Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Newton traduit par Émilie du Châtelet

0
19 octobre 2023

Le manuscrit de la traduction des Principia Mathematica de Newton par la marquise du Châtelet est actuellement exposé dans le musée de la BnF. Cette traduction constitue un événement capital dans la vie intellectuelle de l’époque des Lumières, tant par sa portée scientifique que par le statut exceptionnel de la traductrice, l’une des premières femmes physiciennes de l’époque moderne. 

Étienne-Louis Boullée, Cénotaphe de Newton, dessin, 1784. BnF, Estampes et photographie
 

Qui ne connaît la célèbre anecdote, auréolée de légende, de Newton découvrant la gravitation à l’occasion de la chute d’une pomme, tandis qu’il s’adonnait à de méditatives réflexions ? Le célèbre mathématicien et physicien anglais, déjà renommé dans les milieux scientifiques pour ses expériences novatrices d’optique ayant notamment permis la conception d’un télescope sans aberration chromatique, et pour ses travaux sur les orbites elliptiques des planètes, assoit définitivement son statut de génie fondateur de la science moderne par la publication en latin de ses Philosophiæ naturalis principia mathematica, (1687) qui révolutionnent les conceptions physiques et astronomiques de son temps. 

Portrait gravé d'Isaac Newton. Bibliothèque centrale du Muséum national d'Histoire naturelle

S’écartant des spéculations métaphysiques de Descartes, Newton établit dans son livre les trois lois fondamentales du mouvement des corps, ainsi que la loi de la gravitation universelle ; ces postulats théoriques féconds, alliés à des démonstrations mathématiques rigoureuses, lui permettent dès lors de proposer une explication rationnelle globale de la marche de l’univers, de la rotation des planètes autour du soleil à la chute des corps sur terre, balayant définitivement les vieilles conceptions géocentriques et aristotéliciennes, et ouvrant la voie de la physique moderne, expérimentale et prédictive.
 

Étienne-Louis Boullée, Cénotaphe de Newton, coupe avec sphère armillaire, dessin, 1784. BnF, Estampes et photographie

Ce monument fondateur de la science moderne, qui influencera profondément la vision du monde et les conceptions philosophiques du siècle des Lumières, ne sera traduit en français qu’en 1759, après trois éditions successives en latin et une traduction anglaise de Motte (1729) ; l’auteur de cette traduction se trouve être une femme, Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet. 

Longtemps cantonnée par l’historiographie à son rôle de muse et amante de Voltaire, ce brillant esprit mondain, issue de la meilleure aristocratie de robe de l’Ancien Régime, se trouve être l’une des premières et des plus brillantes femmes de science de l’époque moderne. Ayant bénéficié de l’excellente éducation de ses frères par libéralisme paternel, conjuguant la fréquentation passionnée des savants à l’amour patient de l’étude, Émilie du Châtelet ne tarde pas, en dépit des entraves inhérentes à sa condition de femme (l’Académie des sciences fondée par Colbert se refuse catégoriquement à admettre en son sein des représentantes du beau sexe), à se faire une place dans l’Europe savante de son époque.

Portrait d'Émilie du Chätelet, in Galerie française ou portraits des hommes et des femmes célèbres qui ont paru en France... vol. 1, Paris, 1771-72
BnF, Arsenal

Introduite aux idées philosophico-scientifiques de Newton par Voltaire de retour d’Angleterre à partir de 1735, elle étudie assidûment les progrès des mathématiques et de la physique lors des années de compagnonnage passées avec son amant au château de Cirey, jusqu’en 1739. Elle collabore aussi aux Éléments de la philosophie de Newton de Voltaire (1738), dont elle regrette néanmoins l’approche trop vulgarisatrice. 
 

Portrait de Voltaire et épître liminaire à Madame du Châtelet, in Éléments de la philosophie de Newton, donnés par M. de Voltaire, nouvelle édition, Londres, 1738. BnF, Arsenal

Initiée par Samuel Koenig à la pensée de Leibniz, à la fois divergente et complémentaire de celle de Newton, elle tentera de rédiger une présentation de son système à destination du public français dans ses Institutions de physique (1740). Sa reconnaissance intellectuelle par la communauté scientifique européenne trouvera une consécration en 1746, par son élection à l’Académie des sciences de Bologne, en Italie.

Madame du Châtelet et le comte Francesco Algarotti, gravure de G. M. Pitteri d'après Piazzetta, in F. Algarotti, Il Newtonianismo per le dame, ovvero Dialoghi sopra la luce e i colori, Venise 1737. BnF, Arsenal

La marquise du Châtelet consacrera les cinq dernières années de sa vie, de 1745 à 1749, à la réalisation d’un projet éditorial et scientifique ambitieux : la traduction des Principia mathematica de Newton en français. Si le monumental ouvrage du physicien anglais bénéficiait déjà d’une grande notoriété et d’une large diffusion dans les milieux savants, maîtrisant sans conteste la langue latine, aucune transposition dans la langue de l’élite aristocratique européenne n’avait encore été entreprise, au vu de la difficulté d’un texte elliptique déployant des concepts novateurs, et de la technicité des démonstrations qui l’accompagne.
 

Principes mathématiques de la philosophie naturelle, par M. Newton, traduits en français par Madame la marquise du Chastellet, avec un commentaire sur les propositions qui ont rapport au système du monde. Début du premier cahier. BnF, Manuscrits, Français 12266

L’enjeu de l’entreprise d’Émilie du Châtelet est alors double : il s’agit à la fois de transcrire fidèlement en français la rigueur démonstrative et le vocabulaire conceptuel de la pensée newtonienne, en évitant l’écueil d’une simplification déformante pour le « grand public », et de moderniser la présentation technique des notions et démonstrations en s’appuyant sur les progrès des mathématiques enregistrés depuis une soixantaine d’années. Ainsi, la marquise privilégie les approches analytiques, permises par les progrès du calcul différentiel, là où Newton recourait encore largement, dans le sillage de la tradition antérieure, aux raisonnements par figures géométriques dans l’espace euclidien.
En outre, elle ne se limite point à une simple traduction du texte, transposé dans le langage scientifique de son temps, mais elle prévoit également de rédiger un long commentaire à la suite de l’œuvre, visant tant à une présentation didactique du modèle astronomique newtonien, qu’à une prolongation de ses méthodes appliquées aux trajectoires des astres comme au phénomène des marées océaniques. Pour mener à bien son travail, interrompu périodiquement par des séjours mondains et une idylle malheureuse avec le marquis de Saint-Lambert, la marquise sollicite l’appui de Clairaut, célèbre mathématicien et astronome français qui contribua à diffuser et étayer les théories newtoniennes.

Français 12266, f. 266r
 

Français 12268, f. 146r

La dernière année de la vie de Madame du Châtelet est particulièrement mouvementée et dramatique : enceinte à 42 ans de Saint-Lambert qui se détourne d’elle, elle présage d’une grossesse difficile, ce qui la presse de terminer son ouvrage à un rythme effréné. Soucieuse de sa renommée future, et alors qu’elle est paralysée par des douleurs rénales, elle adresse son manuscrit à l’abbé Sallier, garde des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, en l’accompagnant de ce mot : « Je vous supplierai de vouloir bien mettre un numéro à ces manuscrits et de les faire enregistrer, afin qu’ils ne soient pas perdus ». Le texte envoyé (BnF, Manuscrits, NAF 12266-12268) ne constitue cependant pas la version finale du manuscrit, édité à titre posthume après des révisions de Clairaut en 1759, mais un état de travail intermédiaire, truffé de commentaires de la traductrice et de points à éclaircir. La marquise s’y montre davantage perméable à l’influence de Leibniz que dans la version finalement éditée du texte, pour sa part très fidèle à l’orthodoxie newtonienne, qui avait connu quelques infléchissements et remises en question suite aux nouvelles découvertes.

Lettre de la marquise du Châtelet à l’abbé Sallier. Français 12267, f. 4r

Émilie du Châtelet meurt le 10 septembre 1749, quelques jours après son accouchement – et l’achèvement de la rédaction de son ouvrage. Elle laisse à la postérité une traduction claire et fidèle du grand œuvre de Newton, adaptée au contexte intellectuel et scientifique de son époque et enrichie d’un commentaire, témoignant tant de son appropriation des concepts et méthodes du génial savant, que de ses tentatives de relecture critique ou d’approfondissement de certains problèmes particuliers. C’est dans cet équilibre entre fidélité et innovation, clarté et exactitude, que réside la valeur de l’œuvre de traductrice de Madame du Châtelet, qui fait autorité encore aujourd’hui.

Principes mathématiques de la philosophie naturelle [traduit du latin] par feue madame la marquise Du Chastellet, Paris, 1759, t. 1. BnF, Réserve des livres rares
 

Pour aller plus loin :

Isaac Newton et Émilie du Châtelet, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, édition critique du manuscrit par Michel Toulmonde, Ferney-Voltaire, Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2015 

"Émilie du Châtelet et les sciences", billet de blog Gallica 

 

 

 

 

 

 

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.