Segen, à bord du navire humanitaire d'Open Arms en 2018 | Photo : Open Arms
Segen, à bord du navire humanitaire d'Open Arms en 2018 | Photo : Open Arms

L’Érythréen Tesfalidet Tesfom, surnommé Segen, est décédé peu après son arrivée en Sicile en 2018. Il a laissé derrière lui des poèmes découverts dans son portefeuille. Ses textes sont un appel à la solidarité et sont désormais étudiés dans des écoles en Italie.

"Ne panique pas mon frère, dis-moi, ne suis-je pas aussi ton frère ?" Ces vers ont été écrits par Tesfalidet Tesfom, dit Segen, un migrant érythréen décédé au lendemain de son arrivée à Pozzallo, en Sicile, le 12 mars 2018. Son embarcation avait été secourue en mer Méditerranée par l'ONG espagnole Open Arms.

Ses poèmes, découverts dans son portefeuille, témoignent des épreuves traversées par les migrants en route vers l’Europe.

À l'occasion du sixième anniversaire de la mort de Segen, un groupe composé d'amis, d'autorités locales, de bénévoles, de membres de la communauté érythréenne de Sicile et de religieux s'est rassemblé sur sa tombe dans le cimetière de Modica pour lui rendre hommage.

L’hommage rendu à Segen, à Pozzallo en Sicile | Photo : Alessandro Puglia
L’hommage rendu à Segen, à Pozzallo en Sicile | Photo : Alessandro Puglia

Les dangers de la mer Méditerranée

Ses poèmes, lus à haute voix lors de l’hommage, ont rappelé avec force les dangers auxquels sont confrontés les migrants en mer. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 100 personnes sont mortes ou portées disparus en Méditerranée depuis le début de l'année, soit deux fois plus que pendant la même période en 2023.

La cérémonie a coïncidé avec l'arrivée en Sicile de 51 migrants secourus par l’ONG Sea-Watch. Le corps d’un jeune homme non identifié a également été découvert dans l’embarcation. "Nous ne connaissons ni son nom ni sa nationalité, mais il avait probablement 17 ans", explique Sea-Watch.

Segen est un surnom qui signifie "autruche" en érythréen, un clin d'œil aux grandes prairies du village de Mai Mine, sa ville natale, dévastée pendant la guerre avec l'Éthiopie entre 1998 et 2000.

Segen avait d'abord traversé la Libye avant d'embarquer vers l’Europe. Âgé de 22 ans, il ne pesait que 30 kilos à son arrivée à Pozzallo.

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Segen veut dire "autruche" | Photo : Alessandro Puglia
Segen veut dire "autruche" | Photo : Alessandro Puglia

"C'est la Libye qui m'a tué"

Les secouristes expliquent se souvenir de son physique frêle, de ses joues creuses et de la tristesse dans son regard. "Je lui ai demandé pourquoi il se trouvait dans des conditions aussi pitoyables, et il a répété 'Libye, Libye'", raconte Vincenzo Morello, du ministère italien de la Santé, qui a supervisé l’arrivée de l’embarcation.

Tesfalidet Tesfom avait passé plusieurs mois dans le centre de détention libyen de Bani Walid, selon un ami qui a voyagé avec lui.

Segen a répété à ses amis et aux médecins en Sicile que c'était la Libye qui l'avait tué. Il s’est retrouvé enfermé dans des cellules où les gardiens urinaient, les femmes étaient victimes d'abus sexuels, les hommes battus et les repas rares.

Tesfalidet Tesfom est décédé le 13 mars 2018 à l'hôpital de Modica, à quelques kilomètres de Pozzallo. "Il avait un poumon perforé et il était à un stade avancé de la tuberculose. Je n'oublierai jamais ses yeux et son corps maigre et plein de cicatrices", raconte Roberto Ammatuna, maire de Pozzallo et ancien chef des urgences de l'hôpital de Modica. Il avait rendu visite à Segen quelques minutes avant sa mort.

Pour pouvoir l'identifier, Emilia Pluchinotta, responsable des arrivées de demandeurs d’asile à Pozzallo, a ouvert son portefeuille. "Nous avons trouvé deux poèmes écrits en tigrigna et avons demandé à un médiateur érythréen de les traduire. Ces poèmes sont le témoignage de la détermination des migrants qui sont mort en mer."

L’un des poèmes retrouvés dans le portefeuille de Segen | Photo : Centre d’arrivées de Pozzallo
L’un des poèmes retrouvés dans le portefeuille de Segen | Photo : Centre d’arrivées de Pozzallo

Lors de l’hommage, des bénévoles ont lu les poèmes intitulés "Temps, tu es mon maître" et "Ne panique pas, mon frère".

Ne panique pas mon frère. Dis-moi, ne suis-je pas aussi ton frère. Pourquoi ne demandes-tu pas de mes nouvelles ? Fait-il vraiment bon vivre seul si tu oublies ton frère au moment où il a besoin de toi ?

"Dans ces vers, nous pouvons voir la demande d'aide des migrants qui sont arrivés en Europe, ce qu'ils ont vécu dans les prisons, ce qu'ils ressentent. C'est une demande d'aide inédite et en même temps un message pour les gens qui sont indifférents à la migration", a commenté le père Giovanni Treglia, qui a officié lors de funérailles de Segen et honore depuis sa mémoire.

De gauche à droite, le maire de Pozzallo, l'évêque de Noto, et le père Giovanni Treglia | Photo : Alessandro Puglia
De gauche à droite, le maire de Pozzallo, l'évêque de Noto, et le père Giovanni Treglia | Photo : Alessandro Puglia

Le poème "Temps, tu es mon maître" rappelle les atrocités et l'injustice auxquelles Segen a été confronté dans les prisons libyennes.

Ils se considèrent comme supérieurs. Ils font semblant de ne pas entendre. Ils veulent seulement être vus. Quand vous vous approchez pour demander de l'aide, vous obtenez le néant. Ils ne peuvent pas ressentir le moindre chagrin.

Abandonné seul à son sort et sans aide, Segen conclut toutefois "Ne panique pas, mon frère", par des vers optimistes : "Toi et moi, mon frère, nous sortirons victorieux, confiants dans le Seigneur".

De même, dans "Temps, tu es mon maître", il écrit : "Il n'y a qu'une vérité : rien n'est hors de portée. Que l'on ait beaucoup ou rien, tout peut être surmonté avec la confiance en Dieu. Adieu, victoire aux opprimés".

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Segen, lorsqu’il était encore en bonne santé | Photo : privée
Segen, lorsqu’il était encore en bonne santé | Photo : privée

Changer le récit de la migration

Les poèmes de Segen sont désormais lus dans des écoles primaires et secondaires en Italie. La célèbre encyclopédie Treccani inclut son œuvre aux côtés de poètes comme Homère, Virgile, Nazim Hikmet, Costantine Cavafy, Paul Verlaine et Eugenio Montale.

"La mer Méditerranée était autrefois le berceau de la civilisation ; aujourd'hui, elle est devenue une mer de la mort", se désole Salvatore Rumeo, évêque de Noto. "Nous nous efforçons d’étudier le sens profond de l'anthropologie. Le voici : les poèmes de Segen nous donnent le cap de l'anthropologie humaine. Ce sont les migrants morts en Méditerranée qui écrivent l'histoire et non ceux qui détiennent le pouvoir. Ses poèmes nous montrent ce que nous perdons."

"Nous cherchons à soutenir sa famille et, avec la communauté érythréenne d'Italie, à localiser ses parents et ses amis. Les poèmes de Segen résonnent profondément avec les luttes de notre nation", estime Arefaine Beraky, représentant la communauté érythréenne en Sicile, qui veut diffuser les poèmes au-delà des frontières italiennes.

 

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