Ali Asgari et Alireza Khatami : L’esprit de femme-vie-liberté (Chroniques de Téhéran)

Chroniques de Téhéran © ARP Sélection Taat Films Seven Springs Pictures Cynefilms

Neufs récits qui mettent en scène les tracas de la vie quotidienne vécus par des gens ordinaires de tous les âges de la vie et des deux sexes :  homme, femme, enfant, adolescente, sénior. Neuf plans séquences focalisés sur un seul personnage, différent à chaque fois, placé face à un interlocuteur invisible mais présent par sa voix en off, nous introduisent dans des bureaux, parfois des salons, où se déroule un entretien entre un citoyen lambda avec un agent de l’administration lambda.

Quels que soient les motifs : déclaration de naissance, entretien d’embauche, retrait de document, convocation à la police des mœurs, appel au bureau de la directrice, passage devant la commission de censure, ces situations banales sont perverties par des arriérations culturelles, des aberrations réglementaires, des excès de pouvoir, une hypocrisie bien rodée dans le langage des autocrates.

Mais la survie tracassière de la police des mœurs et des esprits est « relevée », défiée par la perspicacité des citoyens Iraniens et Iraniennes qui déjouent l’assurance, la prétendue légitimité des agents – suppôts du pouvoir des Mollahs – qui les questionnent abusivement, avant de leur délivrer les autorisations attendues.

La ruse, l’enfumage qui infiltrent chaque « chronique » caricaturent les échanges entre les protagonistes. Ils exemplifient aussi et surtout la résistance de la population iranienne aux dépravations autoritaires des gouvernants et de leurs serviteurs. Les stratagèmes empruntent aux signes culturels familiers de l’hospitalité, la poésie, le privé public, les valeurs religieuses qui infiltrent toutes les sphères de la vie sociale. Celles-ci, par exemple, règlent le choix et l’attribution des prénoms des enfants à leur naissance qui doivent être d’origine perse, les autres sont interdits. Dans le film cette entrave à la liberté qu’éprouve le père de ne pouvoir prénommer son fils du nom de David, se traduit par un échange absurde entre David (juif) et Davood (persan), un jeu de langage, entre le père contrarié et l’employé chargé de l’enregistrement. Ce jeu de voyelles, jeu phonique, tend à brouiller les pistes et déréaliser l’enjeu nationaliste de la dispute.

L’humour est un ressort récurrent du film, présent dans chacune des histoires. La petite Celia habillée en jogging rose, un casque également rose sur les oreilles, danse du hip hop devant la glace. Elle est venue avec sa mère acheter son uniforme d’école. Elle l’essaye et se transforme en sœur novice, revêtue d’une robe longue blanc gris et du hijab blanc ourlé de passementerie verte. La vendeuse la félicite, la petite accepte. C’est obligé. Mais elle enlève de suite tout cet attirail de gentille fille et se remet à danser face à nous.

Le voile à nouveau dans une chronique suivante. La jeune femme à qui la police a subtilisé la voiture parce qu’elle conduisait sans voile et que des photos l’attestent, conteste que le voile soit obligatoire dans un espace privé. Les fenêtres de la voiture laissent voir ce qui s’y passe, donc ce n’est pas privé dit la policière. Alors vous devez porter votre foulard. Mais il glisse, surtout avec mes cheveux rasés, répond la chauffeuse de taxi. La jeune femme nie être celle qui est au volant de la voiture. C’est mon frère, dit-elle. Mais il a des cheveux longs répond la policière. Les garçons aux cheveux longs et les filles rasées c’en est trop pour la policière qui demande à voir le frère sur le champ ! Signes de liberté et de modernité incompatibles avec la discipline des corps que veulent imposer les Mollahs et que bravent aujourd’hui les jeunes Iraniennes et Iraniens dans la rue comme dans le film. Jolis feux d’artifice spirituels entre les injonctions d’un côté, les ruses de l’autre côté qui viennent à bout de la patience des représentants de l’autorité. Ainsi, les échanges croustillants entre la collégienne et la directrice de l’école qui a vu l’adolescente arriver sur la moto d’un jeune homme. La jeune fille nie, argumente. Traitée de dépravée par la directrice qui la menace d’avertir son père, la jeune fille change de stratégie, invente, attaque et gagne.

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Moins sonore mais pas moins théâtral, l’interrogatoire du chauffeur par un officier de police qui tarde à lui remettre son permis. Abusant de son autorité, l’officier pose des questions de plus en plus intimes au jeune homme jusqu’à lui demander de lui montrer ses tatouages. Quel rapport avec le permis de conduire ?  C’est l’obéissance et le permis ou rien. Le jeune homme hésite remonte sa manche, découvre des écritures sur son avant-bras. L’officier demande ce que c’est et de lui lire. C’est un poème de Rumi, et l’autre bras également, et sur la poitrine également, et sur le dos aussi. Rumi est un des plus grands poètes persans, du 13ème siècle. Les iraniens et iraniennes vénèrent les poètes persans dont ils possèdent chez eux les livres à l’égal du Coran, et dans les jardins publics des grands panneaux sont émaillés des ghazals d’Hafez. Tatoués sur le corps, ces poèmes qui célèbrent l’amour incandescent de l’amant et de l’aimé se moquent de l’impureté du corps prétendue par les religieux, et avec une ironie grandiose la poésie répond à l’inquisition.

Chaque séquence du film ou chaque couplet contient un élément blasphématoire du point de vue des religieux, libérateur du point de vue des Iraniens. La suppression du voile, la danse, le tatouage, le port de noms « occidentaux », les rapprochements physiques garçons-filles, la dénonciation du patriarcat, l’écriture d’un scenario, tous ces thèmes sont scénarisés non pas pour montrer qu’ils sont interdits mais au contraire parce que critique et désobéissance sont des libertés revendiquées, conquises, maintenant pratiquées ouvertement et même effrontément.

Les personnages du film sont jeunes pour la plupart, car ce sont elles et eux qui enfreignent les lois majoritairement. Mais il y a aussi une dame d’un âge respectable qui vient chercher au commissariat son petit chien confisqué. Elle a outrepassé l’interdiction de posséder « ces animaux impurs » dans les villes. Elle repartira avec le chien d’une autre personne également kidnappé par la police !  La fatigue de devoir supporter des lois absurdes, affecte tout le monde. Soumis à une répression constante ils et elles ont développé une résistante tacite intérieure d’une redoutable efficacité. C’est ce que montre encore une autre séquence du film centrée sur une jeune femme en entretien avec son futur possible employeur. Réservée, affectant même une timidité, elle déjoue tous les pièges que lui tend son interlocuteur pour la faire adhérer à ses largesses cupides. Un verre de jus d’orange posé sur un guéridon entre elle et lui qu’on entend sans voir, devient le baromètre de leur relation.  Elle devrait le boire, ne serait-ce que du bout des lèvres puisqu’il appartient au code de l’hospitalité. Mais non, malgré des sollicitations répétées, elle n’y touche pas. Son refus signe la défaite du patron.

Si les cinéastes traitent des aberrations que subissent les Iraniens de la part des autorités, ils dévoilent aussi – et c’est l’enjeu du film – les stratagèmes que les Iraniens et Iraniennes inventent pour échapper à cette pression. Les cinéastes eux-mêmes ont dû ruser pour passer la censure en divisant leur film en neuf narrations. C’est ce que nous avait déjà expliqué le réalisateur de Le diable n’existe pas, de Mohamad Rasoulof, qui avait procédé également à la segmentation de son film. Sous ce format abrégé, les films entrent dans la catégorie des courts métrages, pour laquelle la censure est plus laxiste. Le réalisateur Bahman Ghobadi de Chats persans, n’ayant pas obtenu l’autorisation de filmer, avait dû lui aussi maquiller son film sur la musique underground en Iran, en repérages – des groupes de musique qu’il souhaitait enregistrer. Et ce faisant, il avait subrepticement, morceaux par morceaux, réalisé son film sur la censure de la musique rock et l’interdiction faite aux jeunes d’en jouer.  Les cinéastes de No land’song – Ayat Najafi avec Sara Najafi, Parvin Namazi – avaient eux aussi dû batailler avec la police des mœurs pour obtenir l’autorisation d’organiser un concert de voix de femmes. Les voix des femmes sont interdites depuis la révolution de 1979. Le film avait été réalisé clandestinement jusqu’au bout, jusqu’à l’obtention du feu vert pour le concert public. Les organisateurs avaient dû faire preuve de beaucoup de patience et d’intelligence, surtout de diplomatie et de ruses pour arriver à leur fin. L’intelligence stratégique n’est pas seulement nécessaire aux artistes elle est également indispensable au quotidien, pour survivre. C’est sans doute pour cette raison que la tromperie, le subterfuge ne sont pas seulement des artifices performatifs dans une perspective artistique mais relèvent des conditions d’existence. C’est pourquoi ces films sont à la fois joyeux et pathétiques.

L’émotion est générée par la contradiction entre les qualités esthétiques, sonores, visuelles, poétiques des images et les empêchements de créer et de penser dont ils témoignent. Dans les Chroniques de Téhéran, aucune place (ou presque) n’est laissée au pathos, chassé ou dompté par le séquençage modulaire et répétitif qui retient l’imaginaire plutôt qu’il ne le suscite. Les réalisateurs Ali Asgari et Alireza Khatami avaient deux raisons d’opter pour le fractionnement du film en une succession de scènes : le passage de la censure, bien sûr, mais aussi leur parti pris de départ de choisir la structure poétique pour canevas du film. Terrestrial verses, le titre orignal du film malencontreusement traduit par Chroniques de Téheran, oblitére la référence rythmique du poème. Pourtant : « Tout est venu du poème de Forough Farrokhzad (1935-67), Terrestrial Verses / les Versets terrestres », dit Alireza Khatami. Les cinéastes s’inspirèrent de la structure du poème, un enchainement de descriptifs littéraux d’où toute emphase est bannie. « Alors le soleil se refroidit / la végétation se dessécha dans les champs / les poissons moururent dans les mers / la terre n’accueillit plus ses morts / en son sein ». » (Ali Asgari, et Alizera Kharatami, « Sortir de la forme classique du réalisme social iranien », Le Monde, 12/03/2024.) La répétition de courtes conversations entre deux personnes, conçues sur le même modèle – un acteur et une voix off dans un espace fermé – a donc déterminé la forme du film, sa scansion intérieure que d’aucuns trouveront ennuyeuse.

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Il est vraiment regrettable que la version française du titre persan (ce n’est pas la première fois) efface les traces la culture persane, au profit de traductions commerciales. Sans cette information, le film se réduit alors en une fresque de sujets sociaux anodins mais potentiellement graves, créant un éventail des forfaitures ou des bêtises du régime des Mollahs. Cette lecture manquera l’essentiel : les perles que chaque épisode offre au spectateur. Les scènes qu’ont imaginées les cinéastes (en puisant dans la réalité) sont toutes à double sens – bâtin et zahir caché et montré –, douées d’une double capacité à produire un sens et à le retourner, à dire et contredire (adolescente et la directrice), à cacher et à révéler (le tatouage poème), à obéir et à transgresser (se couvrir d’un uniforme et danser en jogging), à obtempérer et à décamper (l’entretien d’embauche), à enfreindre et à déréaliser (le port du voile en voiture), à construire à déconstruire ( la dernière scène).

Le tremblement de terre qui fait vaciller les meubles, les lampes, le fauteuil du bureau directorial s’accompagne de l’effondrement de la ville visible, derrière le patron d’un autre âge, par les baies vitrées en vue panoramique. Ce dernier épisode, l’écroulement d’un régime obsolète, pourri, a été provoqué par les épisodes antérieurs, la succession des coups de butoir portés par les Iraniens et Iraniennes à la république islamique. Enfin. Si le film a été tourné quelques semaines avant la mort de Mashma Amini le 16 septembre 2022, il est un témoignage supplémentaire et éclatant de la force souterraine et souveraine de la résistance iranienne à la spoliation par les Ayatollahs de leur culture séculaire de liberté de penser et de créer, avec une âme chevillée au corps.

Ali Asgari et Alireza Khatami, Chroniques de Téhéran (Titre original Ayeh haye zamini).Avec Bahman Ark, Arghavan Shabani, Servin Zabetiyan. Le 13 mars 2024 en salle, durée 1h 17min © ARP Sélection Taat Films Seven Springs Pictures Cynefilms