Les téléphones sans appareil photo sont autorisés dans certains centres de rétention / Photo : Reuters/M. Djurica
Les téléphones sans appareil photo sont autorisés dans certains centres de rétention / Photo : Reuters/M. Djurica

Sur la route migratoire, les smartphones peuvent s’avérer "plus importants que la nourriture". Pourtant, les migrants se voient régulièrement confisquer leur téléphone par la police ou ne peuvent l’utiliser que de manière restreinte.

L’histoire remonte à novembre 2021. Dans les colones de The New Arab, un jeune homme originaire d'Afghanistan raconte comment il a atteint le Royaume-Uni après avoir traversé la Manche en bateau pendant 12 heures. "Des femmes et des enfants pleuraient. Mon cœur pleurait", se souvient-il.

A son arrivée il se voit aussitôt confisquer son téléphone, l’empêchant ainsi de faire savoir à sa famille qu'il est sain et sauf. 

Selon The New Arab, le ministère britannique de l'Intérieur justifiera la saisie par une enquête sur un "groupe criminel impliqué dans la facilitation (de l'immigration irrégulière)".

Confiscation des téléphones portables

Des milliers de personnes ayant atteint le Royaume-Uni par bateau en 2020 ont connu le même sort. Leurs téléphones portables ont été saisis, les privant des coordonnées de leurs proches.

"Confisquer le téléphone à quelqu'un le prive de ses bouées de sauvetage", estime Naomi Blackwell du Service jésuite des réfugiés, une organisation qui a contribué à introduire un recours juridique contre cette pratique au Royaume-Uni.

"Les contacts des gens, les photos de leurs proches, les certificats médicaux, les documents (...), tout cela a été perdu. C'était vraiment bouleversant pour les personnes concernées", raconte-t-elle.

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D'autres migrants, ailleurs en Europe, relatent des pratiques similaires. Selon un récent rapport de la plateforme PICUM, une ONG bruxelloise, la confiscation des smartphones par les autorités est relativement fréquente pour les migrants placés en rétention administrative, généralement parce qu'ils sont entrés dans un pays sans visa ou parce qu'ils sont dans l’obligation de quitter un territoire. 

Règlementation sur l'usage des téléphones portables en CRA

Il n'existe pas de réglementation européenne sur l'utilisation des téléphones portables dans les centres de rétention administrative (CRA), et l'étendue des restrictions varie d'un État à l'autre.

Certaines des pratiques les plus sévères sont observées au Royaume-Uni, où les smartphones personnels sont systématiquement confisqués. Les migrants placés en rétention sont autorisés à utiliser un téléphone sans internet ni appareil photo, pendant que les détenus en prison ont un accès limité aux téléphones fixes. 

La situation est différente en Autriche, en Belgique, en Bulgarie, en France et en Pologne, notent les chercheurs de PICUM. 

Dans ces pays, les personnes en rétention administrative peuvent conserver et utiliser leur propre téléphone portable, mais uniquement s'il n'est pas équipé d'un appareil photo intégré.

Cela exclut la plupart des smartphones et équivaut à une interdiction de facto.

Certains pays limitent la durée pendant laquelle les demandeurs d'asile en rétention peuvent utiliser leur téléphone, comme au Portugal et en Espagne.

En Belgique, les détenus doivent payer leurs appels de leur poche bien que beaucoup n'ont pas les moyens de le faire.

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"Il arrive que les gens touchent une allocation limitée, comme 5 euros par semaine", explique Silvia Carta, rédactrice en chef du rapport du PICUM. "Mais si vous appelez quelqu’un au Moyen-Orient ou en Afrique, votre crédit sera épuise que bout de seulement quelques minutes."

Silvia Carta ajoute que les smartphones personnels ne peuvent être remplacés par les téléphones de substitution remis lors de la rétention.

"Un téléphone portable personnel est un objet important et essentiel qui contient les 'biens virtuels' d'une personne", dit-elle. "Il crée également un canal de communication qui se met difficilement en place lorsqu’une personne ne peut accéder à un téléphone que deux ou trois fois par semaine pour passer ses appels."


En Finlande, une personne placée en rétention administrative peut garder son smartphone et a accès à un réseau Wifi | Photo : Reuters / Lehtikuva
En Finlande, une personne placée en rétention administrative peut garder son smartphone et a accès à un réseau Wifi | Photo : Reuters / Lehtikuva


Une pratique souvent illégale

La confiscation des téléphones portables retient aussi de plus en plus l'attention des groupes de défense des droits des réfugiés et des libertés individuelles en Allemagne. Les autorités sont légalement autorisées à saisir et à analyser les données des téléphones appartenant aux demandeurs d'asile qui arrivent sans documents d'identification.

Même si la justice allemande a tenté de s’interposer, une nouvelle législation permet aux autorités allemandes de réquisitionner les téléphones des migrants et à en extraire les données sans avoir effectué de démarches préalables en vue d’établir leur identité.

La plupart des données stockées sur les smartphones sont très intimes, rappelle Sarah Lincoln, avocate à la Society for Civil Rights (GFF). "La fouille et l'inspection des téléphones représentent une atteinte particulièrement grave à la vie privée".

Dans d'autres situations, comme par exemple lorsqu’un migrant franchit clandestinement une frontière, la police justifie souvent la confiscation des téléphones par la lutte contre les réseaux de passeurs et de trafiquants.


Des migrants débarquent à Kent, dans le sud de l'Angleterre, en novembre 2023 | Photo : Gareth Fuller/PA Wire
Des migrants débarquent à Kent, dans le sud de l'Angleterre, en novembre 2023 | Photo : Gareth Fuller/PA Wire


Sarah Lincoln estime que la saisie du téléphone peut avoir de lourdes conséquences sur la procédure d’asile, car elle prive le demandeur de ses contacts, des applications de traduction, des cartes, des photos de documents importants et d’autres informations et preuves essentielles.

De plus, la restitution du téléphone n’intervient souvent pas avant un an ou plus, selon Sarah Lincoln. "Il est tout à fait disproportionné de conserver les téléphones aussi longtemps. Le téléphone de la personne est souvent irremplaçable. Et dans la plupart des cas, ils n'ont pas l'argent nécessaire pour en acheter un nouveau", affirme la chercheuse.

Elle précise que dans de nombreux cas, les saisies des téléphones à la frontière sont illégales.

Par ailleurs, la justice en Europe se prononce régulièrement en faveur des migrants. Par exemple, un tribunal italien a décidé, dans le cas d'un jeune demandeur d'asile tunisien, que le fait de restreindre son accès à son téléphone portable constituait une limitation du droit à la liberté de communication.

Il était arrivé à Lampedusa en 2020. Les autorités l'avaient considéré à tort comme étant adulte et saisi son téléphone lors de sa détention. Le jeune homme n'avait pu contacter ni sa famille ni son avocat. Le tribunal a ordonné que son téléphone lui soit rendu.

L'utilisation de smartphones personnels pour documenter les conditions dans les centres de rétention ainsi que pour dénoncer les mauvais traitement infligés aux migrants a été d'une importance cruciale ces dernières années. 


Les images de l’intérieur des centres de retention administrative, comme ici à Wethersfield dans l’Essex, sont très rares | Photo : Joe Giddens/empics /picture alliance
Les images de l’intérieur des centres de retention administrative, comme ici à Wethersfield dans l’Essex, sont très rares | Photo : Joe Giddens/empics /picture alliance


Ce n'est pas un hasard, selon Silvia Carta, du PICUM : "Si les personnes sont détenues dans des conditions décentes, il ne devrait rien y avoir à cacher. Cependant, l'utilisation de caméras est souvent interdite précisément pour ces raisons, de sorte que les gens ne peuvent pas montrer ce qui ne va pas dans ces centres."

Plusieurs ONG, comme Detention Action, au Royaume-Uni, et Stichting LOS, une organisation de protection des migrants aux Pays-Bas, veulent attirer l'attention sur les conditions dans les centres de rétention. Elles ont mis en place des lignes téléphoniques d'urgence afin que les personnes retenues puissent appeler gratuitement à l'extérieur des centres.

 

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