Camille Claudel, de l’atelier à l’asile : épisode • 2/4 du podcast Histoires de femmes artistes, lutter pour créer

Camille Claudel sculpte dans le plâtre Vertumne et Pomone. Photogravure parue vers 1903. - Auteur anonyme - Creative Commons By-SA 4.0 - Wikimedia Commons
Camille Claudel sculpte dans le plâtre Vertumne et Pomone. Photogravure parue vers 1903. - Auteur anonyme - Creative Commons By-SA 4.0 - Wikimedia Commons
Camille Claudel sculpte dans le plâtre Vertumne et Pomone. Photogravure parue vers 1903. - Auteur anonyme - Creative Commons By-SA 4.0 - Wikimedia Commons
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Sculptrice avant-gardiste dont la créativité a ébranlé les normes, Camille Claudel évoque l'image mythifiée d'une artiste au destin tragique qu'il convient d'interroger au regard d'une histoire des genres.

Avec
  • Cécile Bertran Conservatrice du musée Camille Claudel
  • Yannick Ripa Professeure en histoire des femmes et du genre à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

En 1886, Camille Claudel a vingt-deux ans. Cette année-là, le 16 juillet, le Courrier de l’art, dans sa "Chronique des artistes", évoque la jeune sculptrice : "Mlle Camille Claudel vient de terminer pour Mme la baronne Nathaniel de Rothschild un buste en bronze d’un caractère tout florentin ; cette œuvre, d’une rare fermeté de modelé, fait grand honneur à la jeune artiste qui s’est formée à sévère école ; elle est élève de M. Auguste Rodin". Trente ans plus tard, pendant la Première Guerre mondiale, Camille Claudel est toujours présente dans la presse, mais cette fois il est question de son internement forcé, dans un asile. Quelle place pour les femmes artistes dans des sociétés misogynes ? Quelle place pour Camille Claude dans l’histoire de l’art ?

Une femme d'exception

Toute jeune, Camille Claudel se découvre une passion pour le modelage. Sa rencontre avec le sculpteur Alfred Boucher est décisive : il l’encourage à rejoindre Paris pour s’inscrire à l’Académie Colarossi, où il enseigne. "Camille Claudel s'inscrit dès le départ, dans le choix de son art, dans une rupture avec les normes de la différence des sexes" note l'historienne Yannick Ripa. En effet, elle explique qu'il y a une division, qu'on appellerait aujourd'hui genrée, dans l'autorisation que la société donne aux artistes, selon leur sexe, pour créer. Alors que le corps masculin et la virilité sont reliés aux matières nobles comme la glaise ou le feu, le corps des femmes est associé aux fluides qui évoquent les menstruations, le liquide amniotique, le lait ; des matières qui renvoient à leur fécondité et maternité potentielle. Les femmes sont donc tirée du côté de la reproduction - plutôt que la création - et du côté de l'eau, comme faire de l'aquarelle.

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En 1884, âgée de vingt ans, Camille Claudel intègre ensuite l’atelier d’Auguste Rodin en tant que praticienne, c’est-à-dire qu’elle est chargée d’ébaucher les sculptures que le maître achève. Rodin est déjà un artiste de renom ; Claudel devient sa maîtresse, mais aussi sa muse. Leurs œuvres sont marquées par une émulation créatrice. Cécile Bertran, historienne de l’art et conservatrice du musée Camille Claudel, insiste sur l'influence mutuelle des deux artistes : "Camille Claudel apprend beaucoup dans l'atelier de Rodin en le regardant travailler et en échangeant avec lui, mais Auguste Rodin évolue aussi au contact de Camille Claudel. D'abord parce qu'ils vont travailler ensemble, mais aussi parce qu'on a la sensation qu'il trouve le regard qui va lui permettre d'avoir un retour sur son œuvre et d'évoluer."

"Être ce qu'elle est, c'est déjà de la folie"

La rupture avec Auguste Rodin en 1893 est un tournant dans la carrière de Camille Claudel, pour qui l’indépendance signifie surtout les difficultés financières et l’isolement dans le monde des arts. Alors qu’elle est confrontée aux difficultés d’exercer son métier, de vendre et d’exposer, Camille Claudel développe des troubles mentaux, principalement la paranoïa. À la demande de sa famille, elle est internée en asile psychiatrique dès 1913. Elle y vit, recluse, jusqu’à sa mort en 1943, quand, pendant la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de milliers d’aliénés meurent de faim, victimes de privations alimentaires.

L'historienne Yannick Ripa, auteure de La Ronde des Folles. Femme, folie et enfermement au XIXe siècle (Aubier, 1986), pose la question de la part de l'impact de la société pour déclencher la folie : "Quand on voit les causes d'internement, il y a là une dimension genrée éclatante, annonce Yannick Ripa, à savoir que l'ambition féminine est considérée comme une cause de la maladie et, de surcroît, d'internement." Si la paranoïa de Camille Claudel est avérée, l'historienne interroge pourquoi elle n'a pas été libérée, même quand les médecins l'y autorisaient.

Le destin de Camille Claudel n’eut de cesse d’être résumé à sa pathologie psychiatrique et à sa relation tumultueuse avec Auguste Rodin. Elle sut pourtant éblouir ses contemporains par son talent et la vitalité de ses créations. Quelle place pour Camille Claudel dans l’histoire de l’histoire de l’art ? Comment sa trajectoire illustre-t-elle la condition des femmes sculptrices à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ? Dès lors, comment appréhender l’histoire de l’art, et sans doute aussi celle de la folie, au regard du genre ?

Une vie, une oeuvre
59 min

Intervenantes

Yannick Ripa est professeure d'histoire contemporaine à l'université Paris 8, membre du LabEx EHNE (Écrire une histoire nouvelle de l'Europe). Historienne des femmes et du genre, elle collabore au cahier Livres du journal Libération. Elle a publié notamment La Ronde des Folles. Femme, folie et enfermement au XIXe siècle (publication de sa thèse sous la direction de Michelle Perrot, Aubier, 1986), De la violence et des femmes (ouvrage collectif, Albin Michel, 1997), Les Femmes en France de 1880 à nos jours (Éditions du Chêne, 2007), L’Affaire Hersilie Rouy. Une femme contre l’asile au XIXe siècle (Tallandier, 2010), Les Femmes, actrices de l’histoire, France, 1789 à nos jours (Armand Colin, 2010), Les Femmes dans la société (Le Cavalier Bleu, 2016), L’Europe des femmes (ouvrage collectif, Perrin, 2017), Femmes d’exception. Les raisons de l’oubli (Le Cavalier Bleu, 2018) et Histoire féminine de la France : de la Révolution à la loi Veil (1789-1975) (Belin, 2020). Yannick Ripa a dirigé l'ouvrage L’Étonnante histoire des belles-mères (Belin, 2015).

Cécile Bertran est historienne de l’art et conservatrice du musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine. Elle a dirigé le catalogue de l'exposition Camille Claudel, Paul Claudel, le rêve et la vie (Musée Camille Claudel, 2018) et a contribué au catalogue de l'exposition Meunier, Dalou, Rodin... : les sculpteurs du travail (Musée Camille Claudel, 2020).

Pour aller plus loin 

Références sonores

  • Archive sur Camille Claudel au musée Rodin dans Les bonnes adresses du passé - RTF, 10 avril 1962
  • Extrait du film Camille Claudel de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani (Camille Claudel) et Gérard Depardieu (Auguste Rodin), 1988
  • Lecture de la lettre de Camille Claudel au marchand et éditeur Eugène Blot, avril 1905, publiée dans Correspondance de Camille Claudel (édition d'Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, 2014), lue par Vanda Benes
  • Archive du témoignage d'Henry Hasselin sur Camille Claudel - RDF, 5 octobre 1956
  • Extrait du film Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont avec Juliette Binoche (Camille Claudel) et Jean-Luc Vincent (Paul Claudel), 2013

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