Discussion entre Judith Godrèche et Edouard Durand : quels relais pour les paroles libérées ?

Manifestation pour la journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, le 25 novembre 2023 ©Maxppp - Bruno Levesque
Manifestation pour la journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, le 25 novembre 2023 ©Maxppp - Bruno Levesque
Manifestation pour la journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, le 25 novembre 2023 ©Maxppp - Bruno Levesque
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Suite à ses récentes révélations, l'actrice Judith Godrèche a recueilli des milliers de témoignages de violences sexistes et sexuelles. Quelle responsabilité implique l'écoute de ces paroles ? Comment les transformer pour en faire un projet politique ?

Avec
  • Judith Godrèche Actrice, scénariste, réalisatrice et écrivaine française
  • Édouard Durand Magistrat, ancien co-président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise)

Depuis plusieurs années, tels des glaciers qui dégèlent, les violences sexistes et sexuelles ont provoqué des torrents de témoignages. Plusieurs milliers devant la Commission sur les abus sexuels dans l’Église, la Ciase, trente mille témoignages recueillis par la Civiise, la Commission Indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants et déjà quatre mille cinq cents confiés à Judith Godrèche depuis qu’elle a pris la parole pour dénoncer les violences sexuelles dans le milieu du cinéma.

Mais quelle responsabilité implique le recueil de ces milliers de témoignages qui rendent compte à la fois d’un phénomène massif, celui des violences sexistes et sexuelles, mais aussi de l’importance du déni social qui l’a entouré jusqu’alors ?

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Judith Godrèche, tout comme le juge Edouard Durand, qui a présidé pendant trois ans la Civiise, ont entamé depuis quelques semaines un dialogue sur les suites à donner à ces paroles libérées. Ils ont accepté de le poursuivre en notre compagnie et nous les en remercions chaleureusement.

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Face aux paroles libérées, « écouter pour transformer »

Judith Godrèche : « Mes abuseurs disaient - et c'est quelque chose qu'ils ont en commun - : « Tu es unique ». Et j'ai grandi dans cette perspective-là, dans cette idée-là de moi-même. Tu es unique, donc je vais faire un film sur toi, donc tu vas venir me voir dans mon bureau et on va écrire ensemble. Tu es unique, et là la porte se ferme et une toute autre histoire se raconte et s'écrit. Et le jour où je me suis rendue compte qu'il y avait tellement d'autres petites filles uniques j’ai compris qu'en fait, ce qui était important, ce n'était pas d'être unique, c'était de ne pas être seule. J’ai compris que nous étions nombreuses et qu’à travers le « je » c’était « nous ». Ce que je veux dire par là, c'est que c'est à travers toutes ces femmes qui m'ont écrit que j'ai pu moi-même avoir le courage de parler. Et donc, je comprends que pour pouvoir arriver à ne plus se sentir seule. Pour cette forme-là de solitude, il faut pouvoir ancrer sa solitude dans l'histoire d'une autre ».

Edouard Durand : « Quand ces personnalités prennent la parole, il faut faire l'effort de se représenter que dans une maison, quelque part, ici, là, comme ce vendredi soir à la cérémonie des Césars, des personnes de tout âge sortent de la solitude extrême. Et c'est en ça que ce dépassement est fondamental et révolutionnaire. Parce que l'expérience de la violence est une expérience qui reste étrangère pour le groupe humain que nous sommes. Et ce témoignage, ces témoignages, créent de l'humanité commune. Comment peut-on les écouter ? Comment depuis près de 20 ans que je suis juge, que d'autres, tous les membres de la Ciivise, dans leur engagement, ont pu les écouter pendant trois ans ? Mais, pour agir ? Pour répondre à un besoin de reconnaissance et pour être à la hauteur de l'attente de ces témoignages. Chaque témoignage était motivé de la façon suivante : "je le fais pour moi et pour que les enfants ne vivent pas ce que moi j'ai vécu". Écouter en étant statique serait presque obscène, c'est écouter pour transformer.

De l’écoute à l’action, comment répondre politiquement à ce problème structurel ?

Judith Godrèche revient sur la faible considération des mineurs dans le cinéma, un constat qui souligne les manquements de la société pour protéger ses enfants : « Sur les plateaux de cinéma, nous ne traitons pas comme il le faut les enfants. On peut laisser des enfants seuls dans des lieux de vie en province où ils n'ont personne pour rester avec eux le soir dans la chambre, dans des chambres chez l'habitant ou dans des maisons. Il y a toutes sortes de circonstances qui font que ces enfants ne sont pas encadrés et n'ont pas une personne, justement, pour eux, qui est là pour veiller à leur santé psychique sur les tournages. Il y a tout un cadre qui est complètement inexistant et absolument pas obligatoire ».

Edouard Durand : « Depuis que l'année 2024 a commencé, ce sont 25 000, 26 000 enfants qui auront été violés et agressés sexuellement, en deux mois. C'est une urgence absolue. Pour agir, il y a un point de départ qui est ce rapport de la Ciivise et ces quatre-vingt-deux deux préconisations. Pendant trois ans, nous, ces membres de la Ciivise, nous n'avons parlé que des enfants, que de la stratégie des agresseurs, que des moyens de protéger. Depuis deux mois, on n'entend plus parler des enfants. Sinon, par la voix de Judith Godrèche, qui a réouvert cet espace en nous. La façon dont nous nous préoccupons de nos enfants dit quelque chose de la dignité du groupe humain que nous voulons être ». (…) « Le silence et l'inertie sociale qui entourent la révélation des violences par la victime est un second anéantissement. Il y a 160 000 enfants chaque année qui sont victimes de violences sexuelles, 70% des plaintes sont classées sans suite et les victimes ne reçoivent pas de soins spécialisés du psychotraumatisme. Une société digne de ce nom ne fait pas courir de risques aux enfants et c'est une politique publique, voilà pourquoi il y a ces quatre-vingt-deux préconisations. Notre aspiration, elle est limpide et simple : il faut les mettre en œuvre. Plus on attendra, moins les enfants seront protégés ».

Pour aller plus loin :

- Édouard Durand est notamment l'auteur de l'ouvrage 160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social (Gallimard, 2024) et de Défendre les enfants (Seuil, 2022)

- A lire :  Violences sexuelles : « Ce qui se passe dans le milieu du cinéma se passe aussi ailleurs, à l’université, dans les écoles, dans l’édition » (lemonde.fr)

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