Violences sexuelles : « Soigner les auteurs, c’est faire moins de victimes »

Dans un essai édifiant, Gabrielle Arena, Caroline Legendre et Gaëlle Saint-Jalmes décrivent le fonctionnement psychique des auteurs de violences sexuelles, et les différentes thérapies destinées à leur faire prendre conscience de la gravité de leurs actes. Entretien croisé.

Violences sexuelles : « Soigner les auteurs, c’est faire moins de victimes »
Extrait du film Je verrai toujours vos visages © StudioCanal

« La grande majorité des agresseurs sexuels ne ressemblent pas à Dutroux ou Fourniret, ce sont des sujets ordinaires : c’est le père, le voisin qui rend service, l’éducateur sportif… Ces auteurs-là sont les plus nombreux. Dans la majorité des agressions sexuelles, [l’auteur] est une connaissance. »

Dans un essai écrit à six mains et paru l’année dernière aux éditions du Détour, Ces hommes parmi nous, Gabrielle Arena, Caroline Legendre et Gaëlle Saint-Jalmes racontent comment elles tentent de soigner les auteurs de violences sexistes et sexuelles, notamment à travers des soins psychiatriques, obligatoires en France pour les auteurs de violences sexuelles. Récit documenté de ces soins, ce livre est pour elle une manière de « décrire le fonctionnement psychique de ces hommes et les différentes thérapies destinées à leur faire prendre conscience de la gravité de leurs actes  ». Dans le but d’empêcher la récidive et, peut-être, d’envisager un futur meilleur. Entretien.

Usbek & Rica : Comme vous le rappelez en introduction, en France, depuis 1998, la loi Guigou impose aux auteurs de violences sexuelles un suivi socio-judiciaire pour éviter la récidive. En quoi consiste ce suivi ?

Gabrielle Arena

Le suivi socio-judiciaire se passe après la sanction, c’est-à-dire après la peine de prison. Avant 1998, d’autres types de suivis existaient déjà dans la loi, notamment des obligations de soins pour les personnes alcooliques ou toxicomanes. La nouveauté de la loi de 1998 est que ce suivi se passe après la détention. Dans les derniers mois de l'incarcération, un médecin psychiatre expert détermine si le sujet peut prétendre aux soins : soit poursuivre une prise en charge thérapeutique commencée en prison, soit l’initier. 

Le sujet qui sort de prison avec une injonction de soins doit donc trouver un médecin psychiatre pour faire ce travail thérapeutique. Ce travail-là sera assuré par deux médecins, un médecin choisi par le sujet lui-même - qui s’occupera de sa prise en charge -, et un médecin coordonnateur, désigné par le juge. Celui-ci supervise l’ensemble de la prise en charge. En cas de non-observance du suivi, le médecin coordonnateur peut le signaler au magistrat et aider le médecin traitant dans sa prise en charge. 

Au volet thérapeutique, s’ajoute également un volet social : avoir un lieu de résidence, un travail, éviter les lieux fréquentées par sa ou ses victimes… Tout ceci est contrôlé une fois par mois par le conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation Contrairement à ce que pensent beaucoup de personnes, ces hommes ne sont donc pas « relâchés dans la nature », ils ont toute une grille d'injonctions à respecter.

Gaëlle Saint-Jalmes

L'intérêt de cette loi est de faire l’articulation entre santé et justice. Elle est fondée sur tout un panel d'études qui démontrent bien l'intérêt des soins pour les auteurs de violences sexuelles. Le suivi socio-judiciaire représente une espèce de contenant externe, judiciaire, à l'intérieur duquel va pouvoir se mettre en place une injonction de soins.

« Pour expliquer la violence sexuelle et sa mise en acte, beaucoup de mécanismes psychologiques, sociaux, éducatifs entrent en jeu »

Le point de départ de ce livre est aussi votre intérêt pour le futur puisque, comme vous l’écrivez, en tant que psychiatres et psychologues, vous cherchez « les leviers permettant de supprimer [ce type de] comportements violents dans le futur ».

Gabrielle Arena

En effet. Souvent, quand un fait divers survient dans les médias, on découvre que l’auteur a déjà des antécédents. À partir des années 1990, il y a donc eu tout un mouvement de mobilisation de la part de psychiatres et de psychologues qui ont commencé à réfléchir au fonctionnement psychique de ces sujets. Tenter de comprendre les mécanismes qui amènent une personne à passer à l’acte et à recommencer et donc, in fine, empêcher qu’elle récidive. Pour expliquer la violence sexuelle et sa mise en acte, beaucoup de mécanismes psychologiques, sociaux, éducatifs entrent en jeu…

Caroline Legendre

Une fois compris l'origine du passage à l’acte, l’idée est vraiment d'éviter la répétition par la thérapie. Pour cela, on essaye d’aider les auteurs à identifier eux-mêmes quels ont été ces mécanismes. On revient sur beaucoup d’aspects de leur vie ; leurs ruptures amoureuses, leurs échecs professionnels, par exemple.

Avec cette difficulté supplémentaire : il n’y a pas de profil type chez les auteurs de violences sexuelles. Comme vous le démontrez, l’immense majorité d’entre eux ne sont pas atteints de troubles psychiatriques, ce sont très souvent des « monsieurs Tout-le-Monde ». Comment soigne-t-on des « monsieurs Tout-le-Monde » ?

Gabrielle Arena

Ce sont des « monsieur Tout-le-Monde » au niveau du diagnostic, au sens où ils ne présentent pas de troubles psychiatriques même si cela peut exister chez une petite partie d’entre eux. Pour les soigner, le psychiatre utilise les mêmes techniques qu’avec les autres patients. Personne n’a de baguette magique. C’est en écoutant le sujet et son histoire qu’on peut comprendre les mécanismes qui sont en jeu dans les actes de violence.

On peut proposer des thérapies individuelles ou en groupe d’inspiration analytique ou comportementale On utilise les mêmes moyens techniques qu’avec les autres patients en insistant sur l’analyse du passage à l’acte, ce que le sujet dit de la victime, comment il voit les autres, etc. 

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il n’y a pas de barrière entre les gens « humains » comme nous et les gens « inhumains » comme eux. Dans beaucoup de cas, on est face à des sujets qui ont eux-mêmes eu des traumatismes, qui ont eux-mêmes connu des formes de violence intrafamiliale, des échecs, des ruptures. C’est parce qu’ils ont été, pour certains, des victimes qu’ils cherchent à se ressaisir en agressant, en retrouvant une forme de toute-puissance par rapport à une femme ou un enfant. Bien souvent, il est très difficile pour les agresseurs de parler de ce qu’ils ont subi. Or, s’ils avaient été reconnus comme victimes dès leur plus jeune âge, peut-être qu’ils n’auraient pas eu besoin d’utiliser la violence pour exister.

Gaëlle Saint-Jalmes

Des études récentes menées à la fois en population générale et en population délinquantielle démontrent en effet que les auteurs de violences sexuelles sont ceux qui ont subi le plus de choses difficiles, potentiellement traumatiques, notamment dans l'enfance et la petite enfance. Pendant toute une période, on n’osait pas parler de ces traumatismes parce qu’on considérait que c'était une manière de leur donner de « bonnes raisons » d'être passés à l'acte. Heureusement, on a complètement changé de paradigme thérapeutique depuis un bon moment.

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Extrait du film She Said © Universal Pictures

Comment avez-vous vécu les situations, nombreuses, où l’un de vos patients a fini par récidiver, malgré le suivi que vous meniez avec lui ?

Gabrielle Arena

J’ai été confrontée à des personnes qui ont récidivé alors même qu'elles continuaient les soins. Il est arrivé que le sujet vienne de lui-même au groupe de parole, me raconte tout ça les yeux dans les yeux. On le vit quand même assez mal sur le moment, forcément. On a des idées un peu négatives, on revient aussi de notre angélisme. Il faut parfois passer la main à un autre collègue, ou bien modifier la prise en charge. C'est compliqué. 

Sur le plan de la société, on sait aussi que, quand un auteur récidive, les psychiatres et les conseillers de probation en prennent pour leur grade dans les médias. C'est très injuste, on oublie tout le travail qui a été tenté en amont. La plupart des auteurs de violence sexuelle ne récidivent pas et, ça, on ne le dit pas assez. Mais évidemment, quand il y a récidive, c'est une catastrophe. Pour la victime, d’abord, et puis aussi pour la société, pour notre travail.

Caroline Legendre

Pourtant, il faut rappeler que la récidive des auteurs de violences sexuelles est la moins forte par rapport aux autres violences et autres infractions. Elle est de moins de 5 % [une étude parue en 2023 a même montré que le taux de récidive des délinquants sexuels au Canada a chuté de 70 % au cours des 80 dernières années, ndlr]. Ça m'est arrivé aussi, et cela a suscité beaucoup de culpabilité chez chacun des intervenants, les soignants, les intervenants du champ sanitaire ou judiciaire.

On se demande ce qu’on n’a pas bien fait, ce qu'on aurait dû faire. Ça pose la question des moyens, de la préparation à la sortie de prison, celle des temps de concertation entre équipes, aussi. Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais oublier que c'est le sujet qui est responsable. On a beau mettre tous les moyens en œuvre, à partir du moment où il n'y a pas de pathologie, c'est le sujet qui reste responsable de ses actes.

« La bonne nouvelle, c’est que les milieux féministes se saisissent beaucoup de ce travail »
Gaëlle Saint-Jalmes, psychologue clinicienne

Comme vous le soulignez dans la conclusion, la prévention reste le parent pauvre de la lutte contre les violences sexuelles. Sur quels leviers de cette prévention faut-il agir précisément selon vous ? Où mettre des moyens ?

Gabrielle Arena

La première prévention est celle de la violence sexuelle elle-même. Cela se joue bien souvent dans l’enfance, car c'est dans l'enfance que se constitue la personnalité, le narcissisme. Toutes les blessures qui seront des fragilités qu’on retrouvera plus tard chez les auteurs. Les premiers axes sont donc des actes de prévention autour des jeunes. Tous les dispositifs mis en place aujourd’hui ne sont pas suffisamment étayés. Il faudrait réfléchir à mieux faire comprendre aux enfants que leur corps leur appartient, qu’il doit être respecté, que ce soit à l’école ou à la maison.

L'autre élément sur lequel il faudrait mettre le paquet, c'est la recherche. En France, on a encore du mal à le faire. Il faudrait vraiment des études approfondies sur la nature de ces violences. Qu’est-ce qui est en jeu : le pulsionnel, le cerveau, le corps, la sexualité, le rapport de domination à l’autre, femme ou enfant ? Les neurosciences apporteront sûrement des réponses intéressantes. Et ces recherches doivent s'articuler notamment avec la thérapeutique. Il faut lancer ce chantier maintenant pour que, d’ici quelques années, on puisse obtenir des résultats probants.

Gaëlle Saint-Jalmes

On le dit beaucoup en ce moment, mais l'accès à la pornographie à des âges trop précoces peut venir figer certains fantasmes et entretenir des stéréotypes de genre dans la domination des hommes sur les femmes. La recherche de contenus de plus en plus trash peut aussi faire émerger des addictions à la pédopornographie, ce qui pourrait créer un terrain favorable au passage à l’acte. Du point de vue de la législation, il y a encore beaucoup à faire pour que le contrôle de l'âge minimum requis soit mieux encadré. De manière plus générale, il faut repérer les enfants victimes d'abus sexuels, ceux qui sont exposés précocement à une sexualité d'adulte, ce qui risque d’imprégner leur développement psychosexuel et affectif.

Caroline Legendre

Il est aussi important de continuer à former les nouvelles générations à des thérapies spécifiques. On répète beaucoup dans le livre que soigner les auteurs, c’est faire moins de victimes, il ne faut jamais le perdre de vue. Malheureusement, j’ai l’impression qu’on assiste en ce moment à une espèce de retour en arrière. On met beaucoup l’accent sur la punition, mais on oublie que ces hommes sont des « hommes parmi nous » qui doivent être soignés.

Gaëlle Saint-Jalmes

La bonne nouvelle, c’est que les milieux féministes se saisissent beaucoup de ce travail. Globalement, celles qui ont été à l'initiative de #MeToo considèrent qu’il est important de prendre en charge les auteurs. Cette fameuse opposition « victime-auteur » tend à disparaître. En revanche, dans l'opinion publique, il y a un vrai durcissement. On continue à se dédouaner les uns les autres en se disant « ils ne sont pas comme nous ». Se dire que le mal c'est l'autre et pas nous, cela revient à fermer les yeux. C’est très dommageable, aussi bien pour les victimes que pour les auteurs.