivent les premières concernées ? Entretien.

En enquêtant sur la mort de Shaïna à Creil, vous avez constaté que tous vos interlocuteurs étaient indignés par l’assassinat de cette jeune fille, mais que les avis étaient beaucoup moins tranchés lorsqu’il s’agissait de condamner son agression sexuelle. Comment expliquez-vous cette différence ?

Toutes les personnes que j’ai rencontrées ont en effet unanimement condamné cet assassinat. En revanche, j’ai discuté avec certains garçons qui continuaient à remettre en cause sa parole sur le viol [requalifié en agression sexuelle] que Shaïna a subi lorsqu’elle avait 13 ans, deux ans avant sa mort. Ils disent qu’elle a tout inventé, qu’à cause d’elle, des garçons ont été en prison. Ce qui est faux, car ils ont été condamnés mais pas incarcérés. Cette parole est assez révélatrice de la manière dont certains garçons minimisent les violences sexuelles. Le problème, c’est que dans cette affaire, tout est lié. Ses agresseurs lui ont forgé la réputation d’une « fille facile », ont propagé l’idée que c’était elle qui souhaitait avoir des relations sexuelles.

Or, cette réputation va conduire à sa perte…

Exactement. Quand Shaïna rencontre celui qui deviendra son meurtrier, qu’elle en tombe amoureuse, elle ne se doute pas qu’il s’est rapproché d’elle justement parce qu’elle est considérée comme une « fille facile ». Il se dit qu’il est sûr de pouvoir avoir des relations sexuelles. Quand elle tombe enceinte, il préfère l’assassiner plutôt que d’entacher sa propre réputation. Au cours de mon enquête, un père de famille m’a également confié qu’il préférait avoir un fils en prison plutôt qu’une fille « traînée ». Ça en dit long sur ce qu’on attend de ces jeunes femmes : si elles ne respectent pas tout un tas d’interdits, elles ne sont pas dignes d’être respectées.

La journaliste Laure Daussy a enquêté sur le concept de "fille facile"
La journaliste Laure Daussy a enquêté sur le concept de "fille facile" - Laure Daussy

Vous avez rencontré de nombreuses copines de Shaïna, qui vous ont raconté vivre avec cette peur permanente de la mauvaise réputation. Comment cela se matérialise-t-il ?

Pour ces jeunes filles, avoir la réputation d’une « fille facile » est vécu comme ce qui peut leur arriver de pire. Et l’affaire Shaïna a créé une sorte d’exemple. C’est une manière de leur dire "attention, si vous ne respectez pas les règles, regardez ce qui risque de vous arriver". Pour ne pas tomber dans cette catégorie, elles vont se plier à un certain nombre d’interdits. Elles renoncent à porter des vêtements légers, comme les robes ou les jupes. Elles ne s’affichent jamais avec un garçon dans la rue, même lorsque celui-ci n’est pas leur petit ami. Lorsqu’elles ont un petit copain, elles sont particulièrement discrètes. Le tabou absolu, c’est la virginité. Si une fille accepte un rapport sexuel avec un garçon, elle va être considérée comme pouvant dire "oui" à tous.

La notion de « fille facile » semble particulièrement large…

On est considérée comme une « fille facile » pour tout et n’importe quoi. Parce qu’on ose être libre, sortir, tomber amoureuse. Mais aussi lorsqu’on est victime. Ce fut le cas de Shaïna après son viol. La réputation, c’est un outil de contrôle et de vengeance. Une jeune femme que j’ai rencontrée un peu par hasard me racontait qu’elle avait été victime de cette étiquette quand elle était au collège, après avoir refusé les avances d’un garçon. Pour se venger, il a inventé des rapports sexuels, a propagé l’idée qu’elle était une fille facile. Dans sa classe, elle était harcelée. Elle a fini par quitter le lycée. Des années plus tard, alors qu’elle était sur le point de se marier, son futur mari a reçu un appel : « tu sais que ta femme, c’est une pute ? ».

Qui sont ceux qui lancent et entretiennent ces réputations ?

Les femmes avec lesquelles je discutais me parlaient d’ « eux » pour me désigner ceux qui répercutent ces rumeurs, sans jamais les nommer ou les identifier. Pour être franche, c’est assez compliqué de dresser un portrait-robot. Certains ont 18 ans, d’autres sont pères de famille. Tous les hommes n’entretiennent évidemment pas ces rumeurs, c’est une minorité. En revanche, leur parole porte, ils ont un vrai pouvoir de nuisance.

Votre enquête montre également que des femmes participent à ces injonctions…

Les filles se font parfois le relais de ces réputations. C’est une injonction si puissante qu’il est parfois difficile de s’en extraire. Pour les mères de famille, c’est un dilemme insoluble. L’une d’elles me disait qu’elle savait qu’elle « emprisonnait » sa fille en lui interdisant tout un tas de choses mais dans ce contexte, c’était également une manière de la protéger.

Votre enquête porte sur Creil. Cette question des réputations est-elle cantonnée aux quartiers sensibles ?

Les violences sexuelles et sexistes sont partout, dans toutes les franges de la société. En revanche, je pense qu’il y a une spécificité dans les quartiers plus populaires : l’exacerbation de la réputation. Creil fonctionne un peu comme un village, en vase clos. Tout le monde se connaît, tout se sait. Le contrôle et la surveillance du quotidien des jeunes filles sont plus prégnants. Partout dans la société, l’image qu’on dégage compte, mais à des degrés différents. Les interdits et les conséquences ne seront pas les mêmes.

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