
TÉMOIGNAGE - Le rapport Ciivise est rendu et montre l’ampleur du « problème » que représente l’inceste : 160 000 enfants concernés par an. « Un système d’impunité » et un « déni dans toute la société », selon les mots du coprésident de la Commission.
On parle de la nécessité de dépister, de la libération de la parole… Mon expérience me fait poser la seule vraie question : chacun d’entre nous veut-il vraiment entendre parler d’inceste - au-delà des chiffres, au-delà de l’émotion lointaine ? Comment réagiriez-vous si un neveu, un cousin, un membre de votre famille vous révélait avoir subi des attouchements ou pire ?
Personne n’avait vraiment envie de savoir
J’ai été victime d’inceste de la part de mon père qui a agi, et de ma mère qui l’a couvert. J’ai grandi dans une espèce de confusion imposée : la famille bourgeoise et respectable en dehors, le chaos dès que les portes de la maison se refermaient. Après une enfance émaillée d’efforts pour parler de mon mal-être, mon adolescence a été chaotique. Tentatives de suicide, médicaments, alcool…
Déjà à l’époque, je m’étais rendu compte que personne n’avait vraiment envie de comprendre mes difficultés. Mes parents avaient la capacité incroyable de contrôler les apparences, si bien que je passais pour celle qui voulait se rendre intéressante ou qui surréagissait. J’en ai pris mon parti, j’ai suivi une thérapie pour mettre « tout ça » sous contrôle et j’ai choisi de n’en parler à personne - en partie parce que tant que je n’en parlais pas, cela ne me semblait pas vraiment réel. Ensuite, j’ai tracé ma route et construit ma vie. J’ai fait des études, je me suis mariée, j’ai eu des enfants. J’ai rompu les liens avec mes parents.
Je n’étais pas la seule victime dans ma famille
Pour ma sœur, les choses ont été différentes. Elle a toujours eu une loyauté envers nos parents, et a passé sa vie à minimiser les violences physiques et morales, en occultant le reste. Jusqu’au moment où ses souvenirs n’ont plus pu être refoulés, la plongeant en enfer. Tentatives de suicides, séjours en hôpital psychiatrique de plusieurs mois, alcoolisation… On a parlé de « dépression », « d’alcoolisme ». Pas d’inceste.
Ce qui m’a le plus frappée, c’est l’indifférence complète des personnes qui connaissaient ma sœur et mes parents. Je dis souvent qu’il ne faut surtout pas poser de question si vous n’êtes pas sûr de vouloir entendre la réponse et manifestement, l’ensemble de ma famille, oncles, tantes, et anciens de la paroisse, avaient parfaitement adopté ce principe. On demandait des nouvelles (parfois), on passait à un autre sujet (très vite).
Pourquoi j’ai choisi d’en parler autour de moi
Ce type de réaction m’a démontré une fois de plus que personne n’avait envie de savoir, et je n’aurais jamais pensé vraiment parler des violences sexuelles que j’avais subies. Jusqu’au jour où ma nièce, la fille de ma sœur, m’a dit qu’elle aussi avait été victime de mon père et m’a posé des questions.
Trois semaines après cette annonce, mon père est décédé. Devant les nombreux éloges que je recevais sur lui, j’ai décidé d’en parler à quelques personnes en mettant des mots sur l’indicible. J’ai parlé « d’abus » parce que je redoutais les réactions, mais la réalité était bien plus crue. D’un point de vue pénal, j’ai subi des agressions sexuelles, voire des viols.
Les réponses ont presque toujours été les mêmes. D’abord, l’expression d’une culpabilité de ne pas avoir vu ce qui se passait, suivie de justifications immédiates. « Vous aviez l’air de la famille parfaite », « ton père était tellement gentil ». Un discours tourné vers le ressenti de mon interlocuteur, jamais celui des victimes. Il y a aussi eu des phrases comme « c’est vraiment incroyable que ça puisse arriver », « c’est horrible », on m’a même cité des statistiques. Comme si prendre en compte la réalité de mon cas personnel était trop compliqué et qu’il fallait mettre mon expérience à distance. Très peu ont été capables de s’inquiéter vraiment de moi.
J’aimerais que chacun apprenne à accueillir cette parole
Depuis ces conversations, le comportement de ceux à qui j’en ai parlé a changé. Pour certains, les coups de téléphone « pour prendre des nouvelles » ont disparu. Pour la majorité, c’est comme si je n’avais rien dit. Quand je parle de ma sœur, il y a un petit flottement, une gêne palpable.
C’est à cause de cette histoire que j’estime qu’il n’y a pas de place pour les victimes. Personne ne veut être confronté à l’inimaginable. J’en ai parlé avec d’autres personnes concernées, qui m’ont confirmé que nous nous avions tous été confrontés à la même difficulté : en dehors des cercles de victimes, au sein desquels nous pouvons nous parler, nous nous heurtons à des murs.
La société et chacun de ses membres, à l’échelle individuelle, sont-ils prêts à accueillir cette « parole libérée » ? Parce qu’inciter des victimes d’inceste à témoigner mais ne pas réagir ou esquiver, c’est les renvoyer à une solitude encore plus extrême que si elles n’avaient pas trouvé le courage de parler. Ça ne peut être pris que comme une forme de rejet - c’est ce que j’ai ressenti.
J’espère qu’un jour, chacun acceptera que l’inceste, ce n’est pas que des statistiques. Que plus personne n’essaiera d’éviter la conversation, et que chacun réfléchira à la manière d’accueillir cette parole et à dire humblement « est-ce que je peux t’aider ? », plutôt que de la ramener à soi. C’est aussi grâce à ce travail que la honte changera vraiment de camp.
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