Pour la désertification de régions entières en Italie, il faut dire merci à Nutella

Chaque année, Ferrero avale davantage de terres italiennes pour ses noisetiers, qui pompent l'eau de la Péninsule. La fortune du patron, exilé fiscal au Luxembourg, augmente au même rythme: il est désormais le 30e homme le plus riche du monde. Sur le terrain, la résistance est encore embryonnaire, mais s'organise après le cri d'alarme poussé par la cinéaste Alice Rohrwacher.

Vue aérienne des jeunes noisetiers déroulés dans le Haut-Latium pour que Ferrero puisse remplir toujours plus de pots de Nutella. | Valerio Muscella
Vue aérienne des jeunes noisetiers déroulés dans le Haut-Latium pour que Ferrero puisse remplir toujours plus de pots de Nutella. | Valerio Muscella

Résumé de l’épisode précédent. Michele Ferrero, le patron mythique de Ferrero, a dorloté les cultivateurs de noisettes de sa région, dans le Piémont. Son fils Giovanni, c’est autre chose. Le succès mondial du Nutella demandant toujours plus de surfaces de noisetiers, la firme s’est tournée vers la Turquie, où les relations avec les paysans a tourné à l’aigre. Alors c’est sur l’Italie que Ferrero compte désormais.

En 2018, Ferrero a signé le plan «Noisette Italie» avec plusieurs régions italiennes. Parmi elles, il y avait des paradis touristiques comme la Toscane et l'Ombrie. Des régions où la noisette n'a absolument rien à faire et où, pour la cultiver, l'on utilise encore plus d'engrais chimiques et où l'on puise encore plus d'eau dans le sol. Car lorsque la nature ne s’y prête pas, il faut soutenir la production à l'aide de substances artificielles (pesticides, herbicides, fongicides…) qui sont un crime contre la nature, contre le paysage, contre le climat et la santé des humains. Tout cela est bien connu de Ferrero, mais personne ne s'en préoccupe.

+ 30% de noisettes en sept ans

Personne non plus n'était au courant du plan «Noisette Italie», à l'exception des présidents des régions qui y ont apposé leur signature. Le plan prévoit «au moins 22’000 hectares de culture supplémentaires et une augmentation de 30% de la production de noisettes dans toute l'Italie» d’ici 2025. Une fois de plus, l'accent est mis sur notre région du Haut-Latium, dans laquelle 10’000 hectares supplémentaires de cultures de noisettes seront introduits de force.

Les nouveaux arbustes sont déjà plantés, car ces deux dernières années, dans le sillage de la pandémie de Covid-19, la plantation de rangées de noisetiers s'est poursuivie imperturbablement. Ils sont déjà là, encore petits, flanqués de kilomètres de tuyaux pour l'irrigation goutte à goutte. Car la première chose à faire est de forer des puits et de construire des installations d'irrigation. Les plants s'alignent non seulement sur les plaines autour de l’autoroute du Soleil, mais aussi le long de la Via Cassia. C’est un terrain inapproprié pour les noisetiers. La région convient au maïs, aux céréales, au tabac ou aux troupeaux de moutons, qui ont façonné le paysage jusqu'à récemment.

Nutella et travail des enfants

Ferrero ne tolère pas le travail des enfants et veut l'éliminer tout au long de la chaîne d'approvisionnement, écrit le groupe sur son site Internet. Dans son rapport sur le développement durable, il fait référence à des projets dans les régions de production de cacao en Afrique de l'Ouest et aux plantations de noisetiers en Turquie. Selon une enquête du Spiegel datant de décembre 2022, Ferrero ne répond cependant pas à ses propres exigences éthiques en Turquie. Les reporters allemands ont rencontré des enfants et des adolescents kurdes dans des plantations au bord de la mer Noire. Un jeune homme de 19 ans a déclaré récolter des noisettes en été depuis sept ans, pour un salaire journalier de 15 euros. Les ONG estiment qu'environ 10% des 400’000 saisonniers sont mineurs, et beaucoup dorment dans des baraques ou des tentes. Ferrero serait en partie responsable de ces conditions de travail, car le groupe fait systématiquement pression sur les prix de vente, suggère le magazine.

Aujourd'hui, on longe d'interminables rangées de jeunes noisetiers et on peut déjà dire adieu à la vue sur les Monts Sabins, qui ne seront plus visibles d'ici quelques années. Le tapis de noisetiers s'étendra alors jusqu'au centre de l'Italie, en Toscane et en Ombrie, couvrant la surface autour du lac de Bolsena, où 3000 hectares ont déjà été plantés, ainsi qu’une partie du plateau d'Alfina. Là, 350 hectares ont été revendiqués – pour l'instant. De fait, il a fallu un certain temps pour que cet accaparement des terres se propage de régions en régions, tant l’idée de recouvrir le cœur pittoresque de l'Italie de noisetiers a quelque chose d’incongru. Et pourtant.

«C'est un crime»

«Les noisettes ne représentent que 0,7% de la surface agricole cultivée en Italie, malgré des conditions climatiques favorables», s’est défendu Ferrero dans une prise de position écrite adressée à Report. En novembre 2021, dans une émission consacrée à ce sujet, le magazine d’investigation de la Rai évoquait sans fard le désastre écologique dans la région: les sols hautement contaminés dans le haut Latium et l’eutrophisation du lac de Vico (étouffé par les phosphates et les nitrates), d'où les localités voisines de Caprarola et Ronciglione continuent de tirer leur eau potable. Elle sort brune du robinet…

«C'est un crime», a déclaré devant la caméra Antonella Litta, de l'Institut national de la santé. Et la spécialiste en santé environnementale d'ajouter: «cette zone a connu une augmentation significative des cas de cancer liés aux pesticides et aux engrais chimiques». Sans oublier les quantités insensées d'eau souterraine pompées année après année. Vingt milliards de litres, c'est ce qu'il faut pour qu'à la récolte de septembre, 41 millions de kilos de noisettes de la province de Viterbe soient livrés dans un état impeccable aux entrepôts de Ferrero. Les effets du climat de plus en plus chaud et sec se font déjà sentir chez nous, mais selon Ferrero, il y a encore une bonne marge de manœuvre entre Rome et Florence pour augmenter la production.

Toujours marteler, ne jamais écouter

Le magazine Report a tenté de parler à Ferrero, qui a fait la sourde oreille. «Dommage que Ferrero refuse le dialogue et décline toute confrontation», a déclaré Sigfrido Ranucci, le producteur de l’émission*,* après que la réponse écrite de Ferrero a été affichée à l'écran. La multinationale n'abordait guère les faits incontestables évoqués par le magazine d’investigation, se contentant d’un verbiage creux sur ses efforts pour sauver la culture des noisettes de la ruine. «Ferrero regrette vivement l'émission Report, qui est une insulte aux milliers de familles de la province de Viterbe qui assurent l’excellence italienne et apportent ainsi 90 millions d'euros par an à la région.»

Refuser les interviews, attendre de voir ce qui se passe, puis si nécessaire, émettre une déclaration indignée. Toujours s’exprimer, ne jamais écouter. Marteler sans répondre. Ne jamais tenir compte des arguments des autres, pour continuer à dérouler son propre conte de fées. Telle a toujours été la politique de Ferrero.

Giovanni Ferrero le financier

Mais il y a une différence entre le gentleman discret Michele Ferrero, dont le grand cœur battait pour la population des Langhe dans l'Italie pauvre de l'après-guerre, et son glacial rejeton Giovanni, qui dirige le groupe depuis le Luxembourg. On ne voit ce dernier dans les Langhe qu’à l’occasion des funérailles de la famille retransmises à la télévision.

Avec une fortune personnelle estimée en 2024 à 39,2 milliards de dollars, Giovanni Ferrero est resté l'homme le plus riche d'Italie et s'est hissé à la 30e place du classement Forbes des personnes les plus riches du monde. Et il continuera sans aucun doute à grimper, car une seule chose compte pour lui: plus, plus et toujours plus. Son père Michele Ferrero était à peine enterré en 2015 qu’il se lançait dans une boulimie d’acquisitions, comme s'il n’en pouvait plus d’attendre.

Depuis la mort de son père, Giovanni Ferrero a racheté un certain nombre de marques anglaises et américaines à bas prix: Thorntons, l'activité confiserie américaine de Nestlé, la division biscuits de Kellogg's, Fannie May, Ferrara, Ice Cream Factory Comaker, Burton's Biscuit Company. Selon un article de Forbes intitulé «Inside the Ferrero Family's Secret Empire», cette stratégie interroge car elle signifie que l'héritier de l'empire Ferrero rame à contre-courant. Alors que la concurrence fuit la junk food bon marché pour produire des en-cas plus sains et durables, moins susceptibles de favoriser l'obésité, Giovanni se rabat sur des produits de troisième catégorie dont la teneur en sucre ne doit en aucun cas être réduite. «Pour le groupe Ferrero, la santé et la sécurité des employés et des consommateurs sont toujours une priorité absolue», lit-on pourtant sur la page d'accueil.

Michele Ferrero se retourne dans sa tombe, mais Giovanni se contente de rigoler: «Non, non, je suis adulte, je me suis libéré depuis longtemps», a-t-il répondu à la journaliste de Forbes qui lui demandait si cela ne lui pesait pas d’enfreindre la loi sacrée de son père, que l’on peut résumer ainsi: «Shoemaker, Stick to Thy Last!» (cordonnier, ne lâche pas ton outil). En d’autres termes: «A chacun son métier! N'achète jamais d'autres entreprises et ne vends jamais les parts de ton entreprise en bourse!».

La nutellisation d’Amsterdam

Avec 350 tonnes de pâte brune déversées chaque jour sur des tartines, des gaufres, des crêpes, des glaces et même des pizzas dans le monde entier, Ferrero doit être très heureux. L'Allemagne est le plus gros consommateur de Nutella au monde, suivie de près par la France et l'Italie, mais les Pays-Bas (pays d’origine de l’autrice, ndlr.) ne sont pas en reste. Pendant un certain temps, le concept de «boutique Nutella» a été utilisé à Amsterdam pour décrire l'annexion des meilleurs emplacements du centre-ville. «La “Nutellisation” du centre-ville s'est depuis étendue à d'autres magasins de malbouffe, mais il est vrai que le Nutella peut être considéré comme la tête de pont de cette invasion», affirme Annemieke Bieringa, qui était jusqu'à récemment responsable du développement et des commerces entre le canal de Rokin et la rue Zeedijk.

Il y a à Amsterdam un type particulier de touristes, qui ne viennent que pour la drogue. Vient un moment dans la soirée où ils commencent à s’égailler bruyamment dans la rue pour trouver des sucreries susceptibles d’apaiser leur foncedalle. Les «boutiques Nutella» répondent parfaitement à ce besoin. Que les noisettes de notre région se retrouvent dans des pots géants de Nutella derrière les vitrines d'Amsterdam, afin de satisfaire la fringale de sucre de touristes défoncés… Il y a là de quoi faire tourner la tête.

Un congrès d’alerte

C'est un cri d'alarme lancé par la cinéaste Alice Rohrwacher dans le quotidien La Repubblica en janvier 2019 qui m'a fait prendre conscience du contexte plus large de ce qui se passait devant ma porte. Elle déplorait que le paysage de son enfance ait complètement changé en l'espace d'un an. «Je vis et je travaille sur le plateau de l'Alfina, la région située entre Orvieto et le lac de Bolsena, là où les frontières entre l'Ombrie, le Latium et la Toscane se croisent de manière presque invisible, et c'est pourquoi je m'adresse à vous, les présidents de ces régions», écrivait Alice Rohrwacher dans sa lettre ouverte.

«C'est un paysage que je porte en moi comme une épée magique, comme un talisman, c'est le paysage dans lequel j'ai tourné mes deux films, Pays des merveilles et Heureux comme Lazzaro». Alice Rohrwacher a beaucoup voyagé l'année précédente. A son retour, elle a trouvé un paysage qu'elle ne reconnaissait pas. «Les champs, les haies, les arbres, les murs de pierres sèches – tout a disparu pour faire place à des plantations de noisetiers. Et je me demande si l'on a pris en compte l'impact sur l'environnement, sur notre santé à tous, sur les si précieuses réserves d'eau souterraine? A-t-on réfléchi à ce que cela signifie pour l'écotourisme en pleine expansion? Ou sommes-nous confrontés aux privilèges et aux bénéfices d'un seul individu qui risque de devenir une malédiction pour l'ensemble de l'environnement, comme c'est déjà le cas avec le lac de Vico eutrophisé et les sols empoisonnés de Tuscia, qui jouxtent directement notre région?»

Ces mots, «c’est déjà le cas», ont fait mal, car personne ne les avait encore prononcés dans notre région. Deux mois après sa lettre ouverte, Alice Rohrwacher a organisé à Orvieto un congrès «Il nocciolo del problema» (le noyau du problème, jeu de mots avec le mot italien pour noisette). On a pu y constater à quel point la cinéaste savait rassembler les gens autour d'elle.

«Chez nous, c'est le désert»

Parmi toutes les personnes de la région qui se sont exprimées, c'est le chirurgien et homme politique Famiano Crucianelli, âgé de 74 ans, qui a le mieux résumé la situation: «Nous avons affaire à une grande puissance», a-t-il dit. La salle, pleine à craquer, a littéralement sursauté. «Il ne s'agit pas de la noisette, qui est en soi une plante inoffensive, il s'agit de ce qui se cache derrière la noisette: une énorme puissance économique, la troisième multinationale de la confiserie au monde, l'homme le plus riche d'Italie. Il s'est introduit dans tous les systèmes du pays, dans la politique, les institutions, l'économie, les coopératives agricoles. Ses tentacules s'étendent jusqu'aux instances locales. Il s'appelle Ferrero, Giovanni Ferrero. Je vous mets en garde: vous serez peut-être choqués par les premières plantations de noisettes qui se développent actuellement chez vous, au bord du lac de Bolsena. Mais chez nous, en Tuscia [la terre des Etrusques], il y a déjà 25’000 hectares. Chez nous, il y a des communes avec 1800 hectares de terres, dont 1600 hectares sont des plantations de noisetiers. Chez nous, sur des milliers d'hectares, il n'y a plus un seul oiseau. Chez nous, c'est le désert. On ne le voit pas, parce qu'il y a ces jolis noisetiers dessus. Mais notre sol est un désert. Je vous préviens.»

Famiano Crucianelli participait au congrès en tant que président du Biodistretto della Via Amerina e Forre, un réseau de communes, d'associations, d'agriculteurs et de citoyens qui se sont regroupés pour promouvoir une agriculture durable. Cet homme était habitué à d'autres scènes. Homme du monde, cofondateur du quotidien communiste Il Manifesto, membre de la Chambre des députés pendant des années et enfin secrétaire d'État au ministère des Affaires étrangères du deuxième gouvernement de Romano Prodi de 2006 à 2008, il en a eu assez. Il est retourné dans son pays natal, à Gallese dans la province de Viterbe, non loin de chez nous et s’est lui aussi retrouvé cerné de plantations de noisetiers.

Pas un besoin de première nécessité

C'est là que Famiano Crucianelli a réussi, avec le Biodistrict, à ouvrir une petite brèche dans le monopole de Ferrero. Je lui ai rendu visite sur son beau lopin de terre, au pied de son village rocailleux, où tout est encore comme on le souhaiterait. Des arbres fruitiers, des figues, un potager, des poules, des fleurs, des herbes aromatiques à n'en plus finir. Un jardin planté autrefois par son père, repris par le fils. Certes, entouré de noisettes, mais c'est quand même un coin de paradis. Famiano Crucianelli s’est emporté:

«Une fois la terre donnée aux noisetiers, elle ne se libère plus jamais. Il n'y a qu'une seule solution: que les habitants de nos régions commencent à comprendre qu’ils ont été dupés. Qu'ils comprennent que c'est leur eau qui disparaît. Ce n'est pas parce qu'il y a un puits sur votre terre que c'est votre puits. Nous avons effectué des sondages ici, l'eau du sol est empoisonnée à des mètres de profondeur. Elle s'épuise, surtout en ces temps où il ne pleut plus. Dans certains puits, elle a déjà baissé de 20 mètres. Ce qui compte, c'est que les gens comprennent que nos terres ne doivent pas se transformer en désert parce qu'un monsieur malodorant au Luxembourg a besoin de remplir davantage de pots de Nutella.

Le Nutella n'est pas un besoin de première nécessité dans la vie, ni de deuxième, ni de troisième. Le Nutella est mauvais pour le sol, pour l'eau, pour la biodiversité et pour les humains. Et c'est à cela que sert toute notre eau.»

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