Des migrants interceptés en mer et ramenés en Libye, le 8 juin 2023. Crédit : Reuters
Des migrants interceptés en mer et ramenés en Libye, le 8 juin 2023. Crédit : Reuters

Lancée en octobre 2021, la hotline WhatsApp de l’association Refugees in Libya reçoit quotidiennement des messages de détresse de migrants coincés à Tripoli – plus de 100 appels par jour en semaine, et près de 400 le week-end. Les bénévoles du collectif tentent de répondre aux besoins les plus urgents (nourriture, médicaments..). Et utilisent désormais les informations récoltées via cette ligne téléphonique pour informer les médias internationaux sur la situation catastrophique des exilés en Libye.

-"Salut ! Peux-tu vérifier avec cet exilé ce qu’il veut exactement ?"

-"Oui, qui est-ce ? Je le connais ?"

-"Je ne crois pas. Il s’appelle Al***. Il appelle souvent sur Facebook. Il dit qu’il a besoin de médicaments. Il va t'envoyer des photos de ses ordonnances et comptes-rendus médicaux"

-"Ok, je l’appelle, et je vois"

Ce genre d’échanges entre bénévoles de Refugees in Libya est quotidien depuis la mise en service d’une ligne d’assistance téléphonique, à l'automne 2021. Une hotline qui fonctionne 24h/24h, 7jours/7 et dont la mission est aussi simple que titanesque : venir en aide aux migrants en détresse coincés dans la capitale libyenne.

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"Concrètement, ce numéro de téléphone [visible sur le compte Facebook de l'association, ndlr] sert à centraliser les demandes d’exilés qui ont besoin de nourriture, de logements, de médicaments, d’écoute…", explique David Yambio, le créateur de l'association, joint par InfoMigrants. "La ligne fournit des services vitaux aux habitants de Tripoli et de sa région. Nous recevons plus de 120 appels par jour, et presque 400 le week-end".

Et pour répondre à ces centaines d’appels au secours émis depuis Tripoli, ils ne sont qu’une douzaine à se relayer chaque jour. Impossible d'élargir cette assistance à tous les migrants basés dans le pays. "Nous sommes une petite équipe", reconnaît l'interlocuteur de Refugees in Libya. Le collectif agit donc à petite échelle, faute de financement notamment. "Nous fonctionnons grâce aux dons récoltés sur notre page Facebook et sur notre site internet."

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"Mais nous sommes soudés", insiste-t-il. "Nous sommes répartis un peu partout, en Libye, bien sûr, mais aussi en Italie, en Allemagne, en France, en Suisse et en Suède. Nous gérons la ligne WhatsApp à tour de rôle".

"Trouver des médicaments, un abri, de la nourriture"

Cette hotline d'urgence a vu le jour en octobre 2021, après les événements de Gargaresh, du nom de ce quartier de Tripoli visé une vague d’arrestations sans précédent touchant plus de 5 000 hommes, femmes et enfants originaires d’Afrique subsaharienne. "À la base, c'était un moyen de rassembler les victimes dispersées dans différentes parties de la ville".

Aujourd’hui, la ligne d’assistance gère surtout des demandes de détresse sanitaires et alimentaires. "Concrètement ? Nous aidons les personnes ayant des besoins immédiats, qui réclament des médicaments, de la nourriture, un abri et qui n’ont personne d’autre vers qui se tourner. Nous accompagnons aussi les malades pendant leur traitement médical", détaille le militant.

L’existence même de cette ligne "prouve que le soutien fourni aux réfugiés et aux migrants par des organisations humanitaires comme le HCR [Haut-commissariat aux refugiés], l'OIM [Organisation internationale des migrations] est inadéquat", dénonce encore le militant. Les institutions internationales - et les ONG telles que MSF - reconnaissent que leur travail en Libye est rendu compliqué par la défaillance d'un État fragile et la multiplication de groupuscules armés.

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La tâche est donc considérable pour ces bénévoles, contactés directement par les migrants - et qui font circuler de main en main le numéro WhatsApp de la hotline. Chaque jour, il faut pouvoir filtrer les appels et messages écrits, les trier par ordre d’urgence, et les transmettre aux équipes sur le terrain à Tripoli.

Un numéro détourné par les trafiquants d'êtres humains

Parfois, des situations "complexes" surgissent – "c’est le cas lorsqu'il y a des signalements d’enlèvements, de détentions arbitraires, de viols, de personnes disparues", énumère le militant - les bénévoles travaillent alors de concert, "en simultané" pour répondre au plus vite à l'urgence de la situation. Des personnes qui gravitent autour de Refugees in Libya sont aussi sollicitées. "En plus de notre équipe permanente, nous connaissons des dizaines de personnes à Tripoli qui peuvent ponctuellement nous donner un coup de main".

Depuis peu, le "succès" de la hotline est tel que son usage en est détourné. Des trafiquants d’êtres humains y ont vu une nouvelle opportunité pécuniaire. Ces derniers utilisent la ligne WhatsApp pour y envoyer des vidéos de passages à tabac de migrants détenus et réclamer des rançons.

"Les trafiquants n’utilisent pas leur téléphone, ils prennent ceux des migrants, et nous appellent", expliquait déjà David Yambio, début novembre. "De cette façon, ils restent intraçables. Ils ont compris que leurs prisonniers n’avaient pas de familles vers qui se tourner pour les aider. C’est comme ça que nous avons reçu les premières vidéos. Ils nous appellent et filment les séances de tortures".

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Depuis cet automne, Refugees in Libya diffuse régulièrement les vidéos récupérées sur la hotline. "Ces vidéos nous parviennent de manière aléatoire et depuis différents endroits de Libye, pas seulement de Tripoli", ajoute le militant. Elles sont souvent insoutenables. Mais elles permettent de documenter la réalité des faits. La hotline est devenue, au fil du temps, une source d'informations pour les journalistes. "Grâce à cette ligne WhatsApp, des médias nous contactent. Nous pouvons témoigner" des exactions menées dans le pays et ainsi, toucher le monde entier.

Pour David Yambio, ces images pourraient un jour servir de preuves pour une éventuelle condamnation des bourreaux.

Exactions courantes

En Libye, les exactions envers les exilés sont monnaie courante. Il n’est pas rare que des groupes armés ou des fonctionnaires de centres de détention officiels se livrent à des actes de torture ou revendent eux-mêmes des migrants à d'autres trafiquants.

Ce n'est pas la première fois que les médias - dont InfoMigrants - documentent ces graves abus. En septembre 2022, la rédaction s'était procurée les images d'un adolescent soudanais torturé en Libye par ses bourreaux réclamant là aussi une rançon. L'enlèvement et les tortures avaient eu lieu dans l'ouest de la Libye.

Même en liberté, les exilés d'Afrique subsaharienne risquent leur vie en sortant dehors, au grand jour. Dans ce pays en proie au chaos depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, les groupes armés n’hésitent pas à kidnapper des migrants en pleine rue, ou dans leur appartement.

Malgré les preuves de plus en plus nombreuses des cas de maltraitance envers des migrants en Libye, l'Union européenne n'a pas cessé son aide financière au pays. Depuis 2017, l’Italie, avec le soutien de Bruxelles, forme les garde-côtes libyens et leur fournit des équipements, afin d’intercepter en Méditerranée un maximum de migrants désireux de rejoindre le Vieux continuent. Au total, en quatre ans, 32,6 millions d’euros ont été alloués à Tripoli, d’après l’ONG Oxfam.

 

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