En Espagne, 44,1% des hommes s'estiment "discriminés" par rapport aux femmes, un sentiment alimenté aussi par le discours de l'extrême droite
Cette proportion passe à plus de 50 % chez les jeunes de 16 à 24 ans. La presse voit le signe d'un recul des consensus qui permettent de faire avancer l'égalité dans la société espagnole.
- Publié le 01-02-2024 à 11h12
- Mis à jour le 01-02-2024 à 11h36

"Une femme peut te pourrir la vie si elle te dénonce pour violence de genre", lâche Moïses, 21 ans, en finissant sa pause clope devant le rideau baissé de la cafétéria, face à la bibliothèque universitaire de la fac de médecine, à Séville. "Une fois, une ivrogne qui m'avait insulté a dit à la police que je l'avais agressée. Ils m'ont plaqué contre leur camion, la tête contre la tôle." "Il y a même des vidéos où tu vois une femme frapper un homme, et tout le monde rit. Imagine ce qu'il se passerait si c'était le contraire", renchérit José, 20 ans, assis à sa gauche. "Je trouve ça très important de défendre les droits des femmes, mais c'est trop !", s'indigne Moises.
Ils sont loin d'être seuls à le penser. En Espagne, 44,1 % des hommes se disent "très" ou "assez d'accord" avec l'affirmation : "La promotion de l'égalité des femmes a été si loin que maintenant les hommes sont discriminés". Publiée le 15 janvier, l'étude se base sur un échantillon de 4 005 personnes de plus de 16 ans, interrogées en novembre. Étonnamment, c'est la tranche d'âge la plus basse (16-24 ans) qui exprime le niveau d'adhésion la plus élevée : 51,8 %. Côté femmes, 32,5 % des répondantes sont d'accord.
"Cela semble indiquer que, pour ces hommes, l'avancée de l'égalité se fait au prix d'une perte de privilège pour eux", analyse Marta Fraile, spécialiste des questions de genre en politique et chercheuse au Conseil supérieur d'investigation scientifique (CSIC). "Pourtant, ce n'est pas un jeu à somme nulle, mais une avancée pour tous. Il y a beaucoup de preuves scientifiques qui montrent que, dans les sociétés avec plus d'égalité de genre, il y a moins de corruption, plus de croissance économique et une plus grande harmonie sociale."
Les hommes semblent pourtant très attachés à l'idée d'égalité
L'enquête du CIS montre d'ailleurs un très fort attachement à l'idée d'égalité entre les sexes, chez les femmes comme chez les hommes. Mais face à certaines questions concrètes, les perceptions divergent nettement. "Parler de 'discrimination'des femmes peut irriter certains hommes, qui se disent 'Avec toutes les avancées qu'il y a eu depuis les années 80, que veulent-elles de plus ?'", explique Marta Fraile.
"Cet été, par exemple, les footballeuses de l'équipe féminine se sont plaintes de ne pas être payées autant que les masculins. Mais ce n'est pas parce qu'elles sont femmes. C'est parce que le foot féminin n'a jamais généré les mêmes revenus", avance Moïses, titulaire d'un diplôme de formateur dans ce sport. L'affaire Rubiales ? "Une connerie ! Si le baiser à Jenny Hermoso n'était pas consenti, c'est mal. Mais si ça avait été le cas, elle aurait réagi autrement. Non ? Moi, si on essaie de m'embrasser et que je ne veux pas, je m'écarte." Les cigarettes finies, lui et José partent vers la BU.
Aurora et Elena, arrivées entre-temps pour s'en griller une, ont suivi la conversation de loin. "Je suis en total désaccord", s'agace la première, 26 ans, diplômée de droit qui prépare un concours de la fonction publique. "Les féminines sortaient déjà d'un bras de fer avec Rubiales. Il tenait littéralement la carrière d'Hermoso entre ses mains. Tu crois que c'était facile de lui mettre un vent devant toute l'Espagne ? Moi-même, je supporte des commentaires sexistes tout le temps, mais je ne dis rien, parce que je ne veux pas me faire remarquer."
L'extrême droite utilise la question pour faire campagne, la droite suit
Dans l'attitude des jeunes hommes, une partie de la presse voit le signe d'un recul des consensus qui permettent de faire avancer l'égalité dans la société espagnole. "Nous ne disposons pas d'assez de données pour mener un suivi de long terme et établir un diagnostic rigoureux", nuance Marta Frailes. "Mais il semble que le message diffusé par une certaine élite politique, notamment à travers les réseaux sociaux, trouve un écho chez les jeunes."
Car l'étude du CIS met aussi en évidence une forte corrélation entre l'affiliation politique et sentiment d'être lésé chez les hommes. 88,1 % de ceux qui ont voté pour Vox (extrême droite) se sentent discriminés. Ce pourcentage retombe à 66,1 % pour les partisans du Parti populaire (PP – droite conservatrice), 22,4 % pour les électeurs socialistes et 9,5 % chez Sumar, parti encore plus à gauche. "Je crois que le discours de Vox [niant l'existence de la violence de genre, NDLR] est en grande partie responsable de la production de ces opinions. L'égalité, avec l'immigration et l'environnement, sont les grands thèmes sur lesquels la droite et l'extrême droite font campagne, de façon très belliqueuse. C'est un danger pour l'égalité.", prévient la chercheuse.