Illustration au feutre noir d'un sein et d'une croix

Trouver un cancer grâce à l'IA, ce n'est pas si simple que ça

© Nadezhda Moryak

En France, environ 10 % des centres de radiologie sont équipés d'IA pour lire les mammographies. Et le déploiement s’accélère. Est-ce que ça marche ?

L’IA pour détecter des cancers et sauver des vies : on signe évidemment ! Dans les congrès médicaux, comme dans la presse, des études encourageantes sont régulièrement présentées. L’une des dernières, publiée en août 2023 dans Le Lancet Oncology et menée sur plus de 80 000 patientes suédoises, démontre que le duo d’un radiologue et d’un logiciel IA était tout aussi performant, voire détectait légèrement plus de cancers, que deux radiologues (en première puis deuxième lecture). Sur le terrain, les choses sont forcément un peu moins fluides. Les radiologues tâtonnent encore avec cet outil, et doivent adapter en partie leur manière d’exercer. 

« La deuxième paire d’yeux des radiologues »

« Nous sommes encore au début, je dirais que 10 % des centres sont équipés en France, c’est à peu près équivalent aux États-Unis. Mais l’adoption de la technologie s’accélère », estime Pierre Fillard, cofondateur de Therapixel, startup française issue des laboratoires de l’INRIA. Son entreprise compte une quarantaine de clients en France – des centres de radiologie privés comme les hôpitaux, et une dizaine aux États-Unis. Elle ne communique pas son chiffre d’affaires mais dit avoir une croissance « à deux chiffres ». Et ses perspectives pour les années à venir sont bonnes. « D’ici deux à trois ans, la majorité des mammographies sera analysée à l’aide de l’IA. Cela va devenir la deuxième paire d’yeux du radiologue », projette-t-il.

Gaspard d’Assignies, cofondateur d’Incepto, note la même accélération. « C’est l’application IA la plus utilisée en radiologie. D’abord parce que cela correspond à un besoin médical : le cancer du sein est l’un des plus courants, avec les cancers du poumon et de la prostate. » Et c’est pour le moment le seul à être dépisté massivement par radiologie. « Il y a donc beaucoup d’images disponibles (en France, 2 millions de femmes ont un examen chaque année), ce qui permet d’obtenir des algorithmes plus performants, pouvant s’améliorer », explique-t-il. Sa société commercialise une vingtaine de logiciels d’IA auprès des radiologues français, belges et suisses, dont Transpara, un outil d’aide à la lecture de mammographies développé par la société néerlandaise ScreenPoint, reconnue comme l’une des références en la matière (c’est l’outil testé par l’étude citée plus haut). Ces douze derniers mois en Europe, les mammographies de 250 000 patientes, dont la plupart sont françaises, ont été vues par Transpara. 

Si la technologie se développe c’est qu’elle comble aussi un manque de moyens humains. « Les centres nous sollicitent parce qu’ils veulent résoudre des problèmes. Ils veulent garder le même niveau d’excellence tout en voyant le nombre d’examens se multiplier, et en ayant du mal à recruter des radiologues », explique Pierre Fillard. 

On a besoin de médecins : voilà déjà des IA

Le passage à l’IA est perçu comme une forme de nécessité au sein de la profession. Un tournant qu’il faudra de toute façon prendre, même si utiliser l’IA n’est en rien obligatoire. « Du fait du vieillissement de la population et donc de l’apparition plus fréquente de maladies chroniques, la quantité des examens à réaliser sera plus importante, explique Laurent Verzaux, radiologue au Havre et directeur général de Vidi, un réseau rassemblant 1 100 radiologues dans 67 groupes différents en France. Les radiologues, même si leur nombre en formation augmente, devront optimiser leur pratiques en intégrant les outils d'IA. Si ces outils sont efficaces, ils vont nous faire gagner du temps. » 

Mais le sont-ils toujours en dehors des essais cliniques ? Pour Valentine* (le prénom a été changé), radiologue spécialiste de la médecine de la femme dans un centre de radiologie qui réalise une cinquantaine de mammographies par jour, ces outils sont performants mais ne correspondent pas à toutes les pratiques. Dans son cas, l’IA ne s’est pas avérée concluante. Au bout de six mois d’utilisation, elle et les autres radiologues du centre où elle exerce, ont décidé d’arrêter leur abonnement à Transpara. 

« On s’est rendu compte que ça stressait les patientes »

« L’IA n’a jamais trouvé un cancer que je n’avais pas vu », affirme-t-elle. La spécialiste se souvient d’une fois où l’outil est passé à côté d’une tumeur de 3 cm. Nicolas Fillard de Therapixel explique que ce genre de loupé existe car les IA sont souvent entraînées sur les données de patientes américaines, qui sont dépistées dès l’âge de 40 ans. Donc l’algorithme est plutôt habitué à voir des cancers précoces, de petite taille, et passe parfois à côté de tumeurs importantes. « Il y a des biais que nous corrigeons au fur et à mesure, en allant chercher des données qui sont peu présentes dans les bases de données », explique-t-il. 

Au-delà de ces très rares ratés, Valentine reproche surtout à la technologie d’ajouter un stress. « Normalement, quand je fais passer une mammographie, je donne le résultat rapidement. Là, il fallait attendre l’analyse de l’IA, cela pouvait durer parfois 10 minutes supplémentaires. On s’est rendu compte que ça stressait les patientes. »

Niveaux de risque

D’autant que la radiologue estime que les faux positifs sont encore courants. « L’outil détecte des zones suspectes et donne un niveau de risque de cancer (faible, intermédiaire ou élevé). Le problème c’est que pour le moment, il ne compare pas les mammographies précédentes de la patiente. Il n’a pas non plus le contexte : par exemple une patiente opérée d’un cancer va avoir une cicatrice, qui peut être analysée comme ayant un risque élevé par l’outil. » Ici encore, les entreprises qui développent ces outils sont conscientes de ces problèmes et essaient de s’améliorer. Depuis 18 mois, la technologie de Therapixel est capable de faire le comparatif avec des mammographies précédentes, de quoi réduire une partie des faux positifs. Incepto affirme que Transpara sera bientôt capable de faire de même. 

Par ailleurs, si les résultats des études sont plutôt très encourageants quant aux performances de l’IA, la spécialiste estime qu’il faut aussi se rendre compte que ces études sont généralement menées en Europe du Nord et aux États-Unis. « Ce ne sont pas les mêmes protocoles de dépistages qu’en France. Notre système est une exception. Nous sommes un des rares pays à effectuer le dépistage par mammographie et examen clinique avec accès immédiat à l’échographie. Dans la plupart des autres pays, ils font ce qu’ils appellent du screening : les femmes viennent faire leurs mammos mais ne voient pas de médecin. Les images sont interprétées en différé et si besoin les patientes sont rappelées. » Donc si l’IA peut s’avérer utile pour réduire le nombre de rappels dans ces pays, en France il n’est pas certain qu’elle ait la même utilité compte tenu du système de dépistage. 

Valentine reconnaît toutefois que ce type de technologies pourrait automatiser les secondes lectures de mammographies. Ces dernières sont faites de manière systématique en France dans le cadre du dépistage du cancer du sein organisé pour les femmes entre 50 et 74 ans. Aujourd’hui, cette seconde lecture est fastidieuse. Des médecins experts sont désignés plusieurs fois par an pour relire des dizaines et des dizaines de radios à la suite. L’étude du Lancet citée plus haut montre que si une IA analysait une première fois la radio, cela permettrait de classer les mammographies qui nécessitent une seule lecture, et celles qui doivent suivre le chemin classique : à savoir deux lectures par deux radiologues différents. De quoi réduire la charge de travail de 44 %. 

La technologie correspond aussi bien aux besoins des internes en radiologie, qui travaillent aux urgences notamment, juge Valentine comme d’autres. Car elle est un bon garde-fou, qui peut les rassurer. Mais pour des radiologues expérimentés en mammographie, l’outil n’apporte pas grand-chose pour le moment à ses yeux. Laurent Verzaux abonde. « Le retour que j’ai souvent de la part des sénologues avertis c’est : ” l’IA c’est bien, mais ça me fait perdre du temps”. »

Une aide les jours de fatigue 

Marc Abehsera, lui, n’a pas la même analyse. Ce radiologue, spécialiste lui aussi en imagerie de la femme à l’Hôpital américain, utilise la technologie de Transpara depuis 3 ans et il en est plutôt satisfait. « C’est un bon outil pour les radiologues juniors, s’ils ont déjà été correctement formés au préalable sans l’aide de cet outil. Mais je pense que l’IA est aussi très utile pour les radiologues confirmés. Cela pourrait nous aider les jours où nous sommes moins en forme. Certaines images sont subtiles avec de très légères modifications d’architecture. Si l’IA nous indique un risque élevé, cela nous invite à mieux regarder, à relever le niveau d’alerte. Dans le cas où le score est faible, cela nous rassure. »

Grégory Lenczner, radiologue au centre radiologie Paris Ouest, confirme. « L’IA n’est pas meilleure qu’un radiologue expert. Le principal avantage c’est de s’assurer de ne rien rater dans les moments où on est moins concentrés. On a tous des moments de faiblesse, de fatigue. » Lui utilise plusieurs outils depuis 2018. Ce médecin, très investi sur le sujet, a également cocréé en 2019 la structure DRIM France IA, qui s’est donné pour objectif de tester puis mettre à disposition des praticiens des informations et grilles d’évaluation comparant les différents outils d’intelligence artificielle en radiologie. 

Marc Abehsera affirme que l’outil lui a déjà permis de repérer des images subtiles qu’il n’avait pas forcément repérées, quelques « rares fois ». « Cela m’augmente d’une certaine manière. Sur certains types d’anomalies l’IA est extrêmement performante, sur d’autres il y aurait plus de faux positifs », estime-t-il. 

« Ça n’a pas de prix de détecter un cancer »

Parfois le prix de ces technologies freine les médecins à l’adopter. Le prix d’un abonnement à Transpara via la société Incepto serait de l’ordre de quelques milliers d’euros par mois, selon la taille du centre. Laurent Naccache, radiologue au sein d’un cabinet du Val-de-Marne, explique que c’est en partie en raison du coût encore élevé que son cabinet ne s’est finalement pas décidé, malgré les sollicitations régulières des sociétés du secteur. Le médecin préfère attendre que la technologie soit plus mature, et que les constructeurs intègrent directement la technologie. Une radiologue explique que, pour justifier ce tarif, certaines startups n’hésitent pas à avoir un discours commercial un peu culpabilisant type : « ça n’a pas de prix de détecter un cancer. »  

Grégory Lenczner de Drim France IA pointe par ailleurs un manque d’évaluation de ces systèmes qui sont mis sur le marché sans avoir été évalués pour certaines par des pairs. Son organisation projette de créer un label qui permettra de faire auditer par des radiologues indépendants ces outils. Ces logiciels sont considérés comme des dispositifs médicaux, et doivent donc tout de même obtenir un marquage C.E. Les sociétés éditrices doivent fournir de nombreux documents techniques et études cliniques justifiant leur utilité pour être vendus en Europe. En revanche, ce ne sont pas des médecins spécialistes qui ont la charge du dossier, mais souvent des entreprises privées qui sont également chargées du marquage C.E de produits qui n’ont rien à voir avec les dispositifs médicaux, type produits pour la construction, jouets, luminaires...

Gaspard d’Assignies précise tout de même que les outils pour le dépistage du sein sont parmi les outils d’IA en médecine les plus étudiées dans la littérature scientifique. 

Questions vertigineuses

Au-delà de ses performances médicales, cette technologie pose un certain nombre de questions, parfois très concrètes, parfois vertigineuses d’un point de vue éthique. Comment dire à la patiente que sa radio est aussi lue par une IA ? Faut-il utiliser le logiciel avant ou après une analyse de l’image à l'œil nu ? Faut-il faire systématiquement des examens complémentaires lorsque l’IA détecte un risque ? Faut-il utiliser l’IA pour chaque patiente ? Faut-il obligatoirement prévenir la patiente si l’outil indique un risque, mais que le médecin est sûr de lui ? À quel point faut-il se faire confiance ?

Certaines de ces questions sont élucidées dans la loi bioéthique de 2021, d’autres dépendent du cabinet, pour d’autres encore c’est aux radiologies de trancher. À l’Hôpital américain de Paris, « on analyse d’abord la mammographie sans l’aide de l’IA, puis on regarde le score de risque qu’elle donne. Car parfois l’IA nous indique une zone à surveiller. Donc commencer par son analyse peut occasionner un diagnostic biaisé. C'est-à-dire que le radiologue va se concentrer sur l’anomalie détectée par l’IA, et potentiellement passer à côté de quelque chose d'autre », note Marc Abehsera. À l'Hôpital américain, toutes les patientes sont examinées par l’IA et prévenues de son utilisation. « C’est noté sur leur rapport », précise le docteur.

Dire ou ne pas dire le “diagnostic” de l’IA

De son côté, Grégory Lenczner n’avertit pas toujours la patiente du taux de risque donné par l’IA, quand celui-ci ne lui paraît pas pertinent. « Car c’est au radiologue de trancher in fine, c’est un outil à destination des radiologues, les patientes ne seraient pas en mesure de juger. » Un point que relève aussi Gaspard d’Assignies : « dans la théorie, on voudrait le plus de transparence possible, mais dans la pratique on voit qu’on est obligé de faire des ajustements. Vous n’allez pas prévenir une patiente très anxieuse que l’outil indique un risque élevé alors que vous êtes persuadé du contraire. » 

Quelques fois, les résultats donnés par l’IA ont tout de même poussé Valentine à faire des examens complémentaires, notamment des biopsies qu’elle n’aurait sans doute pas pratiquée. « Je les faisais quand même, même si j’avais peu de doute, car si dans 4 ou 5 ans, il s’avère que cette femme développe un cancer que l’IA avait détecté, éthiquement cela me pose problème de ne rien faire. » À chaque fois, le résultat des biopsies était normal.

Pour le moment, il n’existe pas de cas où un radiologue se ferait juger pour avoir ignoré le score donné par l’IA. Gaspard d’Assignies estime que cette éventualité est très peu probable. « C’est toujours le radiologue qui est responsable de son diagnostic. Ce qu’un juge peut vérifier c’est qu’un médecin a bien mis en place tout ce qui était possible pour dépister un cancer. Il y a une obligation de moyens, pas de résultats. On pourrait par ailleurs lui reprocher aussi de suivre bêtement ce que dit l’IA, sans faire son propre diagnostic. Car le surdiagnostic présente aussi un risque... » Les radiologues sont donc dans une position complexe. On leur met entre les mains des technologies présentées comme très performantes pouvant détecter des choses qu’ils ne voient pas, tout en les incitant à bien rester maître à bord et à ne pas se laisser guider. 

L’autre point bloquant pour certains centres de radiologie est la confidentialité des données. Pourtant Transpara comme Therapixel assure ne pas conserver les données des patientes qui sont vues par leur logiciel. Elles sont détruites au bout de quelques jours. En revanche, elles collectent bien les données auprès de cabinets libéraux et d’hôpitaux, en France notamment. Mais il s’agit de “flux” différents. « Ce qui nous intéresse c’est d’avoir des mammographies associées à un diagnostic complet, pas d’obtenir les données des patientes qui sont vues par le logiciel, sans avoir le résultat final de leur dépistage », explique Pierre Fillard.

Les clients de ces logiciels ne vendent pas forcément leurs données. Ceux que nous avons interrogés ne le font pas. Ils disent vouloir éviter de risquer la confidentialité des données de leurs patientes, même si les entreprises d’IA assurent que les données collectées sont pseudonymisées. Dans le cas où un établissement accepte de vendre ses données, il doit en avertir ses patientes. Pour le moment, il n’existe pas de base de données centralisée pour savoir quels hôpitaux et cabinets en France vendent leurs données aux entreprises d’IA. 

ChatGPT de la radiologie 

De manière générale, ces interrogations et limites n’empêchent pas les radiologues d’être persuadés que l’intelligence artificielle continuera de se déployer. « Nous sommes encore dans une période de transition, similaire à celle vécue lorsque la radiologie est passée au numérique il y a quelques années, c’est normal que ce ne soit pas évident », pointe Laurent Verzaux. 

Les entreprises qui développent l’IA comptent déjà aller plus loin. Therapixel envisage de développer une IA multitâche, c’est-à-dire qui aurait été nourrie avec différentes radios (fracture, mammographie…) et serait capable d’adresser non pas un seul problème comme c’est le cas aujourd’hui, mais de croiser ses connaissances afin d’aider le radiologue dans différents domaines. Une sorte de ChatGPT de l’analyse de radio en somme. Incepto, de son côté, parle du développement d’intelligences artificielles qui détecteraient le risque a priori d’une patiente à développer un cancer du sein en analysant la densité du sein. De quoi permettre la mise en place d'une médecine prédictive et personnalisée, qui devrait soulever bon nombre de nouveaux questionnements. 

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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