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Louise El Yafi : "Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes"
"Si l’homme fait le jihad avec une kalashnikov, la femme, elle, le fait en s’équipant de son utérus et de son verbe. Mais parfois, et nous l'avons compris trop tard, elle peut, elle aussi, prendre les armes."
Camp de Al-Hol. © Delil SOULEIMAN / AFP)

Louise El Yafi : "Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes"

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Alors que, ce mardi 31 octobre, une femme a crié "Allah Akbar" et menacé de "tout faire péter" à Paris – en dépit de l'absence d'explosif retrouvés sur elle –, l'essayiste Louise El Yafi explique que notre tendance à ne voir les femmes que comme des victimes nous a rendus borgnes face au phénomène djihadiste. Et que l'État islamique n'aurait jamais vu le jour sans elles.

Début de matinée, mardi 31 octobre à Paris : la police a ouvert le feu en gare de Bibliothèque François-Mitterrand. L'auteur des menaces, qui a crié « Allah Akbar » et menacé de « tout faire péter » – bien qu'aucun explosif n'ait été retrouvé sur l'individu – est une femme. Son pronostic vital est engagé et l'enquête de police nous en apprendra plus sur les raisons de son acte et son degré de nuisance. En mars dernier, Douha Mounib, surnommée la « sage-femme de Daesh », a été condamnée à 12 ans de réclusion criminelle. De même pour Amandine le Coz, ancienne résidente du « Califat », d'être condamnée à dix ans de réclusion pour avoir rejoint les rangs de l’État islamique entre 2014 et 2018. Elle a reconnu durant son procès qu’elle voulait mourir « en martyr ». L’année dernière, les juges décidaient de condamner à 25 et 30 ans de réclusion criminelle Ornella Gilligmann et Inès Madani, participantes au commando féminin de Notre-Dame en 2016. Leurs comparses, Sarah Hervouët et Amel Sakaou, elles, ont écopé de 20 ans d’emprisonnement.

En août 2014, c’était plusieurs adolescentes, dont la plus jeune était âgée d’à peine 14 ans, qui étaient interpellées pour avoir formulé le vœu de tuer des juifs à Lyon. Et que dire de ces femmes-fantômes, tantôt sincèrement repenties, tantôt toujours convaincues de leur fanatisme, mais rapatriées parce que mères et à qui l’on donne désormais le nom révélateur de « revenantes » ? Toutes ces femmes, longtemps ignorées des policiers, des renseignements, des juges et de la société entière, sont devenues en l'espace de quelques années le visage du djihad au féminin. Et d’un coup, la réalité a fait surface : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes.

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Certes il n’était pas chose aisée de le concevoir. Car ces femmes se sont engouffrées dans une idéologie dont on suppose qu’elle les hait. Elles ne pouvaient être qu'au mieux crédules et influencées, au pire malveillantes, mais toujours instrumentalisées. Dans une société où l’invisibilisation de la violence des femmes règne encore, comment aurions-nous pu imaginer que des femmes qui se sont elles-mêmes asservies représentaient un réel danger ? Que craindre de femmes qui ont fait le choix de la « servitude volontaire » ? C’est que notre a priori, empreint d'une forme de sexisme, cette tendance à ne voir les femmes que comme des victimes, à ne considérer les hommes que comme des bourreaux naturels, nous ont rendus borgnes face au phénomène jihadiste. Or c’est bien sur cette moitié de jihad que le califat s’est reposé et sans laquelle il n’aurait jamais pu voir le jour.

Femmes, organe central du djihadisme

Si nous y avions regardé de plus près, nous aurions compris que beaucoup de ces femmes n’ont absolument pas choisi l’islamisme par soumission, manipulation ou emprise masculine, mais par volonté de jouer un véritable rôle dans l’assise de l’idéologie jihadiste. Que d’années de lutte antiterroriste nous aurions alors gagnées. Notre analyse du djihadisme a en effet trop longtemps souffert de ce biais consistant à croire que le jihad n’existe qu’en ce qu’il est violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’était « que » synonyme d’attentats impitoyables et sanguinaires, alors il ne pouvait être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui de l’épée, apanage des hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma, « communauté des musulmans » qui doit constamment se démultiplier pour assurer une réserve de combattants au Califat. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

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Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. Ainsi l’écrit dans son pseudo-testament, Rachid Kassim, principal propagandiste de Daesh sur Telegram, commanditaire de la tentative d’attentat de Notre-Dame et décédé sur zone : « N’oubliez pas que ces femmes-là sont les lionnes de la oumma, que ces femmes-là vont éduquer ceux qui vont ouvrir Rome. Leur importance, vous ne pourrez jamais la saisir. Vous n’avez pas la capacité cérébrale pour saisir l’importance des femmes des mujahid. »

Comme me l'expliquait un magistrat instructeur du pôle antiterroriste de Paris : « Sans les femmes, il n’y aurait jamais eu de Califat. » Rien d’étonnant, donc, à ce que les autorités craignent que les combattants de Daesh, en train de reconstituer leurs forces, tentent de libérer les camps de femmes et d’enfants dont le camp Al-Hol, habité par plusieurs dizaines de milliers de réfugiés, dont de nombreuses familles de jihadistes.

Reines en leur royaume

Ainsi, sous couvert d’infériorisation des femmes, l’État islamique, promet en réalité à ces dernières d’être reines en leur royaume. Et les témoignages de femmes revenues du jihad le confirment. Ainsi de Douha Mounib qui, durant son procès, s’est longuement expliquée sur son départ en Syrie qu’elle voyait comme une « émancipation ».

Autre exemple, celui des « sœurs Clain », moins connues que leurs frères, membres de la cellule ayant perpétré les attentats de Paris en 2015, mais tout aussi féroces. L’une d’entre elles, surnommée Marie dans le livre Le djihadisme français d'Hugo Micheron explique comment « elle n’était rien » et que sa radicalisation a fait d’elle une matriarche respectée à la tête d’une tribu de Daesh.

Ainsi, si les femmes partent pour le « Sham », ce n’est pas toujours par soumission mais bien souvent par recherche de puissance et par désir de reconquête d’une féminité combative. Et, contrairement à ce que nous pourrions croire, les exemples islamiques de « femmes puissantes » sont en réalité nombreux et la propagande islamiste ne manque pas d’en user. Il y a Khadija, première « influenceuse » de l’islam, Aïcha, favorite du Prophète et bien plus indépendante que son âge, 9 ans lors de son mariage, ne pourrait le faire croire mais aussi les véritables guerrières : Umm Ammara ou encore Khawla.

Parfois plus influentes que les hommes

Les femmes sont parfois encore plus influentes que les hommes. Emilie Koenig, rapatriée en juillet dernier, a recruté plusieurs centaines de personnes pour partir en zone de combat et a pour cela été inscrite par l’ONU sur sa liste noire des combattants les plus dangereux, ainsi que sur celle des cibles prioritaires de la CIA. Malika El Aroud, surnommée Oum Obeyda ou encore la Veuve noire, n’est autre que l’ancienne épouse de l’assassin du commandant Massoud et soutien indéfectible d’Al-Qaïda. Elle exploitait encore il y a quelques années en Belgique avec son second mari plusieurs sites internet de propagande islamiste. En 2005, c’est la belge Muriel Degauque qui est la première femme d’origine européenne à perpétrer un attentat suicide au nom de l’Islam à Babouka en Irak.

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En zone de combat, les femmes qui arrivent sont même plutôt déçues d’apprendre qu’elles ne combattront pas. Hugo Micheron fait ainsi parler Jennifer, partie faire le jihad : « Nous, on se disait entre filles que si Abou Bakr al-Baghdadi acceptait qu’on aille au combat, y aurait beaucoup plus de femmes dans l’EI. C’est sûr. »

Jusqu'au-boutistes, elles aussi

Dans les camps, les femmes restées sur place ont parfois tout simplement refusé d’être rapatriées dans l’attente d’être libérées par les combattants de Daesh. Dans le même temps, certaines, absolument pas repenties, exercent des violences sur les femmes qu’elles considèrent comme mécréantes et conditionnent leurs fils, désormais préadolescents, à aller violer d’autres jeunes filles du camp afin d’assurer la réserve de combattants du califat. Cela fait donc des années que nous ne voyons que des femmes asservies et naïves derrière de nombreux individus véritablement dangereux. Et que de conséquences.

Alors que son mari Amedy Coulibaly, futur assassin de la policière Clarissa Jean-Philippe et de l'Hyper Cacher le 9 janvier 2015, est déjà fiché S et surveillé par les renseignements, Hayat Boumeddiene est autant radicalisée que lui. Mais n’apparaîtra jamais sur les radars de l’antiterrorisme jusqu’aux attentats. Considérée désormais comme une pièce maîtresse des évènements de 2015, elle a pu s’enfuir au « Sham » sans encombre et serait encore en vie. Avant 2015, aucune « épouse » ni « sœur » n’est inquiétée. Si les femmes sont placées en garde à vue lorsque leurs maris le sont, c’est dans le seul et unique but d’obtenir de leur part des renseignements. Elles sont ensuite systématiquement relâchées et plus jamais inquiétées.

2016 : changement, enfin, de paradigme

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 que toute l’artillerie antiterroriste française va enfin prendre en compte le jihad au féminin. Les femmes sont enfin surveillées et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris sont à nouveau interpellées et cette fois-ci interrogées comme il se doit. Au niveau judiciaire, les difficultés se font immenses depuis le rapatriement d’une cinquantaine de femmes depuis les camps. Si les premières « revenantes » répondaient plus ou moins directement aux questions posées par les juges, les suivantes se sont fait passer le mot, par le biais de leurs avocats ou d’autres filles déjà rapatriées, et un schéma inextricable de taqiya voit peu à peu le jour. La plupart des femmes ont toutes lissé leur discours selon les mêmes constructions de langage. Elles n’ont rien vu, rien entendu.

Quant à la façon dont ces femmes sont perçues par la société, l'approche de certains reste différente de celle qu'ils confèrent aux hommes. Un article du Monde utilisait récemment le terme de « cœur simple » pour décrire Amandine Le Coz et la décrivait comme « victime de ses choix ». Si ce descriptif déresponsabilisant peut parfois s'approcher de la réalité, qui aurait osé parler ainsi d’un homme « revenant » ? Si l’homme fait le jihad avec une kalachnikov, la femme, elle, le fait avec son utérus et son verbe. Mais parfois, et nous l'avons compris trop tard, elle peut, elle aussi, prendre les armes. Ainsi parmi les femmes que la France a décidé de rapatrier, nous devons voir que toutes ne vont pas se rendre. Il y a aussi celles qui, ni soumises, ni manipulées, attendent leur heure. Nous ferions bien de nous en souvenir, sans déresponsabiliser les femmes. C'est aussi cela l'égalité.

*Cette tribune a été publiée pour la première fois le 8 mars 2023.

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