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Interview

En Haïti, «les femmes et les filles sont les premières victimes des violences»

Violences sexuellesdossier
Exactions des gangs, impunité, effondrement de l’Etat et du système de santé : dans le chaos haïtien, les violences sexuelles prospèrent. Bruno Maes, représentant de l’Unicef dans le pays, tire la sonnette d’alarme.
par Veronica Gennari
publié le 29 octobre 2023 à 12h41

Sécuritaire, politique, humanitaire : Haïti traverse sa pire crise depuis 2010, année du terrible séisme qui a ravagé la capitale, Port-au-Prince. Dans un rapport publié cette semaine, et à l’occasion d’une réunion du Conseil de sécurité, lundi 30 octobre, l’ONU a indiqué que les crimes graves avaient atteint «de nouveaux records» dans le pays gangrené par les gangs armés. Un chaos dont les femmes et les enfants sont les premières victimes. «Les meurtres et les violences sexuelles, y compris les viols collectifs et les mutilations, continuent d’être utilisés par les gangs tous les jours et dans le contexte d’un soutien inefficace des services aux victimes ou d’une réponse robuste de la justice», a ainsi commenté la représentante spéciale des Nations unies dans le pays, María Isabel Salvador. Joint par Libération, le représentant de l’Unicef en Haïti depuis 2020, Bruno Maes, sur cette vague de violences basées sur le genre dans le pays le plus pauvre des Caraïbes.

L’ONU a alerté cette semaine sur l’augmentation des crimes violents en Haïti. Quelle est la situation pour les femmes et les filles dans le pays ?

L’insécurité causée par les gangs est une réalité et elle dépasse la capitale. Les chiffres les plus récents de l’Unicef montrent une augmentation alarmante des enlèvements des femmes et d’enfants, avec près de 300 cas au cours des six premiers mois de l’année. Les violences basées sur le genre nous inquiètent. Pour l’année 2022, on a enregistré près de 1 500 cas de violences, et ce nombre pourrait doubler cette année. Le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a documenté de multiples cas où la violence sexuelle était délibérément utilisée par les gangs pour insinuer la peur, punir et assujettir la population.

En quoi l’insécurité générale, notamment dans la capitale, aggrave-t-elle la situation des personnes les plus vulnérables ?

Plus la violence globale augmente, plus les violences sexuelles croissent, elles aussi. Les violences basées sur le genre se développent notamment dans un environnement où plus de 200 000 personnes ont été contraintes de fuir leur domicile en raison de l’insécurité causée par les groupes armés, essentiellement à Port-au-Prince mais aussi dans l’Artibonite (département de l’ouest du pays) et dans le département du Centre. Les habitants fuient vers les départements du Sud, de Nippes, de Grand’Anse et du Nord. Les femmes et les enfants qui sont contraints de se déplacer sont les plus vulnérables aux violences, car ils sont sans abris ou vivent dans des endroits où la promiscuité et l’insécurité règnent.

En quoi l’effondrement de l’Etat haïtien contribue-t-il à ce fléau ?

L’impunité règne. La justice ne fonctionne pas. Dans beaucoup de quartiers, il n’y a plus de commissariat. A Cité Soleil (le plus grand bidonville d’Haïti), l’Etat n’est plus présent depuis plusieurs années. Les auteurs des violences ne sont pas inquiétés. A cela s’ajoute le pouvoir donné par la possession d’armes à feu. Tout cet environnement participe de l’expansion des violences, et les femmes et les filles en sont les premières victimes. Il convient de noter par ailleurs que même dans les régions où les groupes armés ne sont pas présents, des actes odieux sont malgré tout perpétrés contre des filles, souvent en groupe. Cela montre que la situation générale est catastrophique en Haïti, où 88 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, où l’inflation est à 40 % et où la jeunesse est désorientée.

Pour les victimes de violences sexuelles, une prise en charge médicale est-elle possible ?

Il faut comprendre que dans un territoire gangrené par la violence, de nombreux services ne sont plus fonctionnels. Beaucoup de médecins et de fonctionnaires ne peuvent plus, et ne veulent plus, se rendre sur leur lieu de travail. Il y a par ailleurs une énorme fuite des cerveaux chez les médecins, les sages-femmes, les directeurs d’école. Les jeunes filles n’ont plus accès aux services nécessaires. Enfin, il y a un énorme manque de confiance. Quand vous vivez dans un quartier contrôlé depuis des années par un groupe armé, il est impossible de dénoncer un viol, car soit il n’y a plus de commissariat, soit il est sous le contrôle du gang. Les victimes ont peur. Cela aggrave le problème de la «victimisation secondaire» et favorise la récidive. Bien souvent, les femmes et les filles ne sont pas violées une seule fois, mais plusieurs. Elles ont désespérément besoin d’une meilleure protection.

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