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Mort de Nahel : retour sur une matinée fatale

Mort de Nahel, tué par un tir policier à Nanterredossier
Les premières pièces de l’enquête judiciaire consultées par «Libération» révèlent le rôle trouble du commissaire de Nanterre et mettent en lumière des versions divergentes entre les deux motards.
par Ismaël Halissat
publié le 1er novembre 2023 à 17h49

C’est à 8 heures 15 et 48 secondes, ce 27 juin, qu’un «refus d’obtempérer» est annoncé depuis Nanterre sur les ondes radio de la police des Hauts-de-Seine par l’agent Florian M. Avec son collègue motard Julien L., ils se lancent à la poursuite d’une puissante voiture jaune dans les rues de la ville de la banlieue ouest de Paris, dans un quartier proche des tours de la Défense. Un peu plus de trois minutes plus tard, à 8h19, les deux policiers passent un nouveau message, retranscrit par les enquêteurs de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) : «Un coup de feu tiré, donc l’individu, il a été neutralisé, il vient de s’encastrer dans un poteau.» Nahel Merzouk, 17 ans, est tué d’une balle dans la poitrine, tirée par Florian M, mis en examen pour meurtre et incarcéré depuis le 29 juin. Que s’est-il passé au cours de ces trois minutes fatales et comment, dans les instants suivant ces faits, la hiérarchie policière a-t-elle réagi ? Les premières pièces de l’enquête judiciaire consultées par Libération révèlent le rôle trouble du commissaire de Nanterre et mettent en lumière des versions divergentes entre les deux motards, qui ont justifié le placement en détention provisoire du tireur. A ce jour, un flou entoure toujours les propos prononcés par les policiers dans les secondes précédant le coup de feu.

Quelques minutes après le tir mortel, Florian M. et Julien L. sont rejoints par des patrouilles présentes dans les environs de Nanterre. La gravité de la blessure de l’adolescent, en arrêt cardiaque, est tout de suite perçue par les agents et répercutée sur les ondes. Très vite, le commissaire divisionnaire Jean-Charles Lucas, à la tête du commissariat de la ville, se rend sur place accompagné d’un commandant, indiquent les procès-verbaux de l’IGPN. Selon la fiche «Pégase» – un document administratif policier qui relate l’intervention des agents –, c’est ce commissaire qui va affirmer que Florian M. était menacé par la trajectoire du véhicule quand il a ouvert le feu, une version qui pourrait justifier légalement le tir, alors que des images captées par des témoins démontreront bientôt l’inverse. «A 10h11, TI 720 [qui correspond selon nos informations à l’indicatif du commissaire Jean-Charles Lucas, ndlr] précise les faits […] Le moteur coupé est rallumé et le conducteur fonce sur le fonctionnaire de police qui fait usage de son arme», détaille cette fiche rédigée depuis la salle de commandement.

«Situation très tendue» à l’hôpital

Selon les éléments de l’enquête, c’est également ce commissaire présent sur les lieux qui va prévenir le parquet des faits. L’affaire est suivie par la procureure adjointe de Nanterre, Virginie Deneux. Cette dernière permet aux deux policiers d’être examinés par un médecin avant d’être auditionnés mais la hiérarchie policière fait pourtant le choix de conduire les deux motards au commissariat de Nanterre plutôt qu’à l’hôpital. Au cours de ce laps de temps, l’enquête révèle que Florian M. a pu communiquer par téléphone avec deux de ses collègues et son syndicat. Quand les enquêteurs de l’IGPN arrivent sur les lieux des faits, un peu après 10 heures, ils ne savent d’ailleurs pas où se trouve le tireur et s’il est effectivement à l’hôpital pour un examen ou encore au commissariat de Nanterre. Questionnée au sujet des décisions prises par la hiérarchie locale et de la version avancée par le commissaire Jean-Charles Lucas, la préfecture de police de Paris, dont dépendent les unités des Hauts-de-Seine, n’a pas donné suite à nos questions. Le 2 août, le parquet de Nanterre a répondu aux juges d’instruction chargés de l’enquête sur la mort de Nahel Merzouk qu’il refusait d’étendre les investigations à l’infraction de faux en écriture publique.

Les agents de l’IGPN retrouvent Florian M. à l’hôpital, à 11 heures, où la situation se tend rapidement. Un ambulancier invective notamment un policier motard, collègue du tireur («Vous allez voir comment ça va venir ce soir. Là, tout le monde est en train de dormir, vous allez voir comment Nanterre ça va se réveiller […] Je le connais, le petit, je l’ai vu grandir. […] Tu vas plus vivre tranquille, frère, tu vas plus vivre tranquille, frère»). La scène est filmée par un second ambulancier, diffusée sur les réseaux sociaux et, très vite, largement relayée. Prévenue par le motard, la hiérarchie policière de Nanterre fait alors le choix d’envoyer à l’hôpital des policiers de la compagnie de sécurisation et d’intervention des Hauts-de-Seine (CSI 92) pour interpeller les deux ambulanciers, l’auteur des propos mais également celui qui filmait la scène. «La cheffe des urgences de l’hôpital prend attache avec nous et nous informe que la situation est très tendue et qu’elle souhaiterait que les effectifs de police quittent les lieux, au moins ceux qui n’ont rien à y faire», relate un procès-verbal de l’IGPN. En début d’après-midi, les deux agents sont auditionnés dans le cadre d’une audition libre, sur consigne de la procureure adjointe : Florian M. en tant que suspect et Julien L. en tant que témoin. Le placement en garde à vue du tireur lui sera finalement notifié dix heures après les faits.

«Il est parti sur la gauche»

Les premières pièces de l’enquête permettent également de retracer les minutes qui précédent le tir mortel. Dans leurs auditions du début de l’été, Florian M. et Julien L. expliquent qu’ils venaient de sortir des locaux où est basée leur compagnie quand ils croisent la route de Nahel Merzouk au volant d’une voiture jaune. Florian M. est le plus gradé des deux : «Je suis chargé de l’appel, de répartir les missions, de faire les équipages, […] de répercuter les résultats de la mission.» Les agents racontent avoir entendu un «vrombissement» et avoir vu la voiture circuler à vive allure dans une voie de bus. «En les voyant passer, ils m’ont semblé bien jeunes. J’ai dit au collègue “on contrôle”», explique Julien L. Les policiers activent leur gyrophare et leur deux-tons. «Je lui ai demandé verbalement de se mettre de côté. Et lui est parti sur la gauche», poursuit Florian M. pour décrire la fuite de l’adolescent.

Une course-poursuite s’engage. «Ensuite, c’est une succession d’infractions au code de la route», dit Julien L. Une exploitation des images de vidéosurveillance de la ville permet effectivement de constater une conduite dangereuse de Nahel Merzouk. Un piéton, engagé sur un passage piéton, rebrousse notamment chemin à l’arrivée de son véhicule. L’adolescent, toujours suivi par les deux motards, est ensuite coincé dans le flux de la circulation. C’est à ce moment-là que les policiers se garent juste derrière lui et se positionnent à pied sur le côté de la voiture, au niveau de la fenêtre du conducteur, armes à la main. «Juste avant de me positionner, j’ai sorti mon arme. Je me mets au niveau du pare-brise, en opposition avec mon arme en tir fichant pour éviter de tirer n’importe où et pour viser le bas du corps si besoin il y avait», assure Florian M. Puis ce dernier «hurle de couper le contact» et affirme que son collègue «avait rentré le haut du corps dans l’habitacle». Ce dernier point est en contradiction avec ce que permettent d’observer les images de la scène.

Le tir intervient au bout de quelques secondes. «Quand j’ai senti qu’il allait accélérer fortement pour s’extirper, j’ai pris la décision d’ouvrir le feu pour stopper la fuite, car je pense que sinon il aurait pu renverser quelqu’un, embarquer mon collègue», assure Florian M. Le policier ajoute avoir été «un peu poussé en même temps», car il était en «appui sur le pare-brise» et avoir craint d’être coincé par le mur qui se trouvait dans son dos. Aucun des deux policiers n’est blessé. La balle tirée par le policier traverse le cœur et les deux poumons de l’adolescent. «Il me semble que l’angle avec lequel vous braquez vise la partie haute du corps sur les images, qu’en pensez-vous ?» le questionne un enquêteur de l’IGPN. «Je n’avais pas les yeux dans les organes de visée, mais je n’avais vraiment pas l’impression de viser la partie haute de son corps», répond l’agent. «Pourquoi d’après vous la situation a si négativement évolué ?» est questionné pour sa part Julien L. «Il a redémarré. Pourquoi n’a-t-il pas laissé le contact éteint ?» rétorque le policier.

«Balle dans la tête»

Quelques instants avant le tir, l’un des agents pourrait avoir menacé l’adolescent de lui mettre une «balle dans la tête», selon une vidéo de la scène. «L’examen audio de la séquence du tir semblait démontrer que les termes “balle dans la tête” avaient bien été employés mais sans pouvoir dire à qui les attribuer», note l’IGPN dans la synthèse des investigations rédigée à l’issue de la garde à vue de Florian M. L’expertise audio de la séquence qui avait été ordonnée par les juges quelques jours après les faits n’a pas encore été versée au dossier d’instruction. Dans leurs auditions, aucun des deux policiers ne reconnaît avoir prononcé ces mots et la confrontation organisée entre eux n’a rien apporté de plus. «Je n’ai jamais dit ces propos, en tout cas je ne m’en souviens pas et je ne me souviens pas que [Florian M.] les ait prononcés également», déclare Julien L.

Florian M., passé par la compagnie de sécurisation et d’intervention de Seine-Saint-Denis (CSI 93) et la Brav-M avant d’être affecté tout récemment à la compagnie motocycliste des Hauts-de-Seine, est toujours incarcéré. Une demande de mise en liberté a été rejetée le 10 août par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles. Contacté, l’avocat du policier n’a pas donné suite. Le dossier professionnel de l’agent indique qu’il avait été décoré pour sa participation au maintien de l’ordre lors des manifestations des gilets jaunes et de celles contre la loi sécurité globale. En 2022, la hiérarchie saluait dans son évaluation annuelle un fonctionnaire «disponible, volontaire, sérieux, loyal» et qui «sait partager son expérience, notamment celle acquise lors de son affectation à la CSI 93». Cette année, ses chefs louaient un policier «doté d’une solide expérience de voie publique» et sa capacité à transmettre «ses connaissances aux jeunes gardiens de la paix de la Brav-M».

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