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Au Soudan, la ville d’Al-Geneina théâtre de massacres à grande échelle : « Ce qui s’est passé est un génocide »

Selon un rapport d’experts de l’ONU, entre 10 000 et 15 000 personnes, principalement issues de la communauté massalit, ont été tuées par les paramilitaires du général « Hemetti » dans cette ville de l’ouest du Darfour.

Par  (Le Caire, correspondance)

Publié le 26 janvier 2024 à 17h30, modifié le 13 février 2024 à 17h49

Temps de Lecture 6 min.

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Une Soudanaise réfugiée à Adré, au Tchad, montre les brûlures sur ses mains, le 5 août 2023. En avril, les Forces de soutien rapide (FSR) ont incendié le camp de déplacés où elle vivait à Al-Geneina, dans l’ouest du Darfour.

La mine grave, un chef de guerre soudanais accusé de génocide par les rescapés des massacres au Darfour se tient devant des centaines de visages de victimes de celui perpétré contre les Tutsi en 1994 au Rwanda. La scène peut sembler surréaliste. Elle se déroule pourtant le 6 janvier à Kigali, dans les travées du Mémorial du génocide. Le général Mohammed Hamdan Daglo, alias « Hemetti », en guerre contre l’armée régulière soudanaise dirigée par le général Abdel Fattah Al-Bourhane, a été invité au Rwanda dans le cadre d’une tournée régionale inédite depuis le début du conflit, le 15 avril 2023.

« Nous, les Soudanais, devons apprendre du Rwanda. La guerre dans notre pays doit être la dernière. Nous devons travailler pour créer une paix juste et durable », écrit-il en anglais sur le réseau social X (ex-Twitter) à la suite de sa visite. Insaisissable depuis le début du conflit, s’adressant par messages vocaux à ses combattants ou en vidéo depuis le sous-sol de bunkers introuvables, Hemetti a survécu aux rumeurs de sa mort.

Ces dernières semaines, le chef des Forces de soutien rapide (FSR) a été reçu avec les honneurs dignes d’un chef d’Etat en Ouganda, en Ethiopie, à Djibouti, au Kenya, en Afrique du Sud et au Rwanda. Un coup de force diplomatique pour celui qui tente de s’imposer à la tête du Soudan pendant que ses forces paramilitaires gagnent du terrain sur l’armée régulière, conquérant notamment en décembre la ville de Wad Madani.

Mais alors que certains dirigeants africains lui déroulent le tapis rouge, ses troupes, issues des milices janjawids qui ont semé la terreur au Darfour à partir de 2003, sont accusées de multiples crimes de guerre et d’exactions contre les populations civiles dans les territoires qu’elles contrôlent. Selon un rapport du panel d’experts de l’ONU adressé le 15 janvier au Conseil de sécurité et que Le Monde a pu consulter, les FSR, appuyées par des milices locales, seraient les principales responsables des massacres commis dans l’ouest du Darfour, notamment à Al-Geneina entre juin et novembre.

Ces tueries ont fait entre 10 000 et 15 000 morts dans cette seule ville, selon les Nations unies. Ces chiffres, qui dépassent le bilan de 13 000 morts dans tout le pays, estimé par l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), sont corroborés par de nombreux témoignages de victimes, défenseurs des droits humains, avocats et témoins oculaires que Le Monde a pu contacter dans les camps de réfugiés soudanais au Tchad.

Une dizaine de fosses communes

Les attaques « planifiées, coordonnées et exécutées par les FSR et des milices arabes alliées », qui ont délibérément visé « des camps de déplacés, des écoles, des mosquées et des hôpitaux », pourraient constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, selon le rapport.

« Ces exactions systématiques ont visé prioritairement la communauté massalit [ethnie non arabe majoritaire dans la région], ciblant d’abord les élites politiques et traditionnelles, puis les avocats, les militants des droits humains, les professeurs et enfin les civils sans distinction, notamment de nombreuses femmes victimes de viols. Ce qui s’est passé est un génocide », estime Ibrahim Shamo, membre d’une organisation de défense des droits humains.

Les experts de l’ONU font par ailleurs état de plusieurs dizaines de rapts et de viols de femmes, dont des mineures, par les FSR et leurs alliés, tout en soulignant que « le chiffre pourrait être bien plus élevé ». Sur la route de l’exil vers le Tchad, hérissée de check-points, « les femmes et les hommes étaient séparés, harcelés, fouillés, dépouillés et violentés », relate encore le document : « Les FSR et les milices alliées ont tiré sur des centaines de personnes, visant les jambes pour les empêcher de s’enfuir. Les jeunes hommes étaient particulièrement ciblés et interrogés sur leurs origines ethniques. S’ils étaient identifiés comme massalit, nombre d’entre eux étaient exécutés sommairement d’une balle dans la tête. » 

Après un pic de violence en juin, les FSR ont entrepris une grande opération de dissimulation de leurs crimes. Des milliers de cadavres ont été ramassés, chargés à l’arrière de camions et déversés dans des fosses communes aux alentours d’Al-Geneina. La mission de l’ONU au Soudan estimait en juin avoir reçu des informations crédibles sur l’existence d’au moins treize fosses.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Soudan : après sept mois de guerre, le spectre de la partition

Plusieurs ONG locales et internationales ont tiré la sonnette d’alarme. « Mais nous avons eu du mal à être entendus, car la guerre au Soudan est passée sous les radars. L’attention internationale est ailleurs, constate Ibrahim Shamo. Nous avons pourtant récolté des milliers de témoignages, d’innombrables photos et de preuves qui incriminent les FSR. » Réfugié au Tchad, le défenseur des droits humains souligne que le bilan des morts demeure incertain alors que plus de 2 700 personnes restent disparues.

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Début novembre, les FSR ont lancé une offensive sur le dernier bastion de l’armée dans l’ouest du Darfour, près d’Al-Geneina. Alors que la 15e division d’infanterie s’était installée dans le nord du quartier d’Ardamata, où de nombreux Massalit et autres déplacés issus de communautés non arabes s’étaient réfugiés, l’assaut des paramilitaires s’est soldé par des massacres de centaines de civils massalit, certains en raison d’un soupçon d’appartenance à un groupe d’autodéfense.

Plus de 7 millions de déplacés

Depuis juin, environ 550 000 personnes ont fui le Darfour pour trouver refuge dans des camps de fortune au Tchad. Plus de neuf mois après le début de l’affrontement entre les deux généraux rivaux, plus de 7 millions de Soudanais ont été déplacés, dont près de 1,5 million vers les pays voisins.

Le rapport des experts de l’ONU n’épargne pas non plus les Forces armées soudanaises (FAS) du général Al-Bourhane pour leur responsabilité dans le déchaînement de violence et la catastrophe humanitaire en cours. Outre les arrestations arbitraires de centaines de civils soupçonnés de liens avec l’ennemi, l’armée régulière commet de multiples exactions contre la population, notamment par les airs. En déroute au Darfour, acculées à Khartoum, les FAS ont multiplié les raids aériens sur des zones résidentielles, tuant des centaines de civils.

En outre, l’état-major, gangrené par des cadres islamistes nostalgiques du régime déchu d’Omar Al-Bachir, procède à une campagne massive de recrutement de civils dans les zones sous son contrôle. Surnommés « Résistance populaire », ces groupes, le plus souvent formés sur des bases ethniques, font craindre une aggravation des violences entre communautés.

« Les FSR sont responsables de crimes de guerre, mais il est important de rappeler que le jeu de la division ethnique est joué des deux côtés. A long terme, ce jeu est extrêmement dangereux. Si nous ne sommes pas encore confrontés à une guerre civile intégrale, on assiste à un embrigadement de la société et à une multiplication des groupes armés. La guerre pourrait entrer dans une phase moins lisible, fragmentée en affrontements locaux », analyse Clément Deshayes, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

De leur côté, les FSR sont parvenues à rallier des milliers de combattants grâce à leurs ressources financières importantes, mais aussi en s’appuyant sur un discours louant la figure du guerrier et la suprématie des Arabes nomades de la région. « Hemetti a réuni sous une même bannière tous les clans arabes du Darfour. Ses forces recrutent même au Tchad et jusqu’au Niger. Mais il pourra difficilement régner sur le Soudan. Il n’a pas le soutien du reste de la population, excédée par sa politique de la terre brûlée », estime un responsable tchadien installé près de la frontière.

Le soutien des Emirats arabes unis

Le rapport de l’ONU fait également la lumière sur les soutiens extérieurs et les lignes d’approvisionnement des FSR. Confirmant des informations précédemment publiées par Le Monde, les experts soulignent notamment le soutien déterminant des Emirats arabes unis dont bénéficient les paramilitaires. Le rapport établit plusieurs livraisons de carburant et d’armements en provenance du Soudan du Sud, de Centrafrique, de Libye, mais surtout du Tchad, orchestrées par les Emirats, qui se sont imposés comme un partenaire central du régime du président tchadien, Mahamat Idriss Déby.

Ces révélations sont fermement niées par Abou Dhabi. Le Soudan, pays riche en ressources et carrefour stratégique entre le Sahel et la mer Rouge, est pourtant au cœur d’une compétition qui dépasse ses frontières, comme en atteste la livraison de drones iraniens Mohajer-6 à l’armée régulière, selon des informations du Monde.

La tournée africaine de Hemetti fait grincer des dents du côté de l’armée régulière. Le gouvernement installé à Port-Soudan, dans l’est du pays, a rappelé son ambassadeur au Kenya après la visite de son ennemi et a suspendu sa participation aux instances de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), qui devait organiser en janvier un tête-à-tête entre les deux généraux rivaux.

Au cours du sommet extraordinaire de l’organisation régionale, qui s’est tenu le 18 janvier à Entebbe, en Ouganda, seul Hemetti était présent. En marge de la réunion, il a affirmé être prêt à un cessez-le-feu, rencontrant notamment l’émissaire de l’Union européenne pour la Corne de l’Afrique. En outre, le chef de guerre a réalisé un coup politique en signant un accord avec la principale force civile d’opposition en exil, menée par l’ancien premier ministre Abdallah Hamdok.

Mais si le général Hemetti avance ses pions sur les terrains politique et diplomatique, les deux camps continuent de privilégier l’option militaire pour défaire leur ennemi et conquérir le pouvoir.

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