"Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu", écrivait Marcel Proust dans A la Recherche du Temps Perdu après qu'il a mordu dans la fameuse madeleine qui le ramène à ses souvenirs d'enfance. Sur ce principe, des neuroscientifiques de l'université de Pittsburgh (Etats-Unis) ont utilisé les odeurs pour aider des patients dépressifs à faire émerger des souvenirs autobiographiques, capacité altérée par la maladie. C'est la première étude à démontrer que les odeurs sont plus efficaces que les mots et les images jusque-là utilisés, concluent-ils dans la revue Jama Open Network.
Vicks Vaporub (mot : menthol), café moulu (mot : café), sirop pour la toux (mot : médicament), cendres de cigarettes (mot : cigarette) : ce sont 24 odeurs ou 24 mots associés qui ont été présentés par les scientifiques à 32 patients atteints de dépression. Ces derniers avaient alors 30 secondes pour se remémorer un souvenir autobiographique. Chez les sujets sains, "les odeurs évoquent des souvenirs qui suscitent davantage d'émotions et sont associés à un sentiment de reviviscence plus fort que les souvenirs évoqués par des mots", expliquent les auteurs de la publication.
La mémoire des personnes souffrant de dépression est altérée
Or, l'accès aux souvenirs est fortement altéré dans la dépression. "La dépression est associée à plusieurs anomalies du fonctionnement de la mémoire autobiographique, notamment une difficulté à retrouver volontairement des souvenirs spécifiques (…)", expliquait en 2021 le Pr Cédric Lemogne, chef de service de psychiatrie à l'hôpital Hôtel-Dieu (AP-HP, Paris), dans un article de la fondation Pierre Deniker. La mémoire autobiographique contient le souvenir des événements vécus, lié à une date, un lieu ou un état émotionnel. Elle permet par exemple de vous rappeler du dernier film que vous avez vu au cinéma, s'il vous avait plu et avec qui vous aviez assisté à la séance. Chez les patients dépressifs, des anomalies encore mal connues du fonctionnement cérébral les conduisent à privilégier la mémoire de souvenirs dits "catégoriels" à la mémoire autobiographique. Ce phénomène nommé surgénéralisation amènera par exemple le patient à se souvenir qu'il a déjà été au cinéma, sans évoquer de séance précise ou d'émotion associée.
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"D'après une théorie, il faudrait d'abord passer par des souvenirs catégoriels pour accéder aux souvenirs autobiographiques spécifiques. Il se pourrait dans ce cas que les patients dépressifs restent bloqués à la première étape", suggère la neuroscientifique Kymberly Young, qui a dirigé ces nouveaux travaux à l'université de Pittsburgh. "De plus, ces patients présentent une activité cérébrale moindre dans les zones importantes pour la mémoire, comme l'hippocampe et l'amygdale." Cette surgénéralisation vers laquelle tendent les personnes souffrant de dépression n'est pas anodine. "(Elle) est associée à un moins bon pronostic à court terme de l'épisode dépressif", indique Cédric Lemogne.
Les odeurs donnent plus de souvenirs autobiographiques que les mots
Les résultats des chercheurs de Pittsburgh sont très en faveur des odeurs, avec 16% de souvenirs autobiographiques évoqués en plus avec des odeurs qu'avec des mots. Les souvenirs étaient également qualifiés de plus intenses avec les odeurs. "Dans d'autres études, les personnes saines se rappellent en moyenne à 80% de souvenirs spécifiques, soit 30% de plus que ce que nous avons observé avec l'utilisation des mots, mais seulement 10% de plus qu'en utilisant les odeurs !", contextualise Kymberly Young. "Cela suggère que nous normalisons les déficits de mémoire en utilisant des odeurs, mais cela doit être confirmé dans une étude plus large incluant des personnes non dépressives."

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Un résultat surprend la neuroscientifique. Face aux odeurs, les souvenirs autobiographiques suscités sont plus positifs que négatifs, bien que cette tendance ne soit pas tout à fait significative sur le plan statistique. "Les personnes souffrant de dépression ont plutôt tendance à se rappeler davantage les souvenirs négatifs lorsqu'on ne leur donne pas d'instructions, comme c'est le cas ici", s'étonne Kymberly Young.
Améliorer la mémoire, c'est aussi améliorer les autres fonctions cognitives altérées
Utiliser les odeurs pourrait donc améliorer les résultats des séances de prise en charge de la dépression qui ciblent spécifiquement l'entraînement de la mémoire, et qui jusqu'à présent se font avec des mots ou des images. En outre, les chercheurs espèrent que les patients pourront améliorer non seulement leur mémoire, mais aussi d'autres fonctions déficientes comme la résolution de problèmes ou la régulation des émotions. "Les personnes en bonne santé sont capables d'utiliser leurs expériences passées pour planifier l'avenir, résoudre des problèmes et réguler leurs émotions", chose difficile pour les personnes en dépression, explique Kymberly Young. "Une meilleure mémoire devrait donc se traduire par des améliorations dans ces autres domaines."
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En attendant, l'équipe prévoit de confirmer ces résultats en utilisant l'imagerie cérébrale afin de montrer une activation plus forte de l'amygdale, centres des émotions et des souvenirs, lors de l'exposition aux odeurs par rapport aux mots. Les premiers résultats en IRM fonctionnelle (permettant de voir l'activation des zones du cerveau dans le temps) devraient être disponibles début 2025.
A la manière de la madeleine de Proust, les chercheurs suggèrent enfin que l'utilisation du goût pourrait également être une piste intéressante pour susciter des souvenirs autobiographiques. "Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, (…), l'odeur et la saveur restent encore longtemps, (…), à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir", écrivait Marcel Proust.