L'activiste ukrainienne Inna Shevchenko

"Le féminisme […] ne doit pas sacrifier les intérêts et l’unité des femmes pour les batailles idéologiques d’une certaine gauche […]. Nous n’avons aucune zone de convergence avec les fondamentalistes religieux et les régimes dictatoriaux. Et nous n’en aurons jamais", proclame Inna Shevchenko.

JOEL SAGET / AFP

Dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, elle a fait partie des voix qui se sont élevées pour dénoncer les viols de femmes ukrainiennes, qu’elle qualifiait auprès de L’Express de "tentatives d’effacement de la nation". Après l’attaque du Hamas contre Israël, la féministe ukrainienne et cofondatrice du mouvement Femen Inna Shevchenko, qui vit aujourd’hui en France, livre une analyse à la fois sans concessions et humaniste du conflit au Proche-Orient. "L’Ukraine et Israël sont loin d’être parfaits mais restent des démocraties confrontées à des ennemis haineux qui cherchent à les faire disparaître", observe-t-elle, avant d’insister sur son refus "de considérer les 10 000 enfants palestiniens tués comme des ‘chiffres du Hamas’".

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En filigrane, cette fine observatrice du conflit ukrainien explique aussi en quoi "la Russie a ouvert une immense fenêtre à tous ceux qui sont prêts pour une guerre". Et souligne, fidèle à ses convictions, le silence des féministes sur les viols et crimes commis par le Hamas à l’encontre des femmes, le 7 octobre, mais aussi l’emploi, inadapté selon elle, du terme "féminicide" pour qualifier ces actes. Entretien.

L’Express : Au lendemain de l’attaque du Hamas contre Israël, vous avez immédiatement écrit sur le réseau social X que la "Russie [avait] ouvert une immense fenêtre à tous ceux qui sont prêts pour une guerre". Que vouliez-vous dire ?

Inna Shevchenko : La Russie de Vladimir Poutine, avec sa guerre néo-impériale contre l’Ukraine, un Etat souverain et indépendant situé sur le continent européen, tente de remodeler l’ordre mondial par la guerre et la violence. Aujourd’hui, beaucoup de spécialistes soulignent la décadence des institutions internationales de sécurité et de paix, précisément parce que nous avons vu, à la faveur de cette guerre, à quel point celles-ci sont incapables de faire face à un agresseur réel qui, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, n’était qu’imaginaire.

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De nombreuses entités autoritaires à travers le monde ont reçu le message. Avant le déclenchement de cette guerre, nous avions, même s’il était imparfait, un ordre mondial que nous n’avons pas réussi à maintenir. Près de deux ans plus tard, la communauté internationale a donné suffisamment de preuves aux autoritaires qui souhaiteraient passer à l’action que l’invasion d’un Etat, la négation du droit à l’existence d’une nation, le meurtre de civils et l’anéantissement de villes entières peuvent encore se faire sans trop de conséquences.

Rien n’a changé depuis le 24 février 2022. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, le monde libre a été attaqué et la bataille pour sa survie a commencé. La guerre s’étend, de nouveaux acteurs se rangent du côté de l’agresseur et, me semble-t-il, nous n’avons toujours pas modifié notre façon de penser. Nous avons toutes les raisons de nous préparer à de nombreuses autres éruptions de violence dans le monde.

Certains considèrent que l’attaque terroriste du Hamas a servi les intérêts de la Russie. Etes-vous de cet avis ?

Les Européens semblent considérer la guerre en Ukraine et à Gaza comme deux conflits isolés. Ce n’est pas le cas pour Moscou. Toute éruption de violence causée par des forces antidémocratiques et anti-occidentales sera bénéfique à la Russie de Poutine, qui a déjà intériorisé l’idée d’une guerre éternelle. Vladimir Poutine s’emploie à forger une formidable alliance d’autoritaires et de bellicistes contre l’Occident. La Russie s’est ainsi rapprochée de l’Iran, a accueilli des talibans, et même des membres du Hamas après l’attaque du 7 octobre…

Comment décririez-vous la stratégie de Vladimir Poutine aujourd’hui ?

Vladimir Poutine veut miser sur le temps long, donc sur une guerre continue et en constante expansion. Autrement dit, attendre. Poutine sait qu’il a tout à gagner à attendre la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, ou de l’extrême droite en Europe. Tout comme il sait qu’il doit laisser du temps à sa propagande pour qu’elle se répande encore davantage en Occident. Il a également conscience que, plus il attendra, et plus la probabilité que l’Ukraine soit privée du soutien militaire et financier qu’elle a reçu jusqu’à présent augmentera. Et, partant, qu’elle cessera de se battre. Ensuite, Poutine exposera les Etats baltes et la Pologne à la menace permanente d’une guerre sur le continent. Un tel scénario renforcerait bien sûr l’Iran, la Chine…

D’aucuns rapprochent le conflit à Gaza et la guerre en Ukraine, identifiant dans les deux cas une "guerre de civilisations". Qu’en pensez-vous ?

Laissez-moi paraphraser l’idée de Tolstoï : tous les pays pacifiques se ressemblent, et tous les pays déchirés par la guerre sont déchirés à leur manière. Il me semble juste de considérer les deux conflits comme les deux fronts d’un même combat. L’Ukraine et Israël sont loin d’être parfaits mais restent des démocraties confrontées à des ennemis haineux qui cherchent à les faire disparaître. Ils ont tous deux subi la rhétorique génocidaire de l’ennemi, des meurtres sauvages de civils, des viols de femmes et d’enfants comme moyen d’attaque contre la nation.

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Historiquement, les juifs ont été victimes de l’Holocauste et les Ukrainiens, de l’Holodomor. Les Israéliens ont cependant tout fait pour s’armer en vue d’une lutte existentielle constante, tandis que les Ukrainiens ont renoncé à l’arme nucléaire en échange du mémorandum de Budapest, de garanties de sécurité écrites de la part des Etats-Unis et de la Russie, leur agresseur historique. Reste qu’aujourd’hui l’existence des deux nations est niée par l’ennemi et, dans le cas d’Israël, par presque tous ses voisins. C’est là que les similitudes s’arrêtent.

C’est-à-dire ?

Si les Israéliens font face à un ennemi aux intentions génocidaires, le Hamas ne représente pas une menace existentielle pour l’Etat d’Israël, en raison de son manque de capacités. Le Hamas n’est pas une force militaire supérieure, ce que la Russie est, de sorte qu’elle pourrait bien détruire l’Ukraine.

De plus, la population russe n’est pas affectée par la guerre en Ukraine en raison de la distance territoriale qui la sépare du front. De nombreux Russes peuvent se permettre de soutenir et de justifier la guerre sans en être affectés. Les seuls à être visés et à souffrir sont les Ukrainiens. Or, dans le conflit israélo-palestinien, les civils souffrent énormément des deux côtés.

Je refuse de considérer les 10 000 enfants palestiniens tués comme des 'chiffres du Hamas'".

Enfin, même avec ma foncière incapacité à idéaliser tout politicien, Volodymyr Zelensky s’est révélé être un leader national dévoué, agissant dans l’intérêt de la nation, même si la victoire de l’Ukraine reste encore inimaginable. De leur côté, les Israéliens et les Palestiniens ont été victimes de leaders désastreux, corrompus et à courte vue, ce qui est un élément important dans l’éruption du conflit actuel.

Beaucoup d’intellectuels ont appelé à replacer l’attaque du Hamas dans le contexte de la "colonisation". Qu’en pensez-vous ?

Le contexte de tout conflit est important à bien des égards. L’histoire de la Russie (de l’Empire russe) et de l’Ukraine permet de comprendre la nature néo-impériale de l’invasion russe et de rejeter les faux récits qui voudraient présenter la volonté d’adhésion de l’Ukraine à l’Otan comme la raison de cette guerre. Alors que nous assistons à une nouvelle éruption de violence en Israël et en Palestine, les relations historiques complexes entre les deux peuples, ainsi que l’histoire de la région elle-même, ne peuvent être négligées.

Cependant, cette fois-ci, de nombreuses personnes se sont livrées à des acrobaties intellectuelles et ont utilisé le mot "occupation" comme une formule magique pour éviter de condamner les crimes du Hamas, nier leur existence ou considérer les affiches montrant des photos d’otages comme de la propagande israélienne.

Ce qui est frappant dans tout cela, c’est la façon dont la gauche qui, historiquement, selon moi, a souvent été la principale force humaniste, finit aujourd’hui par se ranger du côté des agresseurs impériaux, comme la Russie, et des extrémistes religieux diaboliques, comme le Hamas, négligeant avec facilité non seulement les vies de civils dans l’un des camps, mais refusant également de reconnaître les revendications des peuples et de leurs Etats à l’existence.

"Autant je reconnais l’urgence de détruire le Hamas après le terrorisme du 7 octobre, autant je refuse que cette urgence diminue la responsabilité d’Israël de sauver des vies civiles à Gaza", avez-vous écrit. Comment faire pour atteindre le Hamas sans toucher des civils lorsque celui-ci se cache parmi la population ?

Je reconnais qu’en géopolitique il y a de nombreuses nuances de gris. D’un point de vue humaniste, il y a le noir et le blanc, c’est là que je me situe. Lorsque je regarde les images de Gaza aujourd’hui, comment ne pas voir Marioupol et mon Kherson natal ? Je refuse de considérer les 10 000 enfants palestiniens tués comme des "chiffres du Hamas". Si ceux qui ont refusé de condamner le Hamas le 7 octobre et de le considérer comme un groupe terroriste ne sont pas crédibles à mes yeux lorsqu’ils condamnent la réponse d’Israël, comment pourrais-je n’être consternée que par le meurtre conscient de civils de la part d’un seul camp ?

Nous devrions être capables de regarder la situation humanitaire au-delà de nos idéologies, même en temps de guerre. Je refuse de me satisfaire de l’argument "les civils meurent toujours pendant les guerres". L’idée qu’il serait nécessaire de tuer des civils de manière disproportionnée pour tenter de neutraliser l’agresseur peut et doit être remise en question au nom de notre avenir commun. C’est peut-être le dernier grain d’utopie qui me reste, après tant de désillusions. Mais je veux m’en tenir à celle-ci le plus longtemps possible.

Faut-il comprendre que vous considérez la riposte d’Israël comme "disproportionnée" ?

Je n’ai aucune compétence en matière d’opérations militaires pour en juger. Ce que je comprends bien, en revanche, c’est qu’Israël est en train de perdre la guerre de l’information face au Hamas. Et ce, notamment en raison de l’intensité de sa réponse. Certes, le Hamas utilise les civils gazaouis comme boucliers humains, mais, dans le même temps, le monde assiste aux bombardements intenses d’Israël sur Gaza, ce qui ne fait qu’alimenter les sentiments anti-israéliens. De même, le nombre de Palestiniens tués par les frappes israéliennes, même si la responsabilité du Hamas est incontestable, rend plus difficile pour les alliés d’Israël de ne pas remettre en question la légitimité de sa réponse. Sans compter que cela pousse les Etats musulmans à se ranger du côté du Hamas. Et, partant, réduit à néant la possibilité d’un rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite.

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Après d’intenses tractations diplomatiques, une trêve entre Israël et le Hamas est entrée en vigueur dans la bande de Gaza. Etes-vous optimiste ?

L’idéologie islamiste, avec sa doctrine du martyre et sa haine de la liberté, est sans doute une des pires idées que l’esprit humain ait produites. Un cessez-le-feu et des négociations de paix rationnelles avec le Hamas et son culte de la mort islamiste me semblent être un conte de fées aussi grand que celui de Mahomet atteignant le paradis sur le Bouraq.

Sans le désarmement du Hamas, ni les Israéliens ni les Palestiniens ne connaîtront la paix. On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’Israël change de tactique lorsque les pertes civiles deviendront difficilement justifiables. C’est déjà le cas. Cela étant dit, un cessez-le-feu temporaire pour des raisons humanitaires devrait être présenté comme une obligation dans les guerres.

Faut-il, selon vous, différencier l’intention terroriste et la mise en danger dans le cadre d’une opération militaire ?

Les intentions définissent les crimes. Il est tout à fait juste et nécessaire de le rappeler. Le 7 octobre, l’intention du Hamas était de tuer des juifs pour ce qu’ils sont. L’intention déclarée d’Israël concernant l’opération militaire à Gaza est la destruction d’une secte religieuse fanatique de la mort, le Hamas. Cette intention est incontestable.

Cependant, le temps passant, nous avons de plus en plus de raisons de nous demander si nous ne sommes pas en train d’assister à quelque chose d’autre. Le siège total de la bande de Gaza a privé 2 millions de personnes d’eau, d’électricité et de nourriture. La poursuite impitoyable des bombardements sur Gaza a entraîné la mort d’un nombre très important de civils. Lorsque Israël tue sciemment plus d’enfants que de combattants du Hamas et rend une partie de Gaza inhabitable, les intentions initialement déclarées devraient être questionnées par tout le monde.

Même si nous reconnaissons fermement la nécessité de désarmer le Hamas et que nous soutenons incontestablement le droit d’Israël à se défendre, nous ne pouvons pas tomber dans l’hypocrisie et négliger le fait que le dernier gouvernement Netanyahou consiste en une alliance entre la droite et des ultraorthodoxes. Or le processus de paix engagé avec les Palestiniens a toujours représenté une menace à l’encontre de leurs ambitions territoriales messianiques. En fait, on peut être à la fois victime et agresseur. C’est, me semble-t-il, ce dont il s’agit ici.

"L’occupation" est une raison pour beaucoup de se détourner des femmes israéliennes

Une tribune intitulée "Pour la reconnaissance d’un féminicide de masse en Israël le 7 octobre" et publiée dans Libération a été cosignée par de nombreuses personnalités françaises. Pensez-vous que le terme "féminicide" soit adapté ?

Je reconnais certainement la bonne intention des signataires de la tribune, mais je pense que le terme "féminicide" est insuffisant. J’ai été troublée par la proposition de cette tribune de considérer les crimes contre les femmes israéliennes comme s’ils se produisaient en dehors du conflit. Le féminicide est la manifestation la plus brutale et la plus extrême de la violence contre les femmes et les filles. En d’autres termes, le féminicide est lié au sexe des femmes. Oui, les crimes commis contre les femmes sont des féminicides, car les islamistes du Hamas, comme tous les fanatiques religieux, respirent la haine des femmes. Mais les viols et les meurtres de femmes israéliennes et ukrainiennes commis lors de ces conflits sont également guidés par l’intention génocidaire de l’agresseur. Elles sont violées, humiliées, tuées parce qu’elles sont israéliennes ou ukrainiennes.

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Ainsi, définir ces crimes comme des féminicides indépendamment des conflits au sein desquels ils prennent place nous conduit une fois de plus à fuir la vérité sur les menaces auxquelles nous sommes confrontés. Nous n’avons pas seulement affaire à des tueurs, nous avons affaire à des idéologies qui doivent être combattues avec les plus beaux outils que l’Occident possède : la raison, l’humanisme, la laïcité, le féminisme et la liberté de douter et de rire de tout. Malheureusement, je constate la timidité, voire l’embarras, de nombreux Occidentaux. Je considère qu’il s’agit là d’un grand danger.

Que pensez-vous de l’attitude des féministes occidentales par rapport à ce conflit ?

Il peut sembler peu honorable, pour une féministe, de critiquer le mouvement féministe mondial… A moins que ce mouvement ne se range pas du côté des femmes victimes. Nombreux sont ceux qui ont souligné le silence des féministes sur les viols et les crimes commis par le Hamas le 7 octobre, et j’en fais partie. La tragédie pour ces femmes, prises en otages et violées par le Hamas, c’est aussi qu’après le 7 octobre il y a eu les 8, 9 et 10 octobre, jusqu’à aujourd’hui, sans qu’aucune révolte mondiale des femmes n’ait eu lieu, comme il y a six ans, après que plusieurs célébrités hollywoodiennes ont partagé leurs témoignages. Les viols horribles et systématiques de femmes et d’enfants ukrainiens par des Russes n’ont pas non plus déclenché de révolution. Rappelons, aussi, le silence du mouvement féministe mondial face aux crimes commis contre les femmes iraniennes.

Comment expliquez-vous ce silence ?

Le féminisme s’est toujours positionné comme un mouvement de gauche. Aujourd’hui, il est en train de perdre sa boussole morale, car il est entraîné dans de mauvaises directions idéologiques par la gauche elle-même. La convergence des luttes n’a abouti qu’à une divergence croissante entre les femmes. "L’occupation" est une raison pour beaucoup de se détourner des femmes israéliennes. Le soutien "impérialiste" des Etats-Unis en a également conduit beaucoup à négliger les filles et les femmes ukrainiennes violées et torturées. Et, bien sûr, "l’islamophobie" des manifestations contre le hidjab a été une raison d’abandonner les femmes iraniennes violées dans les prisons et tuées par le régime islamique.

Le féminisme ne peut pas et ne doit pas sacrifier les intérêts et l’unité des femmes pour les batailles idéologiques d’une certaine gauche, qui se perd dans le wokisme, la politique de l’identité et le relativisme. Les féministes ne peuvent être que dans un seul camp, celui des femmes. Nous n’avons aucune zone de convergence avec les fondamentalistes religieux et les régimes dictatoriaux. Et nous n’en aurons jamais.

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