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Enquête

Violences conjugales : quand le compte en banque devient une arme

Si la lutte contre les violences conjugales s'est principalement focalisée sur les atteintes physiques, une autre forme de violences est de plus en plus dénoncée. Surveillance du compte bancaire, non-paiement de la pension alimentaire, dissimulation du patrimoine : les maltraitances au sein du couple ont souvent, aussi, une facette économique.

Si elles démarrent souvent très tôt par la culpabilisation ou la surveillance des dépenses, les violences économiques se poursuivent en général bien après la séparation, par le non-paiement ou le règlement incomplet de la pension alimentaire.
Si elles démarrent souvent très tôt par la culpabilisation ou la surveillance des dépenses, les violences économiques se poursuivent en général bien après la séparation, par le non-paiement ou le règlement incomplet de la pension alimentaire. (Shutterstock)

Par Marion Heilmann

Publié le 23 nov. 2023 à 07:04Mis à jour le 19 déc. 2023 à 17:38

« J'ai rencontré le père de ma fille à 13 ans et j'ai subi des violences jusqu'à peu après sa naissance, raconte Jessica Stephan, aujourd'hui âgée d'une quarantaine d'années. « J'ai un peu un profil de vache à lait, poursuit-elle. D'habitude c'est l'inverse, mais dans mon cas, c'est moi qui subvenais aux besoins de mon agresseur ».

Son ex-conjoint, aujourd'hui décédé, cette ancienne banquière ne peut même plus prononcer son nom. Elle le surnomme « Voldemort », du nom du sorcier maléfique de la saga « Harry Potter ». « Je travaillais beaucoup pour subvenir aux besoins de mon couple. Mais quand je suis tombée enceinte, à 25 ans, j'ai dû très vite être alitée. Et là, j'ai commencé à voir les huissiers et les policiers défiler. Tous les matins, j'apprenais une nouvelle catastrophe ».

Dossier de surendettement en urgence

En plus des violences qu'il lui faisait subir, son conjoint avait souscrit pour pas moins de 88.000 euros de crédits à son insu dont elle était soit seule titulaire soit co-empruntrice. « Personne n'a estimé nécessaire de me rencontrer avant de me laisser souscrire des montants pourtant conséquents », déplore-t-elle. Jessica s'est donc retrouvée à devoir monter en urgence un dossier de surendettement pour rembourser 110.000 euros de dettes.

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« Mon salaire partait dans un gouffre, poursuit-elle. J'avais un logement de fonction, heureusement, mais à part ça, je n'avais plus rien. Plus de meubles, ni télévision, ni ordinateur, ni téléphone. J'allais en tailleur de banquier faire la queue pour avoir des bons alimentaires et j'ai dû voler des couches et des petits pots. »

Quand je suis tombée enceinte, à 25 ans, j'ai dû très vite être alitée. Et là, j'ai commencé à voir les huissiers et les policiers défiler. Tous les matins, j'apprenais une nouvelle catastrophe

« Voldemort » a ensuite détruit son appartement. Il a été condamné à cinq ans de prison avec sursis mais n'a jamais payé un centime des 21.000 euros de pension alimentaire qu'il lui devait. Jessica a dû débourser des dizaines de milliers d'euros de frais d'avocat. Et, elle rembourse encore ces dettes aujourd'hui.

Reconvertie depuis une dizaine d'années dans l'aide aux victimes de violences conjugales, elle explique que les violences économiques sont encore mal connues. Elles peuvent aller du refus de payer les charges courantes à la confiscation du salaire ou des allocations familiales, en passant par la souscription de crédits à l'insu de la victime ou encore la confiscation de ses moyens de paiement.

Ces violences peuvent toucher les hommes, mais elles affectent majoritairement les femmes et sont très souvent corrélées à des maltraitances physiques. « Le jour où j'ai pris une gifle, j'ai compris qu'il s'agissait de violences. Mais en réalité, il y avait déjà beaucoup de violences, comme celles liées à l'argent, dont je n'avais pas du tout conscience », se remémore Jessica Stephan.

Si elles démarrent souvent très tôt par la culpabilisation ou la surveillance des dépenses du quotidien, elles se poursuivent en général bien après la séparation, par le non-paiement ou le règlement incomplet de la pension alimentaire, mais également par l'arrêt du remboursement des crédits ou encore par la dissimulation de patrimoine.

Le jour où j'ai pris une gifle, j'ai compris qu'il s'agissait de violences. Mais en réalité, il y avait déjà beaucoup de violences comme celles liées à l'argent dont je n'avais pas du tout conscience

« Ce phénomène a été mis en lumière au moment du Grenelle des violences conjugales [en 2019, NDLR], mais reste encore mal quantifié », explique aux « Echos » Bérangère Couillard, la ministre déléguée chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes, en poste depuis juillet dernier.

Pourtant la prise de conscience progresse. Dans un sondage Ifop pour la newsletter féministe Les Glorieuses publié début novembre, une femme sur quatre (23 %) se disait victime de violences économiques de la part de son partenaire actuel. Et selon l'association Solidarités Femmes, en 2021, déjà 25 % des appels au numéro d'urgence 3919, concernaient des violences économiques, soit 6 points de plus qu'en 2020.

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Toutefois, elles sont encore mal prises en compte, car la lutte contre les violences conjugales s'est longtemps focalisée sur les atteintes physiques. En 2022, 118 femmes sont mortes sous les coups de leur compagnon, et plus de 244.000 victimes de violences conjugales ont été recensées par les forces de l'ordre, en hausse de 15 % par rapport à 2021.

Un lourd héritage culturel

En matière d'indépendance économique, la France paie encore les conséquences d'un lourd héritage culturel. Car ce n'est que depuis 1965 qu'une femme peut travailler, ouvrir un compte bancaire ou signer un chèque sans avoir besoin de l'autorisation de son mari.

Des progrès ont toutefois été faits. Une aide financière d'urgence , en moyenne de 600 euros, sera ainsi versée à partir du 1er décembre pour aider les victimes à quitter leur domicile, vient d'annoncer la ministre des solidarités, Aurore Bergé. Un « pack nouveau départ » est également testé depuis mars dernier dans le Val-d'Oise, afin d'accompagner les victimes pour qu'elles puissent avoir accès rapidement à des aides, retrouver un emploi ou encore un logement.

Avant cela, la loi Rixain, entrée en vigueur fin 2022, avait précisé que le salaire, les allocations ou les prestations sociales devraient désormais être versés sur un compte dont le bénéficiaire est le titulaire ou au moins le cotitulaire.

Et depuis le 1er janvier dernier, l'agence nouvellement créée chargée du recouvrement des pensions alimentaires (Aripa) se charge de collecter directement les sommes dues auprès de l'ex-conjoint afin de prévenir le risque de pension impayée ou incomplète.

Mais, la pénalisation des violences économiques se fait toujours attendre. Pourtant, un rapport parlementaire de la députée Renaissance Marie-Pierre Rixain, qui a donné son nom à la loi, préconisait dès 2021 d'intégrer la notion de violences économiques dans le droit français afin d'aboutir à leur sanction en droit pénal.

Favoriser l'indemnisation des victimes

La France a bien ratifié dès 2014 la Convention d'Istanbul, qui caractérise les violences économiques comme une forme de violence conjugale, mais elles ne sont toujours pas reconnues en tant que telles par la loi.

Une telle initiative permettrait pourtant de favoriser l'indemnisation des victimes. Interrogée sur ce point, la ministre Bérangère Couillard confirme que la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale avait lancé un début de réflexion sur le sujet en 2021. « Celle-ci pourrait être utilement relancée », ajoute-t-elle.

Dans d'autres pays, les violences économiques ont été reconnues comme telles et pénalisées, à l'image de la Grande-Bretagne ou de l'Espagne.

En Grande-Bretagne, la pénalisation n'a pas tout réglé et les violences économiques restent très difficiles à prouver et à faire condamner par la justice. Mais, cette reconnaissance a accéléré la prise de conscience. Les institutions financières britanniques, poussées par les associations de victimes, se sont ainsi emparées du sujet en mettant en place un code de bonnes pratiques dès 2018, afin d'aider les personnels des banques à repérer ces abus.

Les banques britanniques sont ensuite allées beaucoup plus loin, en proposant directement leur aide aux victimes. Nombre d'entre elles ont établi des « safe spaces » en ligne ou en agence pour que les victimes puissent demander de l'aide en toute discrétion. HSBC UK a notamment déployé 6.000 espaces sûrs dans ses agences à travers le pays et 4.000 de ses employés ont été formés à répondre à ces demandes spécifiques.

Campagne choc à Londres

La banque a même mené une campagne choc l'année dernière en plein centre de Londres , en déployant une immense affiche avec ce slogan : « Lorsqu'un agresseur contrôle vos finances, c'est vous qu'il contrôle ».

Les banques britanniques ont également permis aux victimes d'ouvrir un compte en banque très rapidement, même sans papiers d'identité. Un compte particulièrement protégé et qui ne permet pas à l'agresseur de retrouver la localisation de sa victime.

En France, les actions de sensibilisation commencent également à se développer. L'association Solidarités Femmes a notamment diffusé l'année dernière un faux spot de publicité choc à la gloire d'une application bancaire fictive appelée Eye Money. « L'application qui permet de contrôler les dépenses de votre femme », expliquait le slogan.

Même si les femmes se désintéressent encore souvent des questions de finance personnelle et de patrimoine, les associations rappellent qu'elles ne devraient jamais déléguer complètement la gestion de leurs comptes et militent pour un renforcement de leur éducation financière dès le plus jeune âge. Les spécialistes rappellent aussi que ces violences touchent tous les milieux, y compris les milieux aisés où elles restent pourtant un tabou.

Les banques s'emparent du sujet

De leur côté, les banques françaises bougent aussi. La Caisse d'Epargne Bretagne-Pays de Loire propose depuis mars aux victimes de violences conjugales une solution locale pour disposer rapidement d'un compte bancaire gratuit pendant deux ans assorti d'une possibilité de découvert.

Le groupe BNP Paribas a également sensibilisé aux violences économiques les salariés de son pôle consacré aux clients fragiles au sein de sa branche de crédit à la consommation, BNP Paribas Personal Finance (BNPP PF). Et le groupe prépare une vidéo sur les violences économiques à destination de l'ensemble des salariés de BNPP PF, ainsi qu'à ceux de la banque de détail.

« Les retours sont extrêmement positifs et les premiers qui portent le sujet sont les opérationnels, explique Paola Vieira, la directrice du projet. Ils assistent régulièrement à des situations qui les heurtent et ça leur a permis de mettre un nom sur ce qu'ils qualifiaient d'injustices ».

Cette professionnelle de la banque raconte avoir découvert le sujet un peu par hasard en répondant un soir à l'appel d'une amie d'amie, dont le mari, en sortant de garde à vue venait de faire opposition à sa carte bancaire. Elle est ensuite restée en contact avec une association d'aide aux victimes, convaincue que les banques avaient une carte à jouer alors que les instruments bancaires peuvent devenir des armes puissantes pour les agresseurs.

Sensibiliser les professionnels

Les associations aimeraient que les notaires, les banquiers et les gestionnaires de patrimoine soient sensibilisés à ces questions et rappellent systématiquement aux couples les conséquences en cas de séparation que peuvent avoir le choix d'un régime matrimonial, l'ouverture d'un compte joint ou la souscription d'un crédit.

Mais un banquier rappelle que ces actions de prévention pour promouvoir l'équité financière sont assez difficiles à mettre en place. D'une part parce que les banquiers sont tenus à une obligation de non-ingérence dans les affaires de leur client.

D'autre part, car ils ont parfois eux-mêmes des biais culturels : lorsqu'un crédit souscrit par un couple n'est plus remboursé, ils vont souvent se tourner vers la femme car il y a davantage de chances qu'elle paie. « Et puis parce qu'avant que tout aille mal dans un couple, tout va bien… et malheureusement personne n'a envie d'entendre ce genre d'alertes quand tout va bien », explique-t-il.

Marion Heilmann

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