Amin Maalouf : "Nous marchons comme des somnambules vers un affrontement planétaire"
Le nouveau secrétaire perpétuel de l'Académie française publie un essai puissant et angoissé sur l'état de notre monde, et comment on en est arrivé là, à être sans modèle, comme des "égarés".

- Publié le 09-10-2023 à 09h50
- Mis à jour le 09-10-2023 à 10h12

Amin Maalouf, romancier et essayiste, né en 1949 à Beyrouth, vient d'être élu comme Secrétaire perpétuel de l'Académie française. Au même moment sort son nouvel essai, Le Labyrinthe des égarés (Grasset) dans lequel, avec son extraordinaire talent de narrateur, il retrace l'histoire au XXe siècle, de quatre grandes nations : le Japon de l'ère Meiji, la Russie soviétique, la Chine et les États-Unis. Les adversaires de l'Occident qui ont soulevé d'abord beaucoup d'espoir chez les opprimés ont tous échoué. Pour arriver au constat d'un "monde à la dérive". Amin Maalouf évoque le spectre possible "d'un affrontement planétaire" entre la Chine et les États-Unis "vers lequel nous marchons comme des somnambules". Un livre qui se lit d'une traite et est une méditation sur l'avenir de l'humanité et un appel à un sursaut.
En quoi le monde est-il à la dérive ?
Nous entrons dans une ère qu'on a appelée la nouvelle guerre froide où il n'y a pas de véritables mécanismes pour empêcher et résoudre les conflits mais une méfiance généralisée entre les grandes puissances. Et cela, alors même que l'humanité fait face à des énormes périls, qu'il s'agisse du climat, des dérapages possibles des nouvelles technologies et de tellement d'autres choses. Dans ce monde inquiétant, on ne peut pas exclure un affrontement planétaire mais on peut espérer qu'à un certain moment il y aura un sursaut de conscience et de responsabilité. Aujourd'hui, où qu'on pose le regard, le paysage est inquiétant. Regardez le comportement de la Russie actuelle ; regardez aux États-Unis à quoi ressemblent les prochaines élections entre deux candidats dont tout le monde est persuadé qu'ils ne sont pas les candidats idéaux pour les enjeux à venir mais qu'ils sont imposés par un blocage du système politique. Le monde arabo-musulman traverse une de ses périodes les plus sombres et en Afrique, tant de pays subissent des périodes de déchirement. Regardez l'Europe où il y a une véritable régression dans la construction européenne, qui a commencé avec le Brexit. Il ne faut pas désespérer et se dire qu'on va inévitablement vers le pire mais il faut prendre conscience que nous vivons une époque inquiétante et que nous avons besoin de comprendre les évolutions du monde pour essayer de surpasser cette période et d'aller vers un monde un peu plus raisonnable et réconcilié. C'est le but que je me suis fixé en situant les réalités actuelles du monde dans une perspective historique plus large.
Vous montrez comment les puissances qui ont proposé un autre modèle que celui porté par les Occidentaux, et qui ont soulevé partout dans le monde de grands espoirs, ont tous échoué.
Il y a eu à chaque fois un espoir suivi d'une déception. Le Japon allait libérer les peuples d'Asie croyait-on après la guerre russo-japonaise en 1905. Il y a eu une vague d'enthousiasmes et de révolutions un peu partout qui s'est muée en traumatisme quand on a vu cette puissance hégémonique opprimer ses voisins au lieu de les libérer. Ce dérapage ultranationaliste démentiel a culminé par l'attaque suicidaire de Pearl Harbour. L'espoir suscité par la Russie soviétique a été immense à travers le monde et puis on a découvert qu'au lieu de démolir l'exploitation de l'homme par l'homme, l'URSS a instauré une dictature monstrueuse avec Staline, et la Russie ne s'en est jamais remise. Pour la Chine, il y a eu des égarements majeurs sous Mao.
Vous en tirez des conclusions sombres.
J'en tire la conclusion que, d'un côté, le modèle occidental est profondément en crise, qu'il n'arrive plus à jouer son rôle dans le monde et que de l'autre côté, les modèles qui se présentent comme des modèles de remplacement du modèle occidental sont encore plus en crise et encore moins capable de faire évoluer le monde. Nous sommes dans un monde qui est sans modèle réel, valable, avec des puissances qui ne sont pas capables d'inspirer l'humanité. La Russie ne propose plus un modèle à l'humanité. La Chine a connu une évolution miraculeuse dans les derrières décennies mais aucun pays ne se dit qu'il va suivre le modèle chinois car il est très spécifique. L'Occident reste le modèle de référence le plus présent mais il n'arrive pas à se propager dans des pays comme l'Irak, l'Afghanistan et d'autres où il y a eu une intervention occidentale. Le modèle américain n'arrive même pas à s'étendre au sud du Rio Grande. Nous n'avons pas aujourd'hui un modèle crédible, convaincant, nous sommes tous vraiment "égarés dans un labyrinthe" comme le dit le titre de mon livre.
Né au Liban, vous avez un regard différent sur le monde ?
J'ai grandi dans un pays qui se trouve aujourd'hui dans une situation extrêmement précaire qui me rend triste tous les jours. Je suis venu en Europe, et je crois fermement à la construction européenne mais là aussi je vis une déception. L'Europe dont je rêve, ces États-Unis d'Europe imaginés par Victor Hugo ou Stefan Zweig, devrait jouer un rôle de conscience du monde à cause de son expérience historique et de sa maturité acquise avec les drames immenses qu'elle a vécus. Cela devrait en faire un lieu de sagesse mais l'Europe après avoir fait des pas vers l'intégration ne parvient plus à avancer, le système s'est bloqué et l'Europe semble se détricoter.
Il faudrait une gouvernance mondiale face aux défis futurs.
Le drame central est que, d'un côté, on a un développement scientifique, technologique et économique extraordinaire mais que de l'autre côté, les mentalités ne suivent pas, elles stagnent ou régressent. L'humanité est en train de se métamorphoser mais le gouvernement de l'humanité, la manière dont elle se gère elle-même, est très déficiente par rapport à son évolution scientifique et technologique. On a besoin d'élever le niveau de gouvernance de l'humanité. Il y a eu des moments dans l'Histoire récente où on aurait pu bâtir cela, par exemple lors de la chute du mur de Berlin, on aurait pu construire une nouvelle légalité internationale, avec un sens de solidarité globale. Et nous avons échoué. Il est urgent d'en prendre conscience et d'essayer d'y remédier.
L'Ukraine, le climat, les défis sont multiples.
Nous sommes au milieu d'une guerre en Ukraine et il faut faire en sorte que l'agression ne paie pas. Mais il faut aussi regarder au-delà, essayer d'imaginer ce que devrait être le monde au sortir de cette guerre. La situation était déjà grave avant cette guerre. Il est temps qu'il y ait une réflexion des principales puissances (Europe, EU, Japon, Chine, Inde…) et qu'on arrive à une manière de gouverner le monde où personne ne se sente totalement exclu et où on donne la priorité à la question climatique car la vérité est qu'on ne fait actuellement rien qui puisse avoir une chance d'enrayer la dérive dans ce domaine. Il y a des effets d'annonce pour montrer qu'on n'est pas à la traîne mais ce n'est pas vrai. On est à la traîne. On laisse les choses dériver sans faire les choses nécessaires pour arrêter cette dérive.
Même si on évite "l'affrontement final", le péril demeure.
Le seul fait que les grands d'aujourd'hui vivent dans ce climat de méfiance généralisé qui les empêche de faire face à tous ces périls est déjà en lui-même extrêmement grave. On pourrait dériver vers des catastrophes qui pourront affecter la terre entière sans qu'il y ait affrontement militaire. Il y a d'autres choses à éviter comme des découvertes scientifiques qui peuvent être passionnantes pour résoudre des problèmes de santé ou autres mais qui peuvent conduire à des dérives qui remettraient en cause l'intégrité de l'être humain, gravement et de manière irréversible. Ce sont des périls dont il faut prendre conscience et qui exigent que tout le monde coopère. Un pays ne suffit pas pour interdire il faut que tous les pays interdisent. Il nous faut une responsabilité commune pour faire face aux périls. On en est vraiment très loin.
À la tête de l'Académie française, comme intellectuel, que pouvez-vous faire ?
Notre rôle est de dire nos inquiétudes de manière audible, d'essayer d'alerter. J'ai une grande passion pour l'Académie française qui reste aussi importante qu'il y a 400 ans. C'est une institution qui se préoccupe de la langue, de la culture, qui réfléchit sur ce qu'est la langue par rapport à l'identité. La langue est à la fois un vecteur d'identité et un outil de communication. La langue permet à la fois de savoir qui on est et de communiquer avec les autres. J'ai consacré un livre aux "identités meurtrières". La langue est au cœur des questions identitaires mais elle permet aussi une pluralité. On peut avoir plusieurs langues. Je suis né dans un pays où chacun était censé connaître trois langues (français, arabe et anglais) alors qu'il est beaucoup plus difficile d'avoir deux ou trois religions ! La religion invite les gens à l'exclusivité alors que les langues incitent à l'inclusivité. Dans mes nouvelles fonctions à l'Académie, j'ai envie de rapprocher notre académie de celles de Belgique, d'Espagne, du Brésil et d'ailleurs, de créer des liens avec d'autres cultures. L'Académie est un lieu de réflexion sereine, un lieu de conscience morale dans ce monde déboussolé, où il y a très peu d'autorités morales pour qui que ce soit. Il y a une place pour ce type d'institution.
Amin Maalouf, Le Labyrinthe des égarés ; L'Occident et ses adversaires, Grasset, 448 pp., 23 €, numérique 16 €