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Libération
Voyage dans l'Ukraine en guerre

A Kyiv, en attente de la mobilisation : «Je ne servirais à rien dans une tranchée, alors qu’ici, je peux être utile»

Le Libé des Ukrainiensdossier
par Veronika Dorman
publié le 15 février 2024 à 20h00

Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.

«Nous vivons à une époque où tout le monde doit savoir manier les armes et poser un garrot», dit Martha, une jeune femme menue aux cheveux de jais, manucure assortie. Comme tous les dimanches, l’experte marketing de 23 ans vient participer à une formation militaire basique, organisée pour les civils par la fondation Serhiy Prytula. En dix-huit mois, près de 39 000 Ukrainiens de tous âges et tous horizons ont suivi l’entraînement, dont 2 800 à Lviv et son oblast. Des cours de théorie et de pratique qui permettent à chacun d’acquérir les bases du tir, apprendre à piloter un drone, dispenser un premier secours médical tactique, et se préparer psychologiquement à la mobilisation. Martha est convaincue qu’elle devra un jour se rendre utile en zone de guerre, car la Russie ne laissera jamais l’Ukraine vivre en paix. Un grand gaillard en treillis, qui ne veut pas donner son nom, sait que la convocation au bureau militaire arrivera dans les six mois, dès qu’il aura terminé ses études de tourisme à la fac de Lviv. A 20 ans, il a décidé de prendre les devants, «pour arriver mieux préparé aux entraînements qui précéderont le déploiement sur le front». Bien sûr qu’il n’a pas envie d’y aller, comme tout le monde, «mais il faut bien que quelqu’un s’y colle», dit-il en haussant les épaules.

Après deux années de lourds combats et de pertes considérables, l’armée ukrainienne est exsangue. Les armes et les munitions manquent, mais surtout les hommes. Selon les témoignages recueillis par les médias sur la ligne de front ces dernières semaines, les troupes sont à bout. Certaines unités déployées à l’Est ne peuvent aligner qu’à peine plus d’un tiers de leurs effectifs. Et ceux-là sont éreintés par de longs mois sans permission et trop peu de jours de repos entre les missions en première ligne. En limogeant début février son chef d’état-major, Valeri Zaloujny, Volodymyr Zelensky a annoncé une restructuration de l’armée, tandis que le Parlement votait une nouvelle loi très controversée élargissant la mobilisation. «Aujourd’hui, près d’un million de personnes ont été appelées à défendre notre pays. A ce jour, la plupart d’entre eux n’ont pas connu la ligne de front, alors que la minorité qui s’y trouve se bat réellement. Cela signifie que nous avons besoin d’une approche différente en ce qui concerne la rotation, la mobilisation et le recrutement», a dit le Président. L’aide matérielle peut être apportée par les alliés, mais comment regarnir les troupes sans réformer en profondeur le fonctionnement de l’armée ?

Le lieutenant Oleksandr Yabchanka a rejoint les rangs en mars 2022, s’est battu à Bakhmout et a été blessé trois fois. En convalescence, avant de repartir sur le front, il ne comprend pas qu’il puisse y avoir débat sur la mobilisation de forces supplémentaires. Il s’indigne au bout du fil : «Si les gens refusent de se battre dans l’Est maintenant, ils devront le faire dans leurs propres villes si nous ne reconstituons pas dès maintenant les ressources humaines sur le front. Nous ne sommes pas des robots. Cela fait deux ans que nous sommes sur le champ de bataille. Et sur le plan physique, un homme s’épuise. Et le contingent aussi.»

Dmytro, journaliste et entrepreneur vivant à Kyiv, craint d’être appelé dans les prochains mois. A 49 ans, et sans antécédents médicaux, il estime ses chances d’être mobilisé à «50/50», lui qui n’a jamais connu les armes ni de près ni de loin. «Je n’ai aucune envie de combattre. Ni de mourir.» Le 25 février 2022, il s’était présenté au bureau militaire, comme tous les hommes, pour une mise à jour de sa situation. Mais alors qu’il patientait dans la file, un officier qui passait par là lui explique que l’heure n’est plus à la vérification ; que dès le lendemain, il pourrait se retrouver en première ligne. Dmytro avait fait demi-tour. «Je ne servirais à rien dans une tranchée, alors qu’ici, je peux être utile» : entre autres, il organise des livraisons de véhicules sur le front.

Mais si tout le monde disait ça, Dmytro en convient, il n’y aurait personne pour tenir tête aux Russes. «Le gouvernement fait son boulot, ils ont besoin d’hommes pour combattre. Et si c’est mon tour, eh bien, j’irai. Je ne vais pas aller en taule quand même, ni chercher des combines pour fuir.» Dans un pays où la corruption fait partie de la culture nationale, il en existe. Mais elles sont coûteuses et pour la plupart illégales. En ce milieu d’après-midi, toutes les tables du café cossu où est attablé le journaliste, dans le quartier de Podil, sont occupées. Les téléphones se mettent à vibrer, celui de Dmytro émet une sirène. D’un geste mécanique, il le retourne sans regarder. Personne ne réagit à l’alerte antiaérienne, la troisième de la journée…

A la veille du deuxième anniversaire de l’offensive russe, malgré les attaques quasi quotidiennes de drones et de missiles, la capitale ukrainienne encaisse et tient. Le système antiaérien au-dessus du centre du pouvoir, le plus efficace du pays, permet de limiter les dégâts et les victimes. Les villes limitrophes martyrisées pendant l’occupation au printemps 2022, Boutcha, Irpin, Hostomel, continuent de soigner leurs plaies et se reconstruisent. La vie paraît presque normale sur les grandes artères, à l’heure de pointe, et dans les bars hipsters et restaurants à la tombée du jour. Si ce n’étaient les alertes aériennes, qui retentissent à toute heure. Et, sur la place de l’Indépendance, qui célèbre le dixième anniversaire de la révolution du Maïdan, le mémorial improvisé aux soldats morts depuis deux ans – un petit drapeau ukrainien planté dans le gazon pour chaque défunt – qui s’agrandit et envahit toutes les pelouses.

Serhii a fui Donetsk en 2014 avec sa famille pour échapper à tout contact avec les Russes, et vit depuis dix ans à Kyiv. Le chef de service dans une multinationale se prépare lui aussi à devoir prendre les armes, à 41 ans. «Je me suis fait une raison pour moi. Mais vraiment, ça me rend malade pour les petits jeunes, qui n’ont pas eu le temps de vivre encore.» Sa fille de 17 ans, Valeria, est amoureuse d’un Dmytro de 19 ans, qui n’a pas fait son service militaire, encore étudiant. «Mais cette guerre, elle va traîner, et c’est toute la génération de nos enfants qui va morfler.»

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