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Violences faites aux femmes

«Le Luxembourg n’a pas un triple A dans la protection des victimes de violences conjugales»

Ancienne victime de violences conjugales, Ana Pinto ambitionne de briser le tabou qui entoure encore ce fléau au Luxembourg, à l’aide de son association «La voix des survivant-e-s».

Ana Pinto a fondé son association plus de dix ans après être sortie des griffes de son ex-conjoint violent.
Ana Pinto a fondé son association plus de dix ans après être sortie des griffes de son ex-conjoint violent. © PHOTO: Anouk Antony

«Pourquoi tu t’habilles comme ça pour aller travailler? On dirait une pute.» «T’as grossi, tu ne fais plus autant attention à toi.» «Tu es conne.» Des phrases comme celles-ci, Ana Pinto en a entendu des centaines au cours des dix années de vie commune partagées avec son ex-mari. «Lorsque l’on s’est mariés en 2000, tout le monde m’a dit que j’avais trouvé le prince charmant. Mais dès l’emménagement, il est devenu psychologiquement violent», se remémore la Luxembourgeoise.

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Cette emprise s’est développée lorsque Ana Pinto s’est retrouvée éloignée de sa famille et de ses amis. «Nous avons acheté une maison au-delà de la frontière luxembourgeoise et je ne voyais plus personne. Il m’a isolée de mes proches, et lorsque l’on entend qu’une seule voix nous répéter que l’on est moche, conne et une mauvaise mère, on finit par y croire», témoigne l’ancienne victime à l’occasion du 25 novembre, journée mondiale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

Je suis sortie de ma léthargie le jour où il s’en est pris à notre fils, qui était âgé de 3 ans.

Ana Pinto
Fondatrice de l’association «La voix des survivant-e-s»

Peu à peu, les coups ont accompagné les mots qui sortaient de la bouche de celui qui justifiait son comportement violent par le stress accumulé au travail. Poussée à plusieurs reprises dans les escaliers, rouée de coups, mais aussi enfermée plusieurs jours sans nourriture ni eau dans une cave, la Luxembourgeoise a été prise dans un engrenage face auquel elle n’a pas réagi.

Une longue reconstruction

«Je suis sortie de ma léthargie le jour où il s’en est pris à notre fils, qui était âgé de 3 ans. Je me souviens m’être dit ‘’Il va le tuer’’, alors je me suis interposée», raconte Ana Pinto. Un geste qui l’emmènera à l’hôpital, où on lui diagnostiquera une commotion cérébrale et plusieurs côtes cassées. «Suite à cet épisode, je me suis enfuie, uniquement avec mon fils sous le bras.»

En sortant d’une relation toxique et abusive, vous n’avez aucune confiance en vous.

Ana Pinto
Fondatrice de l’association «La voix des survivant-e-s»

Une fois réfugiée chez sa mère, la Luxembourgeoise a ensuite dû batailler pour obtenir la garde exclusive de son enfant. Un premier jugement a attribué la garde au père, plaçant Ana Pinto dans une appréhension et une peur constante que l’homme s’en prenne à son fils. «J’ai essayé de les prévenir, mais dans cette situation personne ne vous croit, vous êtes seule.» Des blessures physiques infligées par le père au jeune garçon, qui n’était alors pas en âge de s’exprimer, ont permis à la mère de récupérer la garde exclusive.

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Parallèlement, la victime a entamé son long chemin vers la reconstruction. «En sortant d’une relation toxique et abusive, vous n’avez aucune confiance en vous, vous avez peur de tout, vous êtes comme une petite fille», explique Ana Pinto. Six années de psychothérapie ont été nécessaires pour permettre à la Luxembourgeoise de se défaire du discours réducteur de son agresseur.

Des violences qui touchent aussi les enfants

Durant ces années, la Luxembourgeoise s’est souvent sentie seule. «Je ne savais pas où trouver de l’aide alors que je faisais face à beaucoup de problèmes. Et je me suis rendu compte qu’il n’existait pas d’association de victimes et ex-victimes», poursuit la Luxembourgeoise. En août 2022, onze ans après avoir échappé aux griffes de son ex-mari violent, elle fonde «La voix des survivant-e-s», l’association dont elle aurait aimé pouvoir profiter quelques années auparavant.

Ana Pinto a fondé «La voix des survivant-e-s» en 2022.
Ana Pinto a fondé «La voix des survivant-e-s» en 2022. © PHOTO: Marc Wilwert

Ana Pinto n’est pas la seule survivante à avoir secrètement rêvé de pouvoir se sentir entourée du soutien d’autres victimes au sein d’une telle association. Annette a rejoint le mouvement à sa création, dans le but «d’aider les personnes ayant vécu de la violence à s’en sortir». Elle-même abusée dans son enfance, Annette a longtemps gardé le silence.

Même si j’ai appris à vivre avec, c’est une expérience qui ne partira jamais.

Annette
Membre de l’association «La voix des survivant-e-s»

«J’ai été victime d’abus sexuel au sein de ma famille d’accueil, entre mes 11 et 16 ans. Un an plus tôt, un homme, ami de ma famille a profité d’un moment seul avec moi pour m’agresser sexuellement. Pendant ces cinq années, je n’ai pas eu le courage de dire quelque chose. J’avais peur et je pensais que personne ne me croirait», confie la Luxembourgeoise qui est aujourd’hui retraitée. Au cours de sa vie, ces agressions ont pesé très lourd. «Même si j’ai appris à vivre avec, c’est une expérience qui ne partira jamais.»

De nombreuses sollicitations

C’est finalement 26 ans après les faits, lors d’une séance de kinésiologie, qu’Annette prend conscience du rôle important que joue la parole dans le processus de reconstruction. «Pendant longtemps, mon ex-mari était le seul à savoir que j’avais été victime de violence durant mon enfance.» Aujourd’hui, la Luxembourgeoise prône la libération de la parole, estimant qu’elle est particulièrement importante entre les victimes. «Nous avons une autre façon de parler et d’écouter en tant qu’ex-victime. Certaines personnes parlent plus facilement avec des personnes qui ont vécu la même expérience qu’elles.»

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Des messages de victimes, parfois en détresse, Ana Pinto en reçoit régulièrement depuis la création de «La voix des survivant-e-s». Au-delà d’écouter et d’orienter ces personnes, l’association, qui compte aujourd’hui près d’une centaine de membres, s’engage pour une meilleure prise en charge des victimes au Grand-Duché. «Le Luxembourg n’a pas un triple A dans la protection des victimes de violences conjugales», dénonce la fondatrice de l’asbl.

Il y a quelques mois, j’ai été reçue par l’ancienne ministre de la Justice, Sam Tanson, qui m’a dit ‘’Merci, grâce à vous, les langues se délient’’.

Ana Pinto
Fondatrice de l’association «La voix des survivant-e-s»

Alors que le pays a ratifié la convention d’Istanbul en 2018, un texte mis au point par le Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence domestique, certains points y étant inscrits ne sont toujours pas respectés, selon Ana Pinto. «Ce texte dit que l’enfant est une victime collatérale des violences conjugales, pourtant, certains juges refusent toujours d’appliquer ce raisonnement», appuie la Luxembourgeoise. La convention requiert par ailleurs la mise en place d’une hotline d’aide unique et accessible 24h/24, un tel service n’est toujours pas proposé au Luxembourg.

Encore du progrès au Luxembourg

«Tous les jours, des victimes m’écrivent pour me dire qu’elles ont des problèmes. Si les lois étaient appliquées, on aurait de la chance», fustige la fondatrice de «La voix des survivant-e-s». Depuis quelques années, celle qui prend régulièrement la parole dans les médias, lors de tables rondes ou d’événements, remarque une lente évolution des mentalités. «Il y a quelques mois, j’ai été reçue par l’ancienne ministre de la Justice, Sam Tanson, qui m’a dit ‘’Merci, grâce à vous, les langues se délient’’.»

Je prends tous mes jours de congé pour aller faire de la prévention dans les lycées.

Ana Pinto
Fondatrice de l’association «La voix des survivant-e-s»

Mais Ana Pinto entend aller encore plus loin, en ambitionnant de faire changer certaines lois ou encore de faire inscrire le terme féminicide dans la Constitution. Dans son combat, la Luxembourgeoise ne néglige pas l’importance de l’éducation, et se rend régulièrement dans des lycées aux quatre coins du pays pour des journées de prévention. «Je prends tous mes jours de congé pour aller dans des classes, et je constate que ces interventions aident les jeunes à parler», confie la militante qui glisse avoir déjà entamé son solde de 2024.

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Libératrices de paroles également, les initiatives comme celles de l’Orange week permettent de mettre les violences conjugales au centre des discussions. Si Ana Pinto souligne l’importance de ces événements, elle regrette le fait que le fléau ne soit pas abordé plus souvent. «Le reste de l’année, les violences conjugales restent un fait divers. Il faut qu’on réussisse à en parler tout le temps, et tous ensemble.»

Un relai pour briser le silence

Dans le cadre de l’édition 2023 de l’Orange Week, l’association «La voix des survivant-e-s» a organisé un relai orange. Du samedi 18 au samedi 25 novembre, une étape par jour était prévue dans le but de relier Esch-sur-Alzette à Ettelbruck.

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