Rothko, intellectuel : lisez-le pour mieux regarder sa peinture

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Rothko, intellectuel : lisez-le pour mieux regarder sa peinture

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Maquette réalisée par le musée Tate Modern (alors encore appelé Tate Gallery) pour l'installation des Seagram murals de Rothko à Londres.
Maquette réalisée par le musée Tate Modern (alors encore appelé Tate Gallery) pour l'installation des Seagram murals de Rothko à Londres.
- Courtesy Tate

Rothko n'est pas seulement le grand peintre emblématique de l'art moderne, et aussi le plus coté. Celui qui déplace des foules entières pour ses grands formats iconiques de l'abstraction était un intellectuel. Dans un manuscrit longtemps resté inédit, on le redécouvre pour mieux lire ses toiles.

Vous vous êtes frayé un chemin - en dépit de la foule toujours plus nombreuse qu’il attire - jusqu’à la peinture de Mark Rothko et croyiez voir de grands formats iconiques d’un maître la peinture abstraite ? Raté : si ça se trouve, vous aviez en face de vous des temples grecs. C’est en tous cas ce que Rothko affirmera, sur le tard : “J’ai peint toute ma vie des temples grecs sans le savoir.” Il expliquera aussi qu’avec le recul, il pensait avoir été considérablement travaillé par les murs de Michel-Ange dans l’escalier de la Bibliothèque Médicis, à Rome, tandis qu’il s’était attelé à la série The Seagrass murals. Très célèbres, ces quatre tableaux dans des tons de rouge brûlé tirant vers le brun lui avaient été commandés en 1958, et étaient destinés au restaurant Four Seasons, dans le gratte-ciel Seagram sur Park avenue, à New York.

Prêtée par la Tate Gallery, de Londres, qui en a fait l’acquisition et réunira tardivement ces quatre œuvres que Rothko avait finalement renoncé à vendre à un restaurant, on retrouve cette série (parmi nombre d’œuvres encore) dans le dédale de  la grande rétrospective qui vient d’ouvrir cette mi-octobre 2023 à la Fondation Vuitton, à Paris, et qui court jusqu’au 2 avril 2024. Mais on peut désormais mieux l’appréhender à présent que des écrits de la main de l’artiste, et notamment un livre sur l’art qu'il avait laissé inachevé, ont été publiés. En 1988, dix-huit ans après la mort du peintre donc, un manuscrit avait en effet été retrouvé dans l’entrepôt à New York où Rothko l’avait laissé dormir. Les enfants du peintre, en particulier, se doutaient de l’existence d’un livre auquel leur père aurait travaillé dans sa jeunesse avant la consécration, ainsi qu’une poignée de ses proches, mais personne, alors, ne l’avait vu ou parcouru.  Publié pour la première fois en 2005 (chez Flammarion, pour la traduction française, sous le titre La Réalité de l'artiste), cet inédit, enrichi d’autres documents signés Rothko tels que des pans de correspondance, ou les brouillons d’une lettre adressée au New York Times, permet pourtant de suivre la pensée de l’artiste comme jamais cela avait été possible jusque-là. Et c’est considérable.

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Mark Rothko en 1961, neuf ans avant son suicide.
Mark Rothko en 1961, neuf ans avant son suicide.
© Getty - Kate Rothko / APIC

On y découvre par exemple des indications précises, et le vœu de l’artiste s’agissant de l’accrochage de ses œuvres, où il attend que nous plongions. Ce sont autant de dispositions qui permettent non seulement de mieux respecter la volonté du peintre à présent qu’il est le plus plus grand représentant de l’art moderne au monde (et aussi le plus coté) ; mais encore de le suivre tandis qu’il considère sa propre peinture, ses inspirations comme autant de sources, et finalement toute une vision du monde qui niche dans la matière de ses tableaux - pas si abstraits à bien y regarder.

"I don't speak english" : un trauma

Certains passages du manuscrit laissé par le peintre affermissent aussi ce qu’on pouvait connaître de sa trajectoire biographique, et de la manière dont non seulement Rothko a vécu sa vie, mais de ce qu’il en a pensé, lui, l’exilé natif en 1903 de Dvinsk (aujourd’hui en Lettonie). C'est-à-dire, lui qui avait posé devant les photographes, enfant, une pancarte autour du cou. Il avait dix ans, en transit, et quittait New York pour Portland, dans l’Oregon, ultime étape d’un périple entamé par la famille Rothkowitz (parfois orthographié Rothkowitch) qui avait fui la Russie des pogroms. Sur la pancarte, que le futur peintre portait au-dessus de son habit des écoles talmudiques, on pouvait lire, ce mois de septembre 1913 : “I don’t speak english”. La chercheuse Annie Cohen-Solal, qui lui a consacré une formidable biographie sociologique, tout simplement intitulée  Mark Rothko (parue en 2013 chez Gallimard), précise que le peintre racontera qu'avoir porté cette pancarte autour du cou sera l’une des expériences les plus traumatisantes de sa vie.

Trente-cinq ans après l’épisode de la pancarte, on retrouve Rothko dans les registres fédéraux : il a 38 ans et il vient de devenir citoyen américain. C’est peu de temps après que Rothko se met à écrire. Lui qui n'a pas encore obtenu sa toute première exposition individuelle (cela viendra l'année de ses 40 ans, deux ans plus tard), pose même les pinceaux, plus d’une année durant, pour se consacrer à l’écriture, alors que l’artiste connaît des moments de dépit. La première douche froide, outre l’expérience de l’exil, aura lieu à Yale, la prestigieuse université américaine de la côte Est où pourtant il avait été admis à 17 ans, lui, l’étranger qui débarquait à l’époque d’une des plus grandes vagues migratoires de toute l’histoire du pays : le nombre de Juifs issus d’Europe de l’Est était par exemple en train d’être multiplié par dix, au moment où Rothko gagnait les Etats-Unis, et l’opinion publique, autant que le personnel politique, ne cachaient pas leur hostilité.

Est-ce parce qu’il se sentira toujours étranger dans ce temple de l’élite lettrée américaine qu’il finira par en claquer la porte ? Admis en licence en 1921 pour y étudier bien autre chose que la peinture mais plutôt, parmi d’autres matières, les mathématiques où il excelle, celui qui se fait appeler Rothko abandonnait ses études en 1923. Annie Cohen-Solal, qui a ouvert la correspondance des administrateurs de Yale, éclaire ce départ par le sort qui était fait dans cette université aux juifs étrangers, qui se lamentent de voir intégrer tant d’élèves “Hébreux inscrits dans les écoles scientifiques” au point qu’en mai 1918, juste avant que Rothko n’en rejoigne brièvement les rangs, un doyen de la fac avait écrit au président de l’université : “Je pense que nous devons revoir notre position sur l’élément juif. Nous devons faire quelque chose pour les améliorer. Ils arrivent chez nous avec une grande rapidité. Si nous ne les éduquons pas, ils nous prendront de vitesse [...] Il y a quelques années, chacune de nos bourses de quelque importance était gagnée par un Juif. Nous devons bloquer les Juifs.”

Lecteur de Platon et de Nietzsche

Rothko, qui avait posé en tenue traditionnelle d’école religieuse, se sentait-il juif, lui qui n’avait plus jamais mis les pieds dans une synagogue après la mort de son père, pharmacien, six mois après son arrivée aux Etats-Unis où son fils était venu le rejoindre ? À Portland, sa famille vivra dans un quartier juif, entouré notamment de juifs allemands, plus riches et aussi plus à l’aise, mieux intégrés. Devenu peintre après avoir abandonné ses études à Yale et avoir visité pour la première fois un atelier dans la foulée, il avait lu Platon et Nietzsche, auxquels il se réfère lorsqu’il écrit, et faisait des ponts avec la tradition juive, dont le corpus théorique l’outillait depuis l’enfance.

Il y revient par exemple dans son manuscrit lorsqu’il se demande pourquoi l’artiste, en ce début des années 1940 où il écrit, échoue à réparer le monde - et c’est, dans son texte, une référence à la tradition juive portée par une expression en hébreu : Rothko évoque le concept de tikkun olan, dans la philosophie juive pour s’intéresser sur la mission de l’artiste dans le monde. Car chez lui, la peinture a “une forme d’action et une forme d’action sociale” : il rêve à la fois de la France des cathédrales, de “la Grèce de Périclès” et de “la Florence de Giotto”, et sous sa plume on comprend tout ce que cela dit d'un âge d’or. Pour Rothko, qui écrit en lecteur de Nietzsche, c’est l’art qui a permis aux Grecs de dépasser la souffrance. À la radio américaine, lui qui estimait que le monde n’avait plus jamais été le même après Picasso et Miró dans la mesure où “leur vision du monde a transformé notre vision des choses”, avait déclaré en 1943 qu’il revenait au fond à l’artiste “d’embrasser tout le drame humain”.

Cette photo date de 1944 ou 1945, indique Getty. Il n'a pas encore découvert les grands rectangles qui feront sa signature. Picasso ou André Masson l'inspirent.
Cette photo date de 1944 ou 1945, indique Getty. Il n'a pas encore découvert les grands rectangles qui feront sa signature. Picasso ou André Masson l'inspirent.
© Getty - APIC

"Le dernier livre des maîtres anciens", pour Daniel Arasse

Si  l’historien de l’art Daniel Arasse verra dans le manuscrit de Mark Rothko, qui consiste en réalité en plusieurs fragments rassemblés, “le dernier livre des maîtres anciens”, c’est aussi une clef d’entrée sans équivalent dans l’œuvre de celui qui est désormais le plus coté de l’art moderne, et une icone de l’abstraction. Or ce que l’on comprend, à le lire, c’est que c’est d’abord la transcendance que Rothko entendait peindre dans ces grands formats travaillés par la couleur.

Son livre permet de le suivre tandis qu’il évoque les grands courants de la peinture, de la Renaissance jusqu’aux surréalistes ; de regarder avec ses yeux érudits Rembrandt, Vinci ou Giotto ; de mieux comprendre comment il a pu sentir qu’il butait contre la figuration comme sur un mur tandis que lui n’aspirait qu’à représenter l’idéal.

En revisitant l’histoire de l’art depuis l’Antiquité, c’est aussi à sa propre place que Rothko travaille, et son œuvre qu’il entend arrimer dans le temps long de l’art. “Une expérience” : c’est ainsi que le peintre, tandis qu’il élaborait son écriture de soi et en même temps se situait dans ce temps long, estimait qu’il fallait aborder sa peinture. Vingt-cinq ans tout juste avant que les Ménil, ce couple de collectionneurs français exilés à Houston, au Texas, ne lui confient le soin d’une chapelle qui restera le grand monument œcuménique et dépourvu de culte de Rothko, on le suit donc en le lisant, qui nous guidait déjà, alors qu’il était encore en quête de son public et s’estimait trop peu reconnu alors.

“L’artiste invite le spectateur à entreprendre un voyage dans le champ de la toile”, écrivait Rothko en 1940 dans ce manuscrit qu’on retrouvera un demi-siècle plus tard : “Le spectateur doit se déplacer avec les formes de l’artiste au-dedans et au-dehors, au-dessous et au-dessus, en diagonale et à l’horizontale ; il doit dessiner une courbe autour de sphères, traverser des tunnels, descendre des plans inclinés, parfois accomplir des prouesses aériennes pour voler de point en point, attiré à travers l’espace par quelque aimant irrésistible.”

La chapelle de Rothko en 1977, 12 après sa commande par un couple de collectionneurs exilés à Houston, au Texas. On y trouve quatorze grands panneaux sombres.
La chapelle de Rothko en 1977, 12 après sa commande par un couple de collectionneurs exilés à Houston, au Texas. On y trouve quatorze grands panneaux sombres.
© Getty - Romano Cagnoni

Ecrits sur l’art, ce manuscrit réédité sur le tard (sous le titre La Réalité de l'artiste) par le fils de l’artiste Christopher Rothko, qui lui aussi a écrit sur l’œuvre de son père, existe désormais en poche, et dans les librairies des musées. S’il n’est pas aussi didactique qu’un audio-guide, il reste un outil important pour accéder à la voix de l’artiste, et parcourir avec lui son œuvre, nourri de son intention. Même si à présent qu’une foule immense se masse désormais devant ses tableaux, icones de l’abstraction dans le monde entier, ce n’est pas sans ironie qu’on le lit, qui écrivait : “À moins d’entreprendre le voyage, le spectateur passe réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau.”