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"Les responsabilités du réchauffement climatique incombent essentiellement aux pays riches", selon Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019

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InfoPar Kevin Dero sur base d'une interview de Thomas Gadisseux

Invitée exceptionnelle dans notre matinale radio de ce mardi, la franco-américaine Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, professeure au MIT et au Collège de France, était au micro de Thomas Gadisseux et de François Heureux. La prestigieuse économiste revenait avec eux sur son sujet de prédilection : les rapports entre pauvreté et réchauffement climatique.

Une pauvreté sous la chaleur

L’autrice de " Repenser la pauvreté ", son ouvrage majeur, explique comment les deux thèmes se télescopent. Tout d’abord dans les pays dits " riches ", où le dérèglement climatique affecte déjà la consommation d’eau (Espagne, Roussillon en France…). " Mais les personnes les plus affectées par le réchauffement de la planète sont les habitants des pays pauvres " souligne-t-elle. Un défi majeur est celui de l’adaptation de ces pays en difficulté, déjà en proie à une augmentation notable des températures. " Il y aura davantage de jours extrêmement chauds, donc pas compatibles avec la vie humaine, dans ces endroits où beaucoup de personnes pauvres habitent ". Et celle qui a été conseillère de Barack Obama de citer le Sahel, le nord-est du Brésil, le Pakistan ou le nord de l’Inde. Des coins du globe où les températures extrêmes sont couplées avec une difficulté d’adaptation due à la pauvreté justement (pas d’air conditionné et obligation d’aller travailler dehors par exemple). Ces lourds écueils sont, selon Esther Duflo, imputables à nos pays riches.

[…] les personnes les plus affectées par le réchauffement de la planète sont les habitants des pays pauvres

Et l’économiste d’engager son action dans un plaidoyer pour que les pays riches financent davantage la lutte contre le réchauffement climatique : "Les coûts du changement climatique sont disproportionnés dans les pays les plus pauvres mais les responsabilités du réchauffement climatique incombent essentiellement aux pays riches (historiquement et par nos choix actuels de consommation)". Elle demande donc une compensation aux pays pauvres de ce qu’on consomme actuellement comme carbone. Et la chercheuse de se borner à chiffrer ces dommages. "Si on fait la somme des émissions totales de carbone, les émissions des USA et de l’Europe sont responsables de 500 milliards de dommages par an aux pays les plus pauvres simplement en termes de mortalité".

Des puissances industrielles pressées d’aider

Que faire ? Pour Esther Duflo, il faudrait que les changements et les réformes se fassent en profondeur. Baisser notre consommation dès aujourd’hui, tout d’abord.

Cette voix demanderesse de justice sociale se dit entendue dans les cénacles mondiaux, mais pas forcément écoutée. Mais pour elle, l’espoir est quand même présent, les choses pourraient bouger. Et de citer le Brésil qui, par le biais de sa présidence du G20, a fait du réchauffement climatique et de la lutte contre la pauvreté ses principales priorités. Décidé à la COP28 de Dubaï, le fonds "pertes et dommages" qui a été décidé et établi pourrait ainsi être alimenté d’une manière bien plus efficace"Les engagements se chiffrent en millions de dollars, alors qu’il faudrait des milliards de dollars" argue la scientifique.

L’économiste franco-américaine Esther Duflo reçoit son prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel des mains du roi Carl XVI Gustaf de Suède lors de la cérémonie de remise des prix Nobel 2019, le 10 décembre 2019 au Concer
L’économiste franco-américaine Esther Duflo reçoit son prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel des mains du roi Carl XVI Gustaf de Suède lors de la cérémonie de remise des prix Nobel 2019, le 10 décembre 2019 au Concer © (Photo par Jonathan NACKSTRAND / AFP)

Covid et crise successives

Esther Duflo, dans ses travaux, explique comment des crises récentes ont sapé le combat contre la pauvreté dans le monde, qui avait connu une amélioration notable en trente ans. La faute à la crise du covid, à celle de l’inflation et de l’énergie qui a suivi. "Dans les pays riches, les gouvernements on put soutenir les citoyens. Ils ont dépensé environ un quart de leur PIB en mesures de soutien à la population" explique-t-elle. Ce qui n’est pas le cas dans les pays pauvres, où l’accélération de la pauvreté est à constater (faute de moyens disponibles, ils auraient dépensé environ 2% de leur PIB en mesures de soutien à la population). Les pays riches ont donc pu aisément contrer cette pauvreté qui revenait en force, contrairement aux nations pauvres, où "la pauvreté n’a pas recommencé à diminuer".

Les différentes crises ont ainsi amené à une crise d’endettement (avec une augmentation forte de la dette) dans les pays les plus pauvres de la planète. Des crises d’endettement sévères qui touchent selon elle, une dizaine de pays moins bien lotis que nous.

Restaurer la confiance

La lutte contre le réchauffement climatique va, pour Esther Duflo, de pair avec la lutte contre la pauvreté. Mais comment convaincre toute la population de se joindre à la cause ? On assiste en effet à des tensions (crise des agriculteurs, gilets jaunes en France…) qui surviennent dès que l’on agit sur différents paramètres. "La grande difficulté dans la lutte pour le climat est qu’on ne sait pas s’adapter dans la lutte contre un réchauffement qui existe déjà ni mitiger les changements à venir sans une transformation en profondeur de nos économies et de nos comportements. Or, ces transformations vont forcément amener des gagnants et des perdants". La taxe carbone est ainsi remise en cause par les personnes ayant du mal à joindre les deux bouts (notamment point de vue coût de l’essence), les états doivent donc se charger de les aider. Et de se charger d’une réduction des contraintes budgétaires en faveur des plus pauvres. Et pour cela, que la confiance s’installe entre gouvernements et administrés. Une confiance qui actuellement fait défaut. Et qui se transforme même en méfiance, dans les pays de l’OCDE, entre les citoyens (en particulier les plus pauvres) et les états.

[…] ces transformations vont forcément amener des gagnants et des perdants

L’économiste pointe un exemple de ce phénomène : l’accès au chômage. Et la vision que certains gouvernants ont qu’il ne faut pas aider trop la population en ce qui concerne les droits au chômage, car cela pourrait les pousser à travailler moins. Ce qui n’est, selon Esther Duflo, absolument pas prouvé : "Ce n’est absolument pas le cas que quand les assurances chômage sont plus généreuses ou quand les gens ont accès à des minima sociaux plus généreux, cela les rend plus paresseux. C’est même le contraire. On trouve chez tout le monde un désir profond d’être engagé productivement dans l’économie, de travailler."

Un combat qui peut être gagné

La discussion, passionnante, de ce matin, s’est achevée sur une note positive. Bien que les problèmes sont impressionnants de par leur ampleur et leur complexité, ils ne sont pas pour autant insurmontables. Pour l’économiste, ils en ont l’air (insurmontables) "quand on les prend dans leur globalité". Il faut donc les "saucissonner" et "s’y attacher tranche par tranche". "Là, on se rend compte qu’on peut trouver des solutions" explique la présidente de l’Ecole d’économie de Paris. D’énormes progrès contre la pauvreté dans le monde ont ainsi été faits durant les trente années qui ont précédé la crise sanitaire (qualité de vie, mortalité infantile, éducation). "Il y a trente ans, on n’aurait pas pensé que c’était possible de faire autant de progrès avec une telle rapidité. Ces progrès ont eu lieu grâce à un travail en profondeur des gouvernements des pays les plus pauvres, un sens de l’initiative et de meilleures connaissances des problèmes".

On se rend compte qu’on peut trouver des solutions

En matière climatique, l’innovation et les informations sur les différents problèmes sont également de plus en plus connues et étudiées, ce qui améliore déjà la qualité et la quantité des actions entreprises. L’espoir est donc toujours de mise pour notre invitée, bien décidée à ne pas baisser les bras.

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