Jean-Marie Le Pen, le journal d'un condamné

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Jean-Marie Le Pen, le journal d'un condamné

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Aucun autre homme politique de premier plan que Jean-Marie Le Pen n’a eu autant à fréquenter les prétoires, soit en tant que plaignant, soit comme accusé. Ici, comme témoin, en 1960-61
Aucun autre homme politique de premier plan que Jean-Marie Le Pen n’a eu autant à fréquenter les prétoires, soit en tant que plaignant, soit comme accusé. Ici, comme témoin, en 1960-61
© Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone

Entretien. Jean-Marie Le Pen est jugé ce mercredi pour des propos polémiques visant les homosexuels, notamment le policier tué dans l'attentat des Champs-Elysées en 2017. Un procès (prévu en juin) qui s'ajoute à beaucoup d'autres, nous a raconté l’ancien rédacteur en chef du Canard enchaîné Louis-Marie Horeau.

Jean-Marie Le Pen est convoqué ce mercredi 3 octobre au tribunal correctionnel de Paris (le procès avait dû être reporté mi juin en raison de son état de santé). Le cofondateur du Front national est jugé pour provocation à la haine ou à la violence envers les homosexuels et pour injures publiques. En décembre 2016, il déclarait que la pédophilie "a trouvé ses lettres de noblesse dans l'exaltation de l'homosexualité".  Il avait aussi critiqué l'hommage au policier tué dans l'attentat des Champs-Elysées, au cours duquel le compagnon de celui-ci s'était exprimé. Toute sa vie en politique est marquée par ces provocations, parfois suivies de longs procès. Retour sur ce parcours dans les prétoires avec l’ancien rédacteur en chef du Canard Enchaîné, Louis-Marie Horeau, responsable pendant 20 ans de la rubrique judiciaire de l'hebdomadaire satirique. Spécialiste du droit de la presse, il est toujours en charge aujourd’hui du contentieux et de la défense du journal qui a été poursuivi à plusieurs reprises par Jean-Marie Le Pen.

Jean-Marie Le Pen a été condamné plus de 25 fois pour apologie de crimes de guerre, provocations à la haine et à la discrimination, antisémitisme ou encore pour des injures publiques. Six de ces condamnations concernent les chambres gaz décrites comme un "détail" de l'histoire. Sa carrière politique est-elle à mettre en miroir avec cette histoire judiciaire ? Jusqu'où ? Est-ce caractéristique de l'extrême droite, du personnage, ou des deux ? 

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Je ne crois pas que cette série de dérapages de Jean-Marie Le Pen sur une très longue période - parce qu’il y a eu le "détail" mais aussi "Durafour crématoire"- soit caractéristique de l’extrême droite. En revanche, je pense que c’est un marqueur de Jean-Marie Le Pen lui-même ou en tous cas de cette famille particulière de l’extrême droite dont il fait partie et qui a besoin de transgression.
C’est la signature politique de Jean-Marie Le Pen depuis le début de sa carrière, une façon de se distinguer d’un bruit de fond politique qui lui paraît tiède, sans intérêt, inconsistant. Il ne veut pas être comme les autres et c’est aussi un slogan de sa famille politique qui "dit tout haut ce que les autres pensent tout bas". Sous-entendu : tout le monde pense tout bas, par exemple, que l’extermination des juifs est un "détail" de l'Histoire de la seconde guerre mondiale, mais Jean-Marie Le Pen est le seul à le dire. Une façon aussi de diluer et de banaliser l’infamie.  
Ses transgressions lui servent à se démarquer de ce qu’il a appelé à une époque l’UMPS. Tous les autres partis n'ont pas de consistance selon lui. Par ses formules à l’emporte-pièce, il cherche à se distinguer de ce "magma" qu’il vouait aux cent mille diables.

Pourquoi Marine Le Pen s’est-elle écartée de cette stratégie de transgression ?

Marine Le Pen n’est pas tout à fait de la même chapelle politique, d’où le conflit. La fille ne veut pas tomber dans ces dérapages. Elle veut essayer d’être un parti certes à la droite de la droite, mais convenable : une formation qui puisse participer au pouvoir. Elle doit donc accepter un certain nombre de codes de conduite. Jamais la présidente du désormais « Rassemblement National » ne se laissera aller à un dérapage public de cette nature qui lui ferait perdre les voix qu’elle essaye de grignoter sur la droite traditionnelle. Au revoir le « Front », trop compromis avec la figure tutélaire du « Vieux », bonjour le « Rassemblement » au visage propret, et convenable que tente d’imposer Marine. A contrario, son père se trouvait très bien dans son bunker isolé avec sa marque particulière, et la célébrité qui allait avec.

Jean-Marie Le Pen a beaucoup fréquenté les prétoires. Le droit est central dans la famille Le Pen. Lui-même a reçu une formation en droit ?

Oui, il a fait des études de droit. Il a même été, en 1949, le Président de la "Corpo", l’association d’étudiants en droit marquée à droite. Les Le Pen, c’est une famille de juriste. Le père a d’ailleurs un goût prononcé pour la procédure. Il a intenté des dizaines de procès contre des journaux en particulier. Jean-Marie Le Pen occupait ses avocats quasiment à plein temps ! Reconnaissants, ceux-ci lui ont offert, en 1991, une compilation de tous les jugements et arrêts le concernant. Ce qui représente pas moins de trois solides volumes reliés cuir. Aucun autre homme politique de premier plan n’a eu autant à fréquenter les prétoires, soit en tant plaignant, soit comme accusé.

Comme plaignant, Jean-Marie Le Pen a développé une véritable stratégie politique. Dans les années 80, il utilise les prétoires comme tribune. Et il bénéficie d’une sorte d’état de grâce judiciaire. Même s’il exagère un peu en proclamant "Je gagne tous mes procès", il est vrai qu’il en gagne beaucoup, et s’en glorifie davantage. Cela lui permet de proclamer haut et fort ses victoires contre des détracteurs qui le persécutent, et de s’octroyer des brevets de respectabilité. 

C’est à partir de 1985 que cette machine a commencé à se gripper. Les succès se font plus rares : sans doute les juges se sont lassés d’être les faire valoir du chef du Front. Et les condamnations commencent à pleuvoir : dans l’affaire du "détail", pour des propos antisémites, pour des "incitations à la haine", etc. Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen est un plaideur beaucoup plus circonspect.

"Quand nous préparions une audience, il piaffait d’impatience. Il aurait voulu plaider lui-même !"

Est-il présent lors de ses procès ? Un, des avocats "historiques", fidèles, l'ont défendu pendant des années ?

Poursuivi ou poursuivant, Jean-Marie Le Pen est très souvent présent aux audiences et il tient à intervenir dans les débats. L’un de ses anciens avocats m’a confié un jour : "Il a toujours adoré les procès. Quand nous préparions une audience, il piaffait d’impatience. Il aurait voulu plaider lui-même !"

Avec le temps, ses avocats ont évidemment beaucoup changé. L’avocat George-Paul Wagner, avec qui il a beaucoup travaillé, est aujourd’hui décédé . Actuellement, son avocat préféré est Wallerand de Saint-Just, qui est par ailleurs trésorier du "Rassemblement National" et qui a été candidat aux municipales à Paris. C’est lui qui défend la famille Le Pen et notamment le père.

Pour les procès d'avant 2015, date qui marque le début du processus d'exclusion de Jean-Marie Le Pen du FN, comment Marine Le Pen participe-t-elle à cette histoire judiciaire ?

Il y a eu une période assez courte pendant laquelle elle a participé à la défense de son père. Lorsqu’elle était jeune avocate elle a travaillé avec Maître Wagner et elle a plaidé plusieurs fois pour son père dans des procès en diffamation, souvent en complément de Wagner. La plupart du temps, il s’agissait de procès de deuxième importance. Elle n’a jamais eu un rôle central dans la défense juridique de son père. (dans la vidéo ci-dessous, elle est présentée comme appartenant au service juridique du Front national)
 

Jean Marie Le Pen a été poursuivi à de nombreuses reprises mais il est aussi parfois, souvent ? plaideur. Le Canard Enchaîné a ainsi perdu plusieurs procès intentés par l'ancien leader frontiste. De quoi relèvent ces affaires ? 

Le Canard enchaîné a été attaqué une dizaine de fois par Jean-Marie Le Pen et trois affaires ont été perdues.  

Le premier procès que nous avons perdu concerne l’héritage dont il a bénéficié de la part d’Hubert Lambert, qui était l’héritier des cimenteries du même nom. Cet homme qui appartenait à l’extrême droite était très riche, mais alcoolique et pas très équilibré. A la fin de sa vie, il a légué toute sa fortune à Jean-Marie Le Pen. Pour lui, c’était un acte militant et c’est ainsi que Jean-Marie Le Pen s’est retrouvé à la tête d’une fortune importante qui a fait sa prospérité. Parmi les biens dont il a hérité, il y a par exemple le domicile de Hubert Lambert, la villa de Montretout, qui a elle seule représente une valeur importante : c’est un parc absolument magnifique avec plusieurs bâtiments et une grande maison. Et puis, il y avait aussi des liquidités et des actions qu’apparemment la famille Lambert a gardé. Comment Jean-Marie Le Pen a-t-il obtenu cet héritage ? Il y a eu à l’époque des accusations portées contre lui sur la façon dont il avait réussi à obtenir un testament. Un simple écrit manuscrit qui a d’ailleurs été contesté devant la justice. Tous les confrères qui se sont intéressés à cette affaire ont eu droit à un procès de Jean-Marie Le Pen et les choses étaient tellement compliquées que pratiquement tout le monde l’a perdu, y compris le Canard Enchaîné.
Quand un tribunal rend un jugement dans une affaire comme ça, il y a un message subliminal qui est donné par le montant de la condamnation. Nous avons été condamnés de façon très modérée car le dossier n’était pas absolument ficelé. Le tribunal semble avoir eu  l’impression que nous n’étions pas très loin d’une part de vérité. Je pourrai vous en parler des heures ! Hubert Lambert avait le testament facile mais un seul de ses cousins est allé devant les tribunaux en disant « Moi aussi, j’ai un testament ! ». Le procès n’a pourtant jamais eu lieu. Les deux hommes ont préféré s’entendre pour ne pas voir tous les testaments annulés, et tout perdre au profit de la famille Lambert. Et c’est ainsi que Jean-Marie Le Pen est devenu riche. 

La deuxième affaire emblématique concerne l'ex femme de l'ancien leader frontiste 

Elle s’appelle Pierrette Le Pen, une femme à la personnalité pittoresque. Elle a quitté Jean-Marie Le Pen pour un de ses amis politiques, ce que l’ex Président du FN a très mal pris. S’en est suivi un divorce très violent et conflictuel avec des déclarations publiques à l’emporte-pièce, dont Jean-Marie Le Pen a le secret y compris sur sa vie privé. Mais il y a eu une riposte assez inhabituelle de Madame Le Pen. Pour mettre en rage son ex-mari, elle a posé nue dans Playboy, magazine dit « de charme », en tenue de soubrette et en train de faire le ménage.

A l’époque, j’avais reçu par un lecteur une photo de Jean-Marie Le Pen nu en train de se changer sur une plage de Nouvelle-Calédonie. Il avait oublié de se cacher. Nous n’aurions jamais publié cette photo si Pierrette n’avait pas pris cette initiative. Nous nous sommes donc amusés à publier les deux photos côte à côte, avec ce titre : "Le fesse à fesse du couple infernal". Dans un premier temps, il nous a été rapporté que Jean-Marie Le Pen a beaucoup ri. Puis, il s’est dit que ce n’était pas très bon pour son image d’homme d’Etat… et qu’il fallait éviter que d’autres journaux fassent la même chose. Donc il nous a poursuivi. Il était difficile de soutenir qu’il n’y avait pas d’atteinte au droit à l’image : le tribunal nous a condamné. Nous avons écopé de 50 000 francs par fesse à payer à Jean-Marie Le Pen ! (100 000 francs)

La troisième affaire concerne la torture en Algérie. Vous faites partie de ces journaux avec Libération qui avez subi un procès pour avoir enquêté sur ce passé sulfureux de Jean-Marie Le Pen. 

En ce qui nous concerne, l’affaire remonte aux élections européennes de 1984. La liste présentée par Jean-Marie Le Pen va très probablement avoir des élus cette année là. Le rédacteur en chef du Canard Enchaîné à l’époque, Gabriel Macé, fait un petit papier à la Une du journal intitulé : "Un tortionnaire va-t-il entrer à l’Assemblée Européenne ?". A cette époque, Jean-Marie Le Pen laissait dire qu’il avait procédé à des tortures pendant la guerre d’Algérie, il l’avait même dit à la tribune de l’Assemblée nationale. Il nous semblait donc possible de le rappeler dans cette circonstance électorale. Mais Jean-Marie Le Pen était à alors en recherche de respectabilité. Il nous a donc fait un procès ! Nous avons été complètement pris à contrepied car il avait parlé de ses actes à de multiples reprises. Il nous revenait désormais d’apporter les preuves. J’ai eu la chance d’être chargé de mener une enquête poussée pour étayer les propos tenus par Gabriel Macé dans son petit papier. Je me suis rendu plusieurs fois à Alger où j’ai retrouvé des personnes qui avaient été directement interrogées et maltraitées par Jean-Marie Le Pen. Nous en avons choisies quatre que nous avons cité comme témoins au procès. Ce procès qui s’est ouvert le 21 mars 1985 a été retentissant et passionnant avec des moments terribles de confrontations entre Jean-Marie Le Pen qui était présent aux audiences et le récit des témoins. L’un d’entre eux a par exemple expliqué à la barre qu'il avait craqué sous la torture et qu’il avait parlé. Il avait donné les noms de quelques camarades du FLN. Après cet interrogatoire, il avait été enfermé dans un réduit dans lequel il avait trouvé une bouteille qu’il avait cassé et avec laquelle il s’était ouvert le cou. Il n’en est pas mort mais Jean-Marie Le Pen s’est dit qu’il avait peut-être encore des choses à dire et il l’a emmené à l’hôpital pour le faire soigner en se disant qu’il pourrait le réinterroger plus tard. Lors de l’audience, Jean-Marie Le Pen a commis une erreur extraordinaire, il s’est levé et il a dit : "Il est gonflé celui-là, je lui ai sauvé la vie !" Il s’est rendu compte trop tard qu’il validait ainsi le récit de ce témoin !

A l’issue de ce procès, suivi par toute la presse, y compris à l’étranger, la justice nous a étonné. Le Canard Enchaîné a été relaxé ! Le tribunal a relevé que Jean-Marie Le Pen avait toujours approuvé l’usage de la torture pour éviter les attentats et pour lutter contre le FLN. "On ne peut pas, a dit le tribunal, considérer qu’on est déshonoré quand on vous impute le fait d’avoir commis un acte que vous estimez juste". Mais la Cour d’appel, saisie par Le Pen, n’a pas été de cet avis. Elle a estimé que l’imputation d’actes de torture constituait bien une diffamation, quel que soit l’avis du plaignant sur la question. Puis elle nous a rappelé que la bonne foi du journaliste s’apprécie au moment où il est écrit. Or notre enquête avait été réalisée après la publication de l’article poursuivi qui accusait Jean-Marie Le Pen de torture. La Cour d’appel n’a donc pas regardé notre travail. Le défilé des témoins et ce procès passionnant n’avaient aucun intérêt pour elle ! L’affaire est montée jusqu’à la Cour de cassation, qui a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, donc le Canard Enchaîné a fini par être condamné. De façon très légère, mais condamné. 

Il y a quand même eu une session de rattrapage. Quelques années plus tard, en 1992, nous avons publié un supplément trimestriel entièrement consacré à Jean-Marie Le Pen. J’ai repris la plume et de nouveau raconté les faits de torture de Jean-Marie Le Pen. Il a de nouveau poursuivi. Mais cette fois, devant le tribunal, Le Canard a brandi l’enquête qui avait bien été faite avant la publication de l'article poursuivi ! Le tribunal a été obligé de reconnaître que nous avions les éléments factuels suffisants. Il nous a relaxé. Jugement confirmé par la Cour d’appel puis par la Cour de cassation. Aujourd’hui, quand on écrit que Jean-Marie Le Pen a été un tortionnaire en Algérie, nous disposons donc d’un arrêt définitif qui dit en substance : "Oui, en faisant une enquête sérieuse vous avez pu en conclure que Jean-Marie Le Pen avait torturé des Algériens pendant la guerre". Mais cela représente dix ans de procédure ! 

Ancien rédacteur en chef du Canard Enchaîné, Louis-Marie Horeau fut responsable pendant vingt ans de la rubrique judiciaire de l'hebdomadaire satirique
Ancien rédacteur en chef du Canard Enchaîné, Louis-Marie Horeau fut responsable pendant vingt ans de la rubrique judiciaire de l'hebdomadaire satirique

Aujourd’hui, on peut donc affirmer que Jean-Marie Le Pen a exercé des tortures en Algérie sans être poursuivi ?

Oui, on peut tout à fait dire que Jean-Marie Le Pen a exercé ses talents en Algérie, y compris des interrogatoires qui ont tourné à la torture et avec les moyens utilisés à l’époque, c’est-à-dire la gégène et la baignoire. Les éléments qui ont été apportés par le Canard Enchaîné et qui ont permis à la Cour de dire qu’il y avait des éléments suffisants peuvent être repris par n’importe qui. Ils ont d’ailleurs été repris par Michel Rocard. A la télévision, le 2 février 1992, il a parlé de Jean-Marie Le Pen de façon un peu lapidaire et il l’a traité de tortionnaire. Jean-Marie Le Pen a poursuivi mais l’ancien Premier Ministre a fini par obtenir une décision favorable à la suite d’une longue procédure judiciaire qui s’est achevée en novembre 2000, par un arrêt rendu par l’assemblée générale de la Cour de cassation. Rocard et ses avocats se sont appuyés sur notre enquête et sur celles de nos autres confrères, Libération notamment, qui ont enrichi le dossier. Les témoins retrouvés en Algérie ont été filmés par le cinéaste René Vautiez, qui en a tiré un film disponible en DVD. Aujourd’hui, la messe est dite et il n’y a plus de condamnation de Jean-Marie Le Pen quand on affirme qu’il fut tortionnaire.