Ceci n'est pas une muse : l'ambivalent statut des femmes surréalistes

Jane Graverol, Sans titre (Femme libérée), 1949 - Collection privée, Bruxelles © Sabam Belgique 2024
Jane Graverol, Sans titre (Femme libérée), 1949 - Collection privée, Bruxelles © Sabam Belgique 2024
Jane Graverol, Sans titre (Femme libérée), 1949 - Collection privée, Bruxelles © Sabam Belgique 2024
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Le surréalisme a 100 ans ! Breton, Magritte, Dali... On connaît ce mouvement sous un prisme très masculin. Qui en effet est capable de citer le nom d'une femme surréaliste ? Pourtant, la contribution des artistes femmes, bien que plus tardive, a été notable. Et ce mouvement les a aussi émancipées.

1924. André Breton publie son célèbre Manifeste du surréalisme, qui intronise en France ce mouvement artistique révolutionnaire. Il s’agit de transcender la réalité à travers un “automatisme psychique pur”. À quelques centaines de kilomètres de là, en Belgique, autre patrie du surréalisme, le poète Paul Nougé et deux amis fondent une revue, Correspondance, pour y publier 26 tracts surréalistes. De ce même côté de la frontière, Magritte illustrera bientôt l'absurdité du monde à travers ses toiles. Mais quid des femmes ? Leur importante contribution à ce mouvement a été longtemps invisibilisée. À l’aune de l’exposition " Histoire de ne pas rire. Le Surréalisme en Belgique", visible au musée Bozar à Bruxelles jusqu'au 16 juin, nous vous proposons une incursion dans le surréalisme au féminin, à la si tardive réhabilitation.

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Où est la femme "cachée dans la forêt" ?

Ce montage, publié dans la revue La Révolution surréaliste en 1929, est éloquent. Il est intitulée Portraits des surréalistes. On y voit seize photomatons d'hommes aux yeux fermés : Aragon, Breton, Éluard, Magritte, Paul Nougé, Max Ernst, ou encore Dali. Au centre, l'oeuvre La Femme cachée, de Magritte, représente une femme nue avec ce commentaire : “Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt”.

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Qui aujourd'hui est capable de citer le nom d'une surréaliste cachée derrière ceux de ces géants ? À part les spécialistes ou les initiés ? Pourtant, les femmes ont pris part à ce mouvement en France et en Belgique, jusqu'aux États-Unis et au Mexique, en passant par les pays de l'Est. Mais elles se sont illustrées plus tardivement, et avaient une position ambivalente, comme l’explique la conservatrice Anne Geeraerts, commissaire adjointe de l'exposition au musée Bozar de Bruxelles : “On est juste après la Guerre mondiale, les femmes commencent à travailler et à s'émanciper, et les surréalistes soutiennent cela. Mais en même temps, ils trouvent beaucoup de leur inspiration dans la littérature du XIXᵉ siècle, chez Mallarmé, Baudelaire ou Edgar Allan Poe, qui avaient une vision des femmes plutôt idéalisée et très éphémère. C'était très difficile de lier ces deux visions : celle, réaliste, des femmes dans un monde en train de changer d’un côté, et de l'autre, comme dans 'L'amour fou' d'André Breton, cette vision d'une femme sans réelle identité, qui est une sorte de fantasme."

Docteur en langue et littérature française, spécialiste de Cocteau, Eléonore Antzenberger, qui s'est intéressée aux femmes surréalistes, enfonce le clou. Pour elle, la dépréciation de ces dernières n'est pas une nouveauté : "J'en réfère à Dada car le surréalisme est dans sa filiation directe : on ne se souvient pas d'Emmy Hennings, la compagne d'Hugo Ball ; elle est morte dans l'oubli. Même chose pour Sophie Taeuber. Je pense que toutes ces femmes ont souffert à la fois dans leur vie de femme et dans leur vie d'artiste. Kay Sage, la compagne d'Yves Tanguy, disait qu'il ne regardait jamais les toiles qu'elle peignait, alors qu'en contrepartie elle s'intéressait à son travail. Breton a dit : 'Dans le surréalisme, la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse, celle qui subsiste après avoir été tenue.' Aimée, il ne nous appartient pas d'en juger. Célébrée, sans aucun doute, mais à condition qu'elle reste à sa place, comme un objet, comme un corps !"

A l'aune de ce mouvement, une émancipation malgré tout

Mais les femmes artistes ne se laissent pas cantonner à ce rôle de muses muettes. Elles cultivent leur indépendance loin des cercles masculins, tout en émancipant leurs palettes. À l'aune de ce mouvement, la Belge Jane Graverol, par exemple, qui affirme qu'elle n'était pas une peintre surréaliste mais une surréaliste qui peint, s'affranchit du genre de l'art floral dans les années 1940, et le détourne même, pour faire passer des messages féministes. Tout comme Rachel Baes, sa concitoyenne, qui s'empare aussi du sujet des inégalités salariales. Xavier Canonne, commissaire de l'exposition à Bozar, évoque ces deux artistes :

"La peinture de Rachel Baes est une peinture assez violente. Elle peignait au couteau avec des couleurs très contrastées. On sent sa rage de peindre ! Quant à la femme souvent représentée dans les tableaux de Jane Graverol, c’est aussi, une femme qui se libère, qui considère sa condition. Les deux auraient pu mener des carrières de peintres mondaines. Rachel Baes se vendait très, très bien avant la guerre. Après ça [après qu'elle se soit accomplie dans sa nouvelle esthétique, NDR], c'était plus difficile à vendre et même compliqué. C'est tout à leur honneur d'avoir coupé avec cette façon de peindre qui était sans doute plus séductrice et plus genrée.

Rachel Baes, La leçon de philosophie, 1963
Rachel Baes, La leçon de philosophie, 1963
- Collection privée © Sabam Belgique 2024

Dans l'ombre du tout-puissant Breton

En France, la rigueur de la théorisation et le fait que tout gravite autour de la figure d’André Breton ne favorise pas la visibilité des femmes. D'ailleurs, à quelques exceptions près, comme le couple de photographes et autrices Claude Cahun et Suzanne Malherbe, la France a surtout retenu le nom d'artistes ayant partagé, à un moment donné, la vie de Breton ; Léona Delcourt, qui n'est autre que la fameuse Nadja dont peu connaissent le vrai nom, Jacqueline Lamba, ou encore Valentine Hugo. Malgré un mariage et des années de vie commune, Breton ne citera même pas Jacqueline Lamba dans son ouvrage Le Surréalisme et la peinture (1928).

Xavier Canonne explique que le mouvement surréaliste belge pratiquait moins les “exclusions”. Sans compter que si Magritte prenait beaucoup de place, le poète Paul Nougé, figure fondatrice du mouvement, tenait à rester dans l'ombre :

"Il n'y a pas de manifeste du surréalisme en Belgique, par exemple. L'absence de théorisation effective du surréalisme en Belgique permettait sans doute beaucoup plus d'entrées, moins d'examens de passage auprès du grand chefDonc j'aurais tendance à penser que c'était peut être plus naturel et plus simple. Au fond, la Belgique est à un carrefour. Si on considère par exemple l'abstraction, mouvement qui n'a rien à voir avec le surréalisme : la Belgique a été très, très puissante dans les mouvements abstraits dès les années 1920, grâce à la proximité de la Hollande, de de Staël et autres. On est aussi traversé par un courant expressionniste très important qui vient d'Allemagne. Cette porosité entre les frontières est assez constante et j'observe, qu'il y a de façon permanente, une espèce de réadaptation au filtre belge. C'est très visible dans le surréalisme, dans cette façon d'être sans doute beaucoup plus libre et plus détaché que ce qu'on a pu voir à Paris."

Quant aux préoccupations des surréalistes françaises, selon Eléonore Antzenberger, elles sont davantage tournées vers une recherche, une revendication de leur identité en deçà des genres : "Je pense qu'elles travaillaient plutôt sur l'androgynat, sur la métamorphose, l'hybridation. Dans les œuvres de Leonor Fini par exemple, on trouve beaucoup de personnages représentés comme des femmes-animaux, ou des créatures mi hommes-mi femmes. D'autant plus que ce thème est mis en relation avec la nature. C'est intéressant parce que pour les surréalistes, la femme est par excellence l'emblème de la nature, un genre de clé magique, de lien avec une sorte d'occultisme relié à la nature."

Jane Graverol, La goutte d'eau, 1964. Parmi l'assemblée des surréalistes, la peintre s'est représentée, tout en haut. Au centre, la poétesse Irène Hamoir
Jane Graverol, La goutte d'eau, 1964. Parmi l'assemblée des surréalistes, la peintre s'est représentée, tout en haut. Au centre, la poétesse Irène Hamoir
- Propriété de l'État Belge, collection de la Fédération Wallonie-Bruxelles © Sabam Belgique 2024. Photo : Luc Schrobiltgen

Le refus de l'étiquette, des "gringos" et autres "vieux cafards"

Comme Jane Graverol, de nombreuses artistes surréalistes jugeaient le mouvement trop étriqué et cherchaient à s'en émanciper, ce que beaucoup feront, explique Eléonore Antzenberger : "Jacqueline Lamba finira par divorcer. Valentine, Hugo refusera de participer aux expositions surréalistes en disant après coup qu'elle voulait se sentir libre de faire et d'aimer ce qu'elle voulait. Donc le constat est assez clair. On le voit aussi avec l'artiste suisse Meret Oppenheim, qui a refusé de figurer dans l'ouvrage que Whitney Chadwick consacrera aux femmes surréalistes : selon elle, une étude exclusivement dédiée aux femmes était encore une forme d'exil. Sans parler de Frida Kahlo qui ne cachait pas son mépris pour ceux qu'elle surnommait les gringos et autres vieux cafards ! Mais leur a-t-on laissé le choix ? C'était véritablement une manière de sauver leur peau en tant qu'artistes. Plus encore : claquer la porte de cette manière-là était paradoxalement un acte de pure rébellion surréaliste. Le surréalisme, c'est d'abord la liberté. Or, s'en affranchir, c'est aussi lui reconnaître l'existence d'un cadre qui, de surcroît, est réservé aux hommes. Cela démontre qu'en dépit de sa folle modernité, le surréalisme est d'une part fondé sur des dogmes et n'est, d'autre part, pas dénué d'entraves."

L'éternel problème de l'inscription dans la postérité

De manière générale, les femmes artistes, en plus d'avoir dû lutter de leur vivant, peinent à entrer dans la postérité. Après leur mort, elles disparaissent des institutions culturelles, du marché de l'art et des productions universitaires, comme le déplore Anne Geeraerts, qui fait l'examen de conscience de Bozar :

En Belgique, les femmes artistes, surtout Rachel Baes, étaient plutôt valorisées par leurs collègues masculins, mais même du côté de notre propre institution, on voit la différence de traitement : on réalisait des catalogues d'exposition pour les hommes, alors qu'il y a peu de trace des expositions d'artistes femmes dans les archives. Lorsqu'on regarde un peu plus loin que la Belgique, du côté des grandes expositions surréalistes, à Londres en 1936, ou à Paris, on ne peut que constater que les femmes avaient les places mineures : parfois leurs œuvres n'avaient même pas de cartels."

Aujourd'hui, les galeries et musées qui les exposent ont donc un rôle majeur dans la réhabilitation des femmes surréalistes, car la mise en lumière des œuvres est directement liée à leur valeur sur le marché de l'art.

D'ailleurs, les choses évoluent. L'an dernier, un tableau de Jeanne Gravel,  Le Trait de lumière, estimé à 55 000 euros, a été finalement adjugé à 600 000 euros.

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