Un corps de femme à moitié dénudé, encerclé d'hommes armés, d'un autre lui crachant dessus, fut, pour de nombreux internautes, leur première image du massacre du samedi 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas en Israël. L'organisation terroriste, qui filmait et diffusait sciemment cette scène, ce corps allongé face contre terre à l'arrière d'un pickup paradant dans Gaza, procédait ce jour-là à des centaines d'enlèvements de civil·es.

C'est d'ailleurs par ces images, et en raison des tatouages apparents sur son corps exhibé, que Ricarda Louk a reconnu sa fille Shani, 22 ans, kidnappée lors d'une rave party pour la paix dans le sud d’Israël.

Depuis la France, un appel à la reconnaissance d'un féminicide de masse

Lundi 30 octobre, cette germano-israélienne a informé la chaîne de télévision allemande NTV que son enfant n'était plus, un éclat d'os de son crâne venant d'être retrouvé et identifié à l'aide d'un échantillon d'ADN prélevé.

Vidéo du jour

"Des femmes ont été exhibées nues. Des femmes ont été violées", alerte vendredi 10 novembre un collectif de personnalités publiques (Charlotte Gainsbourg, Isabelle Carré, Anne Hidalgo, Elsa Zylberstein, Aurélie Filippetti...), qui signe dans Libération une tribune à l'initiative de l'association Paroles de femmes, appelant les ONG internationales à la reconnaissance d’un féminicide de masse. Et à le "regarder en face", "sans le lier au conflit israélo-palestinien".

"De nombreux civils sont morts, mais les femmes n’ont pas été tuées de la même façon que les autres." Paroles de femmes

"De nombreux civils sont morts, mais les femmes n’ont pas été tuées de la même façon que les autres. Les violences faites sur ces femmes correspondent en tout point à la définition du féminicide, c’est-à-dire, le meurtre de femmes ou de jeunes filles en raison de leur sexe", pour le collectif, dont la pétition sur change.org a collecté à ce jour - vendredi 17 novembre - près de 16 000 signatures virtuelles.

Quelques personnalités féministes avaient déjà déploré le "silence assourdissant" - selon l'expression de Yaël Mellul, porte-parole de Paroles de femmes - de certaines associations féministes et de défense des droits humains. "Apparemment, les femmes israéliennes, que les agresseurs ont filmées pendant qu'ils les violaient, les torturaient, les éventraient, les brûlaient vives, ces femmes-là ne méritent pas qu'on s'intéresse à leur histoire. Pire, on met en doute ce que leurs assassins et ravisseurs se sont fait une joie de diffuser partout sur les réseaux sociaux", s'indigne sur LinkedIn Myriam Levain, co-fondatrice de Cheek Magazine, média en ligne féministe, rattaché aux Inrocks.

Une enquête longue et difficile en cours, plusieurs témoignages

Mais que sait-on, pour l'heure, du sort des Israéliennes tombées dans les mains du groupe terroriste ? Mardi 14 novembre, la police israélienne a annoncé enquêter sur "plusieurs cas" de violences sexuelles qui auraient été commis par des hommes du mouvement islamiste palestinien. "Nous avons de multiples témoins dans plusieurs affaires", précise David Katz, chef de la section cyber de l'unité de police criminelle Lahav 433, surnommée "le FBI israélien", cité par l'Agence France-Presse (AFP).

Parmi eux, "S.", une survivante du festival de musique Tribe of Nova dans les sous-bois du kibboutz Reim, face à Gaza. Dans son audition, projetée à la presse, et relayée entre autres par le DailyMail ou le quotidien israélien Haaretz, elle décrit l'agression d'une femme, qui aurait été violée à tour de rôle par plusieurs membres du Hamas en uniformes militaires. Cette femme, "aux longs cheveux bruns" qu'ils "tiraient", était encore "vivante", "sur ses pieds", et "saignait du dos", d'après cette témoin qui aurait vu cette scène depuis sa cachette.

S. évoque également des mutilations : selon son récit, l'un des assaillants aurait coupé les seins de la victime, les autres auraient ensuite joué avec. Le dernier qui l'aurait violée lui aurait tiré une balle dans la tête. Il aurait continué à abuser d'elle après l'avoir exécutée. Une version soutenue par un homme aussi interrogé par la police, qui assure que cette témoin lui avait immédiatement fait part en ces termes de ce qu'elle venait de voir. 

Les autorités israéliennes affirment également avoir recueilli "plusieurs témoignages" des bénévoles de l'association religieuse Zaka (abréviation de "zihuy korbanot asson" en hébreu phonétique, "identification des victimes de catastrophes" en français), qui participent, par milliers, et depuis les premières heures suivant ces attaques, à la récupération et l'identification des dépouilles, notamment pour permettre l’inhumation des corps dans leur intégralité, dans le respect des lois juives. Dans leurs récits, rappelés le 9 novembre par Haaretz, certains de ces secouristes en gilets fluo mentionnent la découverte de nombreux corps de femmes nus, portant des signes de brutalités et d'abus.

Également partagé avec les journalistes - comme Jotam Confino, correspondant pour la BBC, aussi rédacteur d'un journal communautaire juif britannique, qui raconte sur X -, un cliché pris sur le site de la rave party montre une femme allongée au sol sur le dos, bas du corps dénudé, jambes écartées. Le corps de la festivalière visée présente des traces de brûlures à la taille et aux membres. Autre photo : autre femme nue, jambes écartées et culotte baissée.

"D'autres personnes dans l’équipe ont constaté des bassins, des jambes et des pelvis brisés." Sherry, en charge de la toilette mortuaire des victimes

Au centre d’identification des corps de Shura, près de la ville de Ramla dans le centre d'Israël, le docteur Alon Oz déclare avoir vu "des femmes brûlées avec les mains et les pieds entravés" et "des [impacts de] tirs sur les parties intimes", cite l'AFP. Des mutilations qu'il a "aussi" observé sur des corps de soldats hommes. Une femme prénommée Sherry, en charge de la toilette mortuaire, décrit des "sous-vêtements plein de sang" de certaines soldates. Dans son témoignage partagé par la police israélienne, elle ajoute : "D'autres personnes dans l’équipe ont constaté des bassins, des jambes et des pelvis brisés."

Ces dernières semaines, plusieurs autres récits ont été médiatisés. Trois d'entre eux sont ci-dessous relatés, mais nous ignorons s'ils sont pris en compte dans l'enquête policière en cours.

Lors d'une conférence intitulée "L'indicible terreur : violence basée sur le genre le 7 octobre", organisée le 12 novembre par Maimonides Society, une association juive de l'université d'Harvard - où, à l'instar d'autres campus américains théâtres de vives tensions, les étudiants se déchirent depuis l'attaque du Hamas en Israël et la riposte militaire israélienne à Gaza -, publiée sur YouTube par les organisateurs, puis relayée par le compte Instagram Paroles de Survivants, plusieurs cas ont été relatés. L'une des intervenantes, Dr Cochav Elkayam-Levy, présidente de la commission parlementaire israélienne sur les crimes commis contre les femmes le 7 octobre, dit "disposer" d'une "nouvelle vidéo particulièrement terrifiante", qui "contient des images de terroristes en train de torturer une femme enceinte encore en vie", de "l'éventrer", d'"arracher le fœtus", et de "couper sa poitrine pendant qu'ils la battent". 

Autre témoignage horrifiant : celui d'un ambulancier des forces spéciales israéliennes. Dans une vidéo diffusée le 25 octobre par Republic TV, chaîne d'information indienne de langue anglaise, il raconte, de dos, être entré dans une maison familiale du kibboutz Be’eri - où plus de 10% de la population a été massacrée le 7 octobre - et avoir "vu deux jeunes filles couchées : une sur le lit, une à terre, dans la chambre." "L’adolescente de 14 ou 15 ans est couchée au sol sur le ventre, son pantalon est baissé, et elle est à moitié nue, ses jambes sont écartées, grandes ouvertes et il y a des restes de sperme sur son dos", détaille-t-il. "Quelqu’un l’a exécutée juste après l’avoir brutalement violée en lui tirant une balle dans la tête. Elle a été laissée là, dans un tas de sang."

Pour la plateforme de recensement de témoignages du 7 octobre The West Is Next, Hila Fakliro, qui était barmade au festival de musique électronique attaqué, affirme face caméra avoir vu une vidéo publiée par le Hamas, dans laquelle "ils violent une de [ses] amies". "Et après ils l’ont tuée, pour prendre ensuite son corps à Gaza. Elle n’était même pas vivante quand ils l’ont kidnappée."

Des atrocités qui font craindre le pire pour les otages

Les policiers, qui devraient enquêter durant encore "six à huit mois" dixit David Katz, collectent des images de vidéosurveillance et analysent les informations lâchées par les suspects arrêtés après ces attaques. À ce stade des investigations, le chef de la section cyber de l'unité de police criminelle Lahav 433 dit ne pas pouvoir établir que le Hamas avait donné des instructions pour violer des femmes mais soutient que "rien n’a été commis au hasard".

Si elle a "rassemblé des indices visuels, des preuves ADN, (...) des photos détaillées des corps", selon Dead Elsdunne, porte-parole de la police israélienne, cette dernière est confrontée à plusieurs obstacles. Sur les 1 200 victimes recensées, "des centaines" de corps étaient dans un état très dégradé, selon la police. Nombreux d'entre eux n'ont pas été photographiés, aussi "en raison du chaos qui a suivi l'attaque", pointe Haaretz, et de l'urgence de l'identification des cadavres.

The Guardian révèle l'inquiétude des associations féministes israéliennes quant à ces manquements dans la préservation des preuves médico-légales avant que les corps n'aient été rendus aux familles endeuillées pour les obsèques. "Les preuves médico-légales ont également été enterrées", commente Tal Hochman, responsable des relations gouvernementales au sein du Réseau des femmes israéliennes.

"La grande majorité des victimes des viols et autres agressions sexuelles (...), dont des mutilations génitales, ont été assassinées et ne pourront jamais témoigner", explique Dr Cochav Elkayam Levy, aussi citée par l'AFP. Certaines possibles survivantes pourraient mettre des années à témoigner, du fait du traumatisme.

Le témoignage de l'une d'elle, qui aurait été livré à la police israélienne, a été rapporté par Yaël Mellul sur le plateau de Laurence Ferrari, également signataire de la tribune de Libération. "J’ai été violée. Le Hamas m’a violée devant mon petit-ami, cite l'interviewée. L’un d’eux m’a tenu un couteau sous la gorge, l’autre m’a tenue par derrière. (…) Le cauchemar a duré des heures. Il y a avait 25 monstres." 

Une autre difficulté : la question des violences sexuelles dont pourraient être victimes les 80 femmes parmi plus de 200 otages. Le jour de l'assaut, l'une d'elle, Naama Levy, est apparue dans une vidéo diffusée par le Hamas, ligotée, tirée par les cheveux, poussée pour entrer à l'arrière d'une Jeep. Sur l'enregistrement, des traces de sang sont visibles à plusieurs endroits du corps de la jeune femme de 19 ans, notamment sur son jogging, au niveau du fessier.
Les familles des otages redoutent le pire, tandis que certains hôpitaux israéliens se sont préparés à accueillir ces derniers lors de leur possible libération, indique l'AFP : un protocole conçu par des associations féministes et d'aide aux victimes a été instauré, le personnel a été formé à une prise en charge et une écoute particulières.

Par ailleurs, l'une des captives aurait donné naissance à son bébé, a informé le 15 novembre Sara Netanyahou, dans une lettre adressée à Jill Biden, et diffusée par le bureau de son époux, le Premier ministre israélien. Aucune information sur les conditions dans lesquelles cet accouchement s'est déroulé ne semble connue par la presse.

Le viol comme arme de guerre : une experte nous répond

Avec plusieurs consœurs de Youpress, collectif de journalistes indépendants, Leïla Miñano a enquêté sur le viol comme arme de guerre pour la campagne Zero Impunity. Elle a aussi co-signé en 2014 La guerre invisible - enquête sur les violences sexuelles dans l'armée française (Les Arènes). La journaliste saluée pour ses travaux par l'ONU Femmes nous éclaire sur l'histoire et l'emploi du viol en conflits armés. 

Marie Claire : Dans quel cas peut-on dire que le viol est utilisé comme une arme de guerre ?

Leïla Miñano : L'expression est souvent utilisée comme terme générique, mais juridiquement, pour pouvoir dire que le viol est utilisé comme arme de guerre, il faut qu’il y ait une stratégie derrière : celle de détruire l’ennemi, en donnant, par exemple, des ordres de viol.

Des leaders d'une armée qui donnent des ordres en ce sens ou blanc-seing aux soldats, ce n'est pas la même chose que des combattants qui commettent des violences sexuelles de manière sporadique.

Lorsque des cours internationales sont saisies, l'un des rôles des enquêteurs est de déterminer s'il y a eu, ou non, une stratégie. Prouver le viol est une première étape, prouver son caractère massif est la suivante, mais prouver que des ordres ont été donnés est la plus difficile. 

Historiquement, pourquoi des groupes armés emploient le viol comme une arme ?

On dit souvent du viol employé comme arme de guerre qu'il est une bombe à fragmentation. S'en prendre ainsi au cœur de la société civile est un outil tactique de démoralisation de ce qu'on appelle l'arrière. La visée est de détruire le tissu qui va soutenir les combattants.

Les violences sexuelles peuvent aussi être utilisées pour détruire les combattantes elles-même, comme les militantes du Front de libération nationale (FLN), qui ont été violées de manière répétée dans les geôles françaises, ou les activistes ukrainiennes du mouvement Maïdan par l'armée russe.

Il y a cet objectif général de démoralisation, mais aussi des subtilités. Plus précisément, cela dépend à quel conflit on en réfère.

Si l'on parle de viols comme arme de guerre dans le cadre d'un génocide, les Yézidies avec l’État islamique, ou les femmes bosniaques en ex-Yougoslavie, l'intention était de faire disparaître une partie de la population, en les violant de manière systématique, dans la perspective d'une purification ethnique.

Les violences sexuelles peuvent aussi être commises dans le cadre d'une armée d'État, donc de conflits armés réguliers, dans une optique de revanche contre l'ennemi militaire. Ce fut le cas lors de la défaite allemande, lorsque les forces russes sont entrées dans Berlin et ont violé massivement les femmes allemandes. Après la Seconde guerre mondiale, l'armée française a aussi violé massivement des femmes italiennes : les soldats se vengeaient ainsi du soutien des Italiens à l'Italie fascite. 

En 2021, une tribune publiée dans Haaretz dénonçait les violences ciblées des soldats de l'armée israélienne envers des femmes palestiniennes. Le rapport "Violence against palestinian women", soumis au Haut commissariat des droits de l'homme, rapporte des menaces de viols, des mises à nues, et des violences basées sur le genre, commises notamment contre les Palestiniennes en détention. 

Au fil de vos enquêtes, vous avez constaté une impunité pour les auteurs de violences sexuelles perpétrées dans un tel contexte. 

La règle, c’est l’impunité des auteurs de violences sexuelles, totale pour les dirigeants, et la plupart du temps pour les soldats. Désormais, nous parlons du viol en temps de conflit, et pour autant, il y a très peu de condamnations en justice ou de formations des soldats sur ce sujet. Ils sont pourtant formés à bien d'autres choses, comme à la sécurité informatique. Mais la formation des troupes aux droits humains, des femmes, et des populations civiles côtoyées en opérations extérieures, n'est toujours pas considérée comme une priorité par les armées.