Entretien avec Marion Carré : Alice Recoque ou l’histoire méconnue d’une pionnière de l’informatique

Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Une biographie écrite par Marion Carré, publiée aux Éditions Fayard.
Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Une biographie écrite par Marion Carré, publiée aux Éditions Fayard.
Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Une biographie écrite par Marion Carré, publiée aux Éditions Fayard.
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Dans son livre-enquête biographique, Marion Carré met en lumière le parcours d'Alice Recoque, une pionnière de l’informatique, qui aurait bien pu être rayée de l'histoire…

Avec
  • Marion Carré Experte en IA, cofondatrice de Ask Mona et autrice de Qui a voulu effacer Alice Recoque ? aux Éditions Fayard

Une émission en partenariat avec Numerama. Retrouvez chaque semaine les chroniques de Marie Turcan et Marcus Dupont-Besnard.

Dans son livre-enquête autobiographique Qui a voulu effacer Alice Recoque, Marion Carré, experte en IA, retrace le parcours d'une pionnière de l'innovation française et internationale. Une personnalité que l'autrice a découverte à la suite de nombreuses recherches sur les femmes dans l'informatique français. "Je n'en connaissais aucune", explique-t-elle, "donc je suis demandée : est-ce parce qu'il n'y en a pas eu, ou parce qu'on ne les connaît pas ?" Force est de constater qu'il s'agit de la dernière supposition. "Un immense gâchis" à une époque où l'on "manque de rôle modèle de figure féminine pour donner envie aux femmes et aux jeunes femmes de se lancer dans l'informatique."

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"Le fil rouge de ce que je fais", poursuit la cofondatrice de la start-up Ask Mona, c'est de transmettre, "faire redécouvrir cette pionnière et s'en servir pour soulever la question de la place des femmes dans la tech : ce qui a bougé, mais aussi les permanences depuis son époque". "Il y avait cette envie de redonner confiance en la possibilité d'une informatique française avec plus de femmes", en partant de "ce parcours inspirant".

Un monde connecté
3 min

Effacée de l'encyclopédie Wikipédia ?

Les premiers à avoir tenté "d'effacer Alice Recoque" ont été les contributeurs de Wikipédia. Le site est une œuvre libre et collaborative (chacun peut en améliorer et modifier le contenu), mais reste soumis à "un contrôle, pour s'assurer que les informations partagées sont sourcées et méritent leur place". La figure d'Alice Recoque faisait débat. Les femmes étant "peu médiatisées", il y a un manque de "sources secondaires" (articles de presse notamment) qui entraîne un effacement "systémique" et une "invisibilisation des femmes dans la technologie." Selon l'ARCOM, en 2023, seul "34 % du temps de parole à l'antenne en télé et en radio" est accordé aux femmes. Et ces dernières, selon une autre étude à l'échelle internationale, ne représentent que "2 % des personnes invitées en qualité d'ingénieurs ou de scientifiques. [...] C'est pour cela que seules 19 % des biographies Wikipédia portent sur des femmes. Et qui dit peu de femmes visibles, dit peu de rôles, de modèles ensuite pour donner envie aux plus jeunes générations de se lancer." Depuis plusieurs années, "le collectif  Les sans pagEs œuvre pour une réhabilitation des femmes sur Wikipédia".

"Ce qui est assez prégnant dans le parcours d'Alice Recoque, c'est qu'elle a eu le sentiment de devoir faire deux fois plus qu'un homme, de devoir faire ses preuves et de travailler beaucoup plus. Ce qui comptait pour elle, c'étaient ses accomplissements, son travail, les ordinateurs qu'elle produisait, et pas forcément le rayonnement de ses travaux", leur publicité. Soutenue par son mari, elle fait le choix de travailler, alors que "la plupart de ses camarades femmes de promotion ne travaille pas". Elle doit par conséquent "assumer sur tous les plans". En plus d'être "très investie dans sa carrière, elle a aussi des enfants : elle fait un métier d'homme, mais pas comme un homme. Elle assume le fait d'être une femme, d'être une mère, d'avoir toute cette vie de famille, ce qui la pénalise d'autant plus."

"Ses combats me parlent encore beaucoup", souligne Marion Carré. "Les femmes dans la tech restent toujours minoritaires, dans l'entrepreneuriat et l'IA aussi. [...] On a tort de penser que c'est le temps qui améliore les choses. [...] Il n'y a pas que des progressions, il y a aussi des régressions."

Une informaticienne visionnaire

Dès les années 50, Alice Recoque a cru à "l'informatique personnelle que nous connaissons aujourd'hui avec notre ordinateur rangé dans notre sac ou notre téléphone dans notre poche." Elle était notamment spécialiste des "mémoires des ordinateurs", élément clef de leur "démocratisation". "À l'époque, c'étaient d'immenses machines qu'il fallait réfrigérer, qui étaient extrêmement lourdes et compliquées à installer". Il n'y avait donc que "quelques laboratoires de recherche" qui pouvaient en disposer. "L'un des premiers projets sur lesquels elle a travaillé" est le "CAP500", "le premier ordinateur conversationnel". Le premier permettant de "taper sur un clavier pour communiquer". Il disposait aussi de "fonctionnalités pour compléter les mots" : "des choses que nous retrouvons aussi aujourd'hui".

L'informaticienne a aussi été pionnière dans "l'impact des réseaux". Le Mitra 15, ordinateur "temps réel" (conçu pour "répondre le plus vite possible à l'apparition d'un signal" sur lequel elle a travaillé, était notamment "impliqué dans l'ancêtre français d'Internet : le réseau Cyclades." Dès les années 70, "elle a milité pour la protection des données personnelles" et "a participé à l'une des réunions de création de la CNIL." Elle se battait pour mettre en place "un garde-fou face au pouvoir de surveillance accru des entreprises et des États grâce à l'informatique." Vingt ans plus tard, "elle anticipait les usages contemporains de l'intelligence artificielle." Dans plusieurs articles, elle évoque l'utilisation de l'IA afin de "générer du texte, générer des images, de la reconnaissance visuelle, répondre à des questions", etc.

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La place des femmes dans l'IA

"Ma crainte" vis-à-vis de l'Intelligence artificielle, explique Marion Carré, "c'est qu'il y ait une hausse des talents" dans ce secteur, mais que la place des femmes reste "faible", alors que cette technologie a "un impact systémique". Les informaticiens sont les architectes de notre monde contemporain, il est donc primordial qu'il y ait des femmes à la base de la programmation selon Marion Carré. "Dans les secteurs où il y a une surreprésentation d'hommes par rapport aux femmes, complète-t-elle, les technologies ne sont pas adaptées pour elles. Elles sont par exemple plus blessées dans les accidents de la route parce que pour les crash tests, on utilise des mannequins hommes. "

"On a mis longtemps à avoir des applications de suivi menstruel, parce que dans les têtes d'équipes de développeurs (principalement des hommes), ce n'était pas du tout une priorité." Au niveau de l'IA, il y a aussi des "impacts très importants sur les biais : Si vous demandez un ingénieur ou un CEO à une intelligence artificielle de génération d'images, vous allez avoir principalement des hommes." Ce qui influence ensuite l'utilisateur lui-même. À l'emploi, lorsque des algorithmes d'IA sont utilisés, le phénomène est similaire : "les femmes ont  8 % de chances de moins" d'être sélectionnées. "Or, s'il n'y a pas de femmes dans les équipes, cela aura ensuite des impacts massifs sur la société" : un véritable cercle vicieux.

Le Meilleur des mondes
58 min

Réécoutez  Les Nouvelles d'un Monde Meilleur de Juliette Devaux, toute l'actualité de la semaine qui éclaire le monde de la tech.

Pour aller plus loin :

Marion Carré, 2024,  Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, Fayard.

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