« Je me demande toujours ce que je peux faire de plus pour alerter, montrer la dangerosité et les écueils de cette Fraternité. Qu’elle existe toujours, c’est aberrant. » Si Valentine*, ancienne membre de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX) originaire de la Vienne, fait le choix de s’exprimer devant les journalistes d’Enquêtes d’actu, face caméra (voir plus bas), c’est qu’elle connaît de l’intérieur l’emprise que la Fraternité a sur les enfants et les ravages que cela peut occasionner.
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Pour notre enquête consacrée à l’essor de cette communauté catholique traditionaliste fondée par Marcel Lefebvre en 1970, nous avons rencontré trois femmes qui ont toutes coupé les ponts avec leurs proches.
Une vie « coupée du monde »
Toutes les trois sont des purs produits de la Fraternité, « éduquées en opposition au reste du monde », comme le résume Thérèse*. Cette femme d’une trentaine d’années, née à Versailles (Yvelines), a fait toute sa scolarité dans des écoles de la Fraternité. « En CP, on m’a dit que l’anagramme du mot ‘monde’ c’était ‘démon’, et donc que c’était une évidence que le monde extérieur était mauvais. »
Avec sa famille, Thérèse est partie vivre en Bourgogne pour être scolarisée chez les dominicaines. « Mes parents avaient acheté la maison qui était en face de l’école. » Du primaire au lycée — « les 12 premières années de ma vie » — Thérèse a « vécu dans 500 m² ».
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Depuis qu’elle a décidé de couper tous liens avec ces intégristes religieux, elle se rend compte qu’elle a « été construite comme si on était dans une forteresse contre le reste du monde ».
Dans sa région de Poitiers, Valentine a aussi vécu enfant « coupée du monde » : « On ne voit que des gens de cette communauté ; on a nos amis d’école, qu’on retrouve à la messe le dimanche. On les voit en dehors, aux anniversaires, etc. Mais c’est tout. »
La télé, « c’est le diable »
Les seules fois où Valentine avait un contact avec le « démon » extérieur, c’était lors des courses du quotidien ou de la visite médicale.
Je n’ai jamais été au cinéma avant 18 ans, je ne savais pas à quoi ressemblait une salle de cinéma.
Toutes leurs références culturelles étaient contrôlées : la musique, les livres. Presque tout était aussi interdit chez Thérèse, à commencer par la télé, « le diable, clairement ». En revanche, « on a une grosse culture musique classique ».
Gwendoline a quitté la Fraternité depuis déjà une dizaine d’années, après avoir fait toute sa scolarité au sein de cette communauté, du collège dans le Calvados, jusqu’à l’institut Saint-Pie X à Paris. Elle témoigne de cet enfermement social et psychologique : « Ce qui est en dehors de l’école et en dehors de la Fraternité, est considéré comme quelque chose de mal. »
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« Clairement un schéma sectaire »
Avec le recul, ces trois femmes se rendent compte du milieu sectaire dans lequel chacune a évolué, dans des régions différentes. « Le fait d’avoir une pensée unique qui gravite autour de la religion, c’est la définition même de la secte », concède Thérèse. « On nous apprend à détester le monde extérieur, à se méfier de tout, alors oui, il y a clairement un schéma sectaire », bisque Valentine.
De « graves dérives sectaires » que dénonce depuis plusieurs années Marie Drilhon, vice-présidente de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi) et présidente de l’Adfi des Yvelines : « Dans les critères qui correspondent à la dérive sectaire, il y a l’enfermement. À l’intérieur de la communauté, il y a un contrôle exercé sur les fidèles qui est très important. D’autre part, la Fraternité estime que la loi de Dieu passe avant la loi des hommes. Il y a donc une atteinte aux liens sociétaux. On l’a vu pendant l’épidémie de rougeole en 2008. Des foyers émergeaient des écoles la Fraternité, puisque les familles refusaient que les enfants soient vaccinés. C’est la loi interne avant le bien collectif. »
La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) relève le lien entre l’implantation des écoles de la Fraternité et les foyers de rougeole en France: « La dispersion rapide de la rougeole à l’échelle intrafamiliale dans le réseau d’obédience lefebvriste résulte de toute évidence d’une couverture vaccinale insuffisante des enfants de la communauté, des carences possiblement liées aux aspirations spirituelles de leur famille. »
La figure du pater familias
En plus du repli sur soi, les trois jeunes femmes évoquent toutes leur éducation centrée sur le respect du patriarcat. « Le père est vraiment le chef de la famille, c’est lui qui prend les décisions. On lui doit le respect, on ne lui répond pas, on se plie à ses décisions. On a cette crainte de la figure paternelle qui se développe via l’éducation et l’enseignement », témoigne Valentine.
Dès leur plus jeune âge, il leur a été inculqué que les filles devaient avoir « une attitude la plus pudique possible », « passer inaperçu pour ne déclencher aucune pensée malsaine chez les hommes », se remémore Valentine. « On considère que la femme est là pour être une maîtresse de maison, bien docile, qui doit véhiculer de la pureté », appuie Gwendoline.
Pour les disciples de Mgr Lefebvre, le père est considéré « comme le représentant de Dieu dans la famille », résume Valentine. Et la femme, attachée à l’entretien du foyer, est là pour « s’occuper des enfants et servir son mari ; faire en sorte que lorsqu’il rentre du travail, tout soit prêt, qu’il n’ait juste plus qu’à se reposer ».
Il y a une énorme responsabilité sur les femmes qui n'est absolument pas sur les hommes. Et typiquement, on va dire qu’une une femme victime d'agression sexuelle est aussi responsable à cause de son attitude sûrement déplacée ou de sa tenue indécente. J’ai tellement entendu cette réflexion petite.
• Découvrez le témoignage de Valentine en vidéo :
« L’acte sexuel est ordonné à la fécondité »
Les règles s’immiscent jusque dans l’intimité conjugale. « On ne peut pas se refuser à son mari. On a un devoir religieux qui nous est expliqué lors de la préparation au mariage avec le prêtre. Par exemple, on ne peut pas arrêter l’acte sexuel, puisque c’est voulu par Dieu et que c’est un devoir. Du début à la fin, c’est presque ritualisé, avec une prière au début, une prière à la fin. C’est la main de Dieu qui va intervenir. »
Valentine nous explique comment la femme « perd tous ses droits » quand elle devient religieuse et toute autonomie financière en entrant dans cette communauté : « Elle n’a plus de compte bancaire, plus de mutuelle. Elle dépend entièrement de la communauté. Elle perd presque jusqu’à son identité. »
Évidemment, tous les moyens de contraception, et pire encore, l’interruption volontaire de grossesses (IVG), sont interdits. « La finalité de la fécondité est de coopérer à l’œuvre divine […]. Tout ce qui s’oppose, tout ce qui dégrade, dénature la fécondité est péché : obstacle à l’union à Dieu », peut-on lire dans L’éloge de la fécondité, manuel remis aux adolescentes de la Fraternité qui explique que « l’acte sexuel est ordonné à la fécondité, vouloir les dissocier est non seulement un péché, mais aussi une erreur ».
Comment s’extraire ?
Valentine, Gwendoline et Thérèse ont toutes les trois quitté la Fraternité Saint-Pie X et coupé les liens avec leur famille. À chaque fois, c’est l’arrivée dans l’âge adulte et la relation avec un homme qui ont été des éléments déclencheurs.
Pour empêcher leur fille de voir son petit ami, pourtant issu de la communauté FSSPX, les parents de Valentine l’ont quasiment séquestrée à ses 18 ans : « Ils sont venus me chercher un soir où j’avais pas mal d’amis chez moi qui fêtaient mon anniversaire. Ils étaient quatre et m’ont demandé de rentrer dans une voiture. J’ai été emmenée de force chez ma sœur aînée, donc je n’avais plus aucun moyen de communication, plus de téléphone, plus d’ordinateur, plus de moyen de prévenir ma fac que je ne pouvais plus venir, ni mes amis. Puis, j’ai été envoyée dans un couvent où ma sœur est religieuse. »
Ses parents refusaient qu’elle voit ce jeune homme d’origine chilienne.
L’histoire avec mon petit ami de l’époque a été le point de rupture, mais il y avait des questionnements qui étaient là depuis un moment.
« Tu parles comme France inter »
Cela fait cinq ans que Thérèse, originaire de Versailles, n’a plus de contact avec ses parents, frères et sœurs, tous membres de la Fraternité. « Ça n’a pas été radical. À la fin de ma scolarité, j’ai perçu quelques illogismes dans la manière de raisonner. On me disait que si je me posais trop de questions sur la religion, je finirais en enfer. Ça a allumé une petite alarme dans ma tête. » Puis Thérèse s’est mise en couple, là aussi, avec un homme de la Fraternité, mais elle l’a très vite quitté. « Qu’une femme rompe les fiançailles, ça ne se fait pas. C’était très mal vu. Je me suis éloignée, parce que je commençais à suffoquer. »
Et le moment est venu pour Thérèse d’annoncer à ses parents qu’elle se mettait cette fois en couple avec un homme qui n’était pas de la Fraternité. « Ça a été la fin avec mes parents ; mon père m’a dit que je n’étais plus sa fille, qu’un petit esprit malin s’était introduit en moi. Je lui ai dit que je n’avais plus l’intention de suivre son endoctrinement et il m’a répondu : ‘Mais tu parles comme France inter.’ Cette réplique est vraiment très drôle quand j’y repense. »
« Je ne voulais pas lui en parler, j’avais honte »
Gwendoline a « lâché la Fraternité » lors de son entrée à la Sorbonne après avoir obtenu son bac en 2006. « J’en pouvais plus. J’ai tout coupé. » À ce point dégoûtée par son éducation qu’elle restera dix ans avec son compagnon sans rien lui dire de son passé. « Je lui en ai parlé il y a seulement deux ans. Je lui ai tout dit par écrit. Il a halluciné. Je ne voulais pas lui en parler parce que j’avais un sentiment de honte ; l’impression de m’être fait berner. »
Une fois sorties du mouvement lefebvriste, les séquelles sont nombreuses pour ces femmes. « Ça a été un très long cheminement de revenir à la réalité et de tout réapprendre. J’ai dû tout déconstruire et revenir à des relations sociales normales ; ne pas penser que l’autre est mauvais, que l’homosexualité est un péché… Il y a tout un travail que j’ai dû refaire et qui, chez moi, a été long, très long », confie Gwendoline.
En sortant de ce milieu, il faut se reconstruire pour pouvoir évoluer dans un monde qu'on ne connaît pas. On ne sait même pas ce qu'on veut, ce qu'on aime puisqu'on ne nous a jamais demandé de choisir.
« Il y a une telle pression psychologique » selon Gwendoline que peu nombreux sont celles et ceux qui parviennent à s’extraire de ce cocon intégriste. « Tout abandonner, c’est difficile, parce qu’après, il ne reste plus rien : plus de famille, plus d’amis. On se retrouve seul. Une fois qu’on est rentré dans la Fraternité, c’est difficile d’en sortir. »
*Prénoms d’emprunt
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