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Michaël Prazan, réalisateur : "Qui a déblayé les débris radioactifs de Fukushima ? Les yakuzas"
Les yakuzas ont longtemps fait partie du folklore japonais, sorte de figure héroïque locale.
Capture d'écran tirée du documentaire "Yakuzas, les mafieux légendaires du Japon", diffusé le mardi 26 mars sur Arte.

Michaël Prazan, réalisateur : "Qui a déblayé les débris radioactifs de Fukushima ? Les yakuzas"

Entretien

Propos recueillis par

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Dans « Yakuzas, les mafieux légendaires du Japon », diffusé ce mardi 26 mars au soir sur Arte, le réalisateur Michaël Prazan nous propose une plongée exceptionnelle dans l'univers de cette mafia longtemps toute puissante. Au travers d'entretiens inédits et d'archives saisissantes, il nous montre à voir les soubresauts d'un monde criminel sur le déclin.

Le simple fait de parler peut leur valoir de la prison. Ils le savent. Qu'importe, l'enjeu est de taille : leur survie même. Les yakuzas en sont bien conscients, ils sont sur le déclin. C'est ce qu'on découvre dans le documentaire « Yakuzas, les mafieux légendaires du Japon », réalisé par Michaël Prazan, diffusé ce mardi 26 mars à 20 h 55 sur Arte. Un document exceptionnel : le réalisateur, après avoir enchaîné les déconvenues, a finalement réussi à convaincre certains d'entre eux de raconter leur vie marginale et criminelle à visage découvert. Il aura mis deux ans pour y parvenir.

Face caméra, les mafieux parlent de leur « guerre », des « sources » de leurs revenus, de la place qu'ils estiment occuper au sein de la société japonaise, de leur poids aussi dans les processus électoraux. « Yakuzas, les mafieux légendaires du Japon » est un exercice de transparence étonnant à voir. Une plongée dans un univers interlope dans lequel le cinéma ou les auteurs de polar ont souvent puisé pour tenter de le représenter au mieux. Sauf que cette fois, tout est vrai.

Marianne : Dans votre documentaire, des chefs de clans yakuza ont accepté de parler à visage découvert de leurs activités illégales. Ce qui est assez exceptionnel. Comment avez-vous réussi à les convaincre ?

Michaël Prazan :Je ne vous cacherai pas que pendant des mois, on a cherché à interviewer des yakuzas, sans trop de succès. On a finalement trouvé un personnage qui avait des liens à la fois professionnels et personnels avec différents groupes. Grâce à ce monsieur, nous avons pu nous infiltrer dans cet univers, rencontrer ces chefs de clan et réaliser nos entretiens. J'avais posé comme condition qu'ils soient à visage découvert, certains ont accepté, d'autres ont tourné casaque au moment même de l'entretien. Mais dans la plupart des cas, oui, ils ont accepté de parler à visage découvert.

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La première raison, c'est la confiance qu'ils accordent à notre intermédiaire. À côté, lorsque des gens difficiles à rencontrer, qui ne s'expriment pas, acceptent de vous rencontrer et de vous parler, et qui plus est, en l'occurrence, très franchement, c'est qu'ils ont aussi sans doute quelque chose à faire valoir. Dans la situation actuelle, les yakuzas sont en mauvaise posture, donc ils voulaient aussi très certainement défendre leur cause et montrer qu'ils étaient des acteurs de la société japonaise.

Les yakuzas se sentent ébranlés par l’émergence de nouveaux groupes, les « hangures », qui refusent l’organisation traditionnelle yakuza et ses règles. Est-ce que pour les yakuzas, vous parler était aussi le moyen d’envoyer un message : « Nous sommes toujours en place » ?

Bien sûr, ça en fait partie. D'ailleurs, ils ont tendance à surévaluer l'influence néfaste de ces nouveaux groupes justement pour montrer qu'eux, contrairement à leur adversaire, ont un code de l'honneur. Les hangures n'étant pas catalogués yakuzas, ils sont considérés comme des « civils » et donc échappent à toutes les restrictions qui pèsent sur les yakuzas. Donc oui, ils avaient aussi la volonté de noircir la menace que représentent les hangures sur la société japonaise pour faire valoir leur propre rôle.

Pendant toute une période, il y a eu, autour du phénomène yakuza, une forme de société du spectacle du crime organisé, avec même des fanzines ou des mangas à leur gloire…

Oui, même si les choses ont quand même largement évolué. Les fanzines yakuzas dont vous parlez, et qu’on découvre dans le documentaire, n'existent plus. Ils se sont arrêtés à partir du moment où il y a eu des lois très restrictives contre les yakuzas. Des lois réclamées par la population !

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Jusque dans les années quatre-vingt-dix, le yakuza faisait partie du folklore local. C'était une figure souvent héroïque, en tout cas très cinématographique, mise en fiction de différentes manières, que ce soit par l'industrie du cinéma local ou l'industrie du manga. Il y avait une espèce de mythologie du yakuza qui était très admirée au sein de la population. Mais les événements assez dramatiques, le ras-le-bol des commerçants de se faire en permanence racketter, ont fait évoluer les choses. À la fois du point de vue des lois, mais aussi du regard que la société portait sur eux.

On découvre aussi dans votre documentaire que les premières grosses offensives contre les yakuzas, c'est la police qui va les mener indépendamment du pouvoir politique. Comment l’expliquez-vous ?

Il y avait eu des premières tentatives législatives de bloquer les yakuzas, mais la classe politique était tellement corrompue et tellement liée à eux qu'il était absolument impossible, en réalité, de passer par les voix parlementaires pour agir. Ces premières lois, dans le courant des années 2000 n'ont eu que très peu d'effet, voire pas du tout. Puis, à partir du moment où se sont enchaînés les scandales financiers, les scandales politiques, les faits divers sanglants, la police s'est vue contrainte de prendre les choses en main. Elle l’a fait en s’appuyant sur des spécialistes du droit et notamment un ancien procureur qui a mis au point un système extrêmement efficace : celui d’agir au niveau préfectoral. Une première préfecture a mis en place des ordonnances de répression contre le crime organisé qui permettaient plusieurs choses.

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D'une part, leur interdire l'accès à certains services, à des logements, à des voitures et même, pour l'anecdote, à des salles de sport. Tour ce qui pesait sur leur liberté d'agir et de vivre. En même temps, la préfecture a criminalisé les commerçants qui se faisaient racketter en considérant qu’ils n’étaient pas des victimes mais des complices… Ça a eu un effet extrêmement important et dévastateur pour les groupes yakuzas. Une fois que cette première préfecture a mis ces dispositifs en place, toutes les préfectures ont fini par s'aligner, ce qui fait qu'au fond, c'est devenu l'équivalent d'une loi nationale qui ensuite a été entérinée par le Parlement. Mais ça n'aurait pas été possible si les préfectures n'avaient pas contourné ou enjambé le pouvoir politique. Ces mesures ont été tellement efficaces que ça n’a pas seulement assaini l'économie japonaise, mais la politique japonaise également.

Est-ce que cette corruption a disparu ? Dans le documentaire, on comprend que l’ancien Premier ministre Shinzo Abe aurait été élu grâce aux yakuzas…

Jusqu'à lui, c'était le cas de tous les Premiers ministres et de tous les chefs de partis, surtout du Parti libéral-démocrate (PLD), qui a une histoire très ancienne avec les yakuzas. Oui, tous les Premiers ministres, surtout issus du PLD, avaient des liens ou étaient financés par les yakuzas. Ça, c'est une évidence. Ce qu'il en est aujourd'hui, je ne saurais pas vraiment le dire. En tout cas, ce qui est clair, c'est que le paysage politique a été très clairement assaini et ces liens ont quasiment disparu.

Cette place si particulière des yakuzas se révèle également à l’occasion de catastrophes naturelles. Lors de la catastrophe de Fukushima par exemple, vous montrez qu’ils se sont mobilisés massivement et sont intervenus avant même les services de l’État…

Ils sont convaincus d'avoir un véritablement rôle social à jouer. Et pour beaucoup de Japonais, ça reste encore le cas. Fukushima n’a fait que réanimer cette dimension-là des groupes yakuzas. Ça me fait un peu penser au rôle que peuvent jouer, par exemple, les Frères musulmans au travers d’activités d'aide sociale. Dans le cas de la centrale nucléaire de Fukushima, ils ont été les premiers à envoyer des vivres, des secours, parce qu’évidemment, leur implantation fait qu'ils sont partout au Japon. Donc, ils peuvent réagir très rapidement sans s'ennuyer avec de la paperasserie, qui est quand même quelque chose qui pèse énormément sur la société japonaise. Ils se sont également occupé du sale boulot.

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Qui a déblayé les débris radioactifs de la centrale nucléaire ? Ce sont les yakuzas ! Ils ont embauché soit des yakuzas en rupture de ban, soit des anciens yakuzas sans le sou pour en faire de la chair à canon. Il n'y a personne d'autre au Japon capable de faire ça. Les autorités japonaises en sont parfaitement conscientes. C'est pour ça qu'il y a encore une forme de double jeu des autorités, parce que d'une manière ou d'une autre, ils savent très bien qu’il peut toujours avoir un moment où ils pourraient encore avoir besoin d'eux.

Les yakuzas sont-ils en voie de disparition ?

Si on en croit la courbe fondamentalement descendante de leurs effectifs, oui, ils sont en train de dépérir. Ça, c'est sûr. Ils n'ont plus les moyens ni les effectifs sur lesquels ils pouvaient encore compter il y a dix ou vingt ans. Donc, leur influence se réduit d'année en année. Ce qui laisse évidemment la porte ouverte à d'autres types de criminalités, dont notamment les hangures.

Est-ce que ce serait une bonne nouvelle pour la société japonaise ?

Je ne saurais pas le dire. Moi-même, je n'ai pas la réponse. Est-ce qu'ils jouent un rôle dans la société du fait de leurs très anciennes implantations ? Oui, sans aucun doute. Est-ce qu'on doit pleurer sur le fait qu’ils ne puissent plus racketter les commerçants japonais ou que le trafic de méthamphétamine à la fois dans le Japon et à l'extérieur du Japon soit plus difficile pour eux ? Je ne crois pas que ce soit une mauvaise nouvelle. Les yakuzas défendent l’idée que si le Japon est aussi sûr aujourd’hui, c’est grâce à eux et que leur disparition provoquerait une explosion de la criminalité au Japon. Or, on ne peut que constater qu'à mesure que leur pouvoir et leur existence se réduit au sein de la société japonaise, en réalité, la criminalité n'a pas augmenté.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne