Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageAlternatives

Autogestion et pulls écolos : bienvenue dans l’une des dernières usines à laine de France

Pétra fait fonctionner un métier à tisser à la filature de Chantemerle, dans les Hautes-Alpes, le 13 mars 2024.

La filature de Chantemerle, dans les Hautes-Alpes, fabrique des vêtements en laine depuis 1976. Elle s’inscrit dans un mouvement de relance de la filière laine en France.

Saint-Chaffrey (Hautes-Alpes), reportage

Pénétrer dans la filature de Chantemerle, c’est faire un saut dans le temps. Une époque où le bruit saccadé des métiers à tisser résonnait encore dans cette vallée des Hautes-Alpes pour tricoter des pulls, bonnets, chaussettes et couvertures avec la laine des troupeaux alentour. Une période où les machines fonctionnaient à la force des rivières, gorgées par la fonte des neiges. Et puis l’ère des tissus synthétiques est arrivée, condamnant la filière à disparaître sans bruit. Il n’en existe plus qu’une dizaine de filatures de laine en France : Chantemerle est l’une des dernières à résister.

L’usine, qui ressemble à un chalet de montagne, est située dans le village de Saint-Chaffrey. Elle a été achetée en 1976 par des membres de Longo Maï, un groupe de soixante-huitards qui souhaitait fonder une communauté et vivre en autogestion. Depuis, le site continue de laver, filer et tisser des vêtements comme autrefois.

Pour faciliter l’utilisation du fil et éviter la casse en machine, le fil est bobiné, doublé et retordu. © Baptiste Soubra / Reporterre

Lunettes sur le nez et cheveux argentés, Pétra, 65 ans, se souvient de ses débuts à la filature. « Je suis arrivée à Longo Maï en 1991 après la chute du mur de Berlin, avec mes enfants et mon mari. Je suis ensuite venue travailler ici, car je savais coudre. Et je me suis installée définitivement en 2000. » Elle nous reçoit dans la salle commune de l’appartement attenant à l’usine où elle vit à l’année. Un poêle réchauffe la pièce, meublée de massives tables en bois pouvant accueillir celles et ceux qui viennent travailler à la filature pour plusieurs semaines ou quelques mois.

Nous ne sommes pas chez les canuts lyonnais, ces ouvriers tisseurs de soie qui trimaient sur leur métier au XIXe siècle. Les ouvrières et ouvriers de Chantemerle travaillent seulement une partie de l’année, comme Alma, 37 ans. Chemise bleue de travail sur le dos, elle s’active sur les machines environ cinq mois par an. « Ce qui m’intéresse ici, c’est la capacité à prendre la filière dans sa globalité, de l’élevage jusqu’au produit fini. »

Arrivée il y a une dizaine d’années, elle s’est formée sur le tas en compagnie des plus anciens, comme Monsieur Calais. « Il fait partie de l’équipe qui a racheté le lieu en 1976. Un génie de la mécanique. Il connaît toutes les machines par cœur », sourit Alma. La plupart des outils sont anciens, il faut en prendre soin, les réparer avec les moyens du bord. La machine la plus vieille date de 1900. Elle gratte les tissus avec des cardères, une sorte de chardon sauvage très abrasif.

« La filière se réveille »

Le circuit de la laine commence au rez-de-chaussée où elle arrive par paquets, crottée d’herbes et de terre. Elle passe d’abord dans le « Loup », qui déchiquette les fibres, puis dans le « Léviathan » : une longue colonne de lavage qui la débarrasse de ses impuretés. La toison est ensuite essorée dans un immense tambour, passe dans la laineuse pour gratter la laine et le foulon pour la rendre plus douce, avant de finir emballée dans de grands sacs, direction le grenier.

Des dizaines de ballots s’entassent sous les poutres foncées du toit. Il faut se baisser pour éviter de se cogner la tête. Au sol, de petites touffes plus ou moins claires et bouclées s’échappent des sacs. Ils sont rangés par race d’animaux : mérinos, alpaga, mohair, noire du Velay... Au total, la filature utilise une quinzaine de laines différentes. 500 kilos proviennent des élevages des coopératives du réseau Longo Maï : mérinos d’Arles ou du Portugal, laine de Poméranie, laine noire du Jura ou Roux de Berne. Le reste est acheté à d’autres éleveurs. Au total, Chantemerle lave 4 tonnes de toisons par an.

Alma noue ensemble des fils de laine sur un métier à tisser. © Baptiste Soubra / Reporterre

La filature n’a aucun mal à trouver des fournisseurs. « Depuis le Covid, de plus en plus d’éleveurs nous contactent pour valoriser leur laine. Je pense que la filière se réveille », assure Pétra. Chaque année, environ 10 000 tonnes de laine sont produites en France. Avant le Covid, près de 80 % du matériau était exporté vers l’Asie. Mais la Chine a cessé ses importations. Depuis, les stocks de laine s’accumulent chez les éleveurs, qui sont parfois contraints de la jeter au fumier.

Pour relancer le secteur, plusieurs initiatives ont éclos, comme le collectif Tricolor, lancé en 2018. Ses membres espèrent aider les éleveurs à mieux valoriser leur laine. Et la tâche n’est pas aisée, tant la laine est achetée une misère : entre 10 à 15 centimes le kilo. Chaque mouton fournit 2 à 2,5 kilos de laine et pour le tondre, il faut compter 1,70 à 1,90 euro par animal. Un prix qui n’incite pas les éleveurs à valoriser les toisons. « La laine de mauvaise qualité est mal payée, donc personne ne veut faire d’effort pour l’améliorer », explique Pascal Gautrand, délégué général du collectif Tricolor.

Pour rompre ce cercle vicieux, il faudrait investir : regrouper les éleveurs, faire des économies d’échelle, rendre le métier attractif pour des salariés... Bref, un vaste plan de relance sur lequel travaille le collectif Tricolor avec d’autres acteurs, comme la Confédération paysanne. Une feuille de route devrait être remise au ministère de l’Agriculture en mai prochain.

L’ourdissage consiste à préparer les fils de chaîne qui seront ensuite installés sur les métiers à tisser. Une centaine de fils sont assemblés dans l’ourdissoir. © Baptiste Soubra / Reporterre

« Face aux difficultés, les éleveurs n’ont pas forcément envie de se lancer. Il faut attendre au moins deux ans avant d’avoir un retour sur investissement », assure Merise Bouard, de l’association Felletin Patrimoine Environnement, qui organise chaque année les journées nationales de la laine à Felletin, dans la Creuse. Un événement rassemblant 140 exposants pour 20 000 visiteurs. « On constate un essor de la demande et une montée en gamme des produits », poursuit Merise Bouard.

Côté éleveurs, certains semblent prêts à prendre le mouton par les cornes, même si cela leur demande pas mal de travail : il faut prendre soin non seulement de l’animal, mais aussi de sa toison. À l’instar des cheveux humains, la qualité de la laine change en fonction de ce que l’animal a mangé ou bu. « Par exemple, l’année dernière, beaucoup de troupeaux ont souffert de la canicule et du manque de foin. La laine était de moins bonne qualité », se souvient Alma.

Pas de patrons

La jeune femme s’installe derrière l’un des métiers à tisser, au rez-de-chaussée de l’usine. Avec dextérité, elle attrape deux fils, les noue entre eux pour raccorder une nouvelle bobine. Elle reproduit ainsi des gestes ancestraux dans une vaste salle où l’odeur de la toison animale se mélange avec celle de la graisse qui glisse dans les machines : la cardeuse, la tricoteuse ou encore l’ourdissoir, qui permettent d’aligner les fibres, de les tendre et de les tricoter ensemble.

Dès qu’elles se mettent en marche, un boucan d’enfer fait trembler le plancher en bois foncé. Sur les murs de l’atelier, des affiches politiques féministes, anticapitalistes, antiracistes, des Soulèvements de la Terre ou de Notre-Dame-des-Landes annoncent la couleur. Chantemerle est une filature très engagée politiquement et autogérée.

Ici et là dans l’usine, des affiches rappellent les luttes sociales, féministes, écologistes de ces dernières décennies. © Baptiste Soubra / Reporterre

Ici, pas de contremaître pour imposer ses choix. Tout se décide lors de grandes réunions annuelles, où la vingtaine de personnes qui contribuent donnent leur avis. « Parfois, tu as l’idée d’un nouveau modèle de vêtement. Tu viens en discuter avec les autres pour savoir comment le produire », dit Pétra.

Le lieu s’inscrit à contre-courant des marques de fast fashion et de leurs dizaines de collections annuelles. Ici, les vêtements ont des coupes intemporelles et des couleurs simples ; beige, blanc, gris ou noir. Pas de teinture, à l’exception des écharpes. Certains modèles sont vendus depuis des années. D’autres, boudés par les clients, retournent dans les tiroirs de l’atelier de confection en attendant de revenir à la mode. Au total, l’usine produit huit à dix séries de soixante pulls par an, sans compter des dizaines de bonnets, de chemises, ponchos et capes, des pantalons, jupes et manteaux, ainsi que des couettes.

Des vêtements distribués via leur site internet, dans les marchés, les foires, ainsi que dans la boutique attenante à l’usine. Un point de vente un peu caché des touristes, pourtant nombreux dans ce village dédié au ski alpin. Depuis les fenêtres de l’atelier, on aperçoit la télécabine qui fait monter les skieurs sur les pistes du domaine Serre Chevalier. « Nous ne sommes pas très visibles, dit Alma. Après, est-ce qu’on a envie de vendre aux touristes au prix fort, ce qui nous permettrait ensuite de donner des vêtements au refuge solidaire et à ceux qui en ont besoin ? » La filature consent quelques promotions. « Si une personne vient en boutique avec des étoiles dans les yeux, mais que le prix est trop cher pour elle, on va faire un effort », poursuit Alma.

La filature de Chantemerle se situe sur les bords de la Guisane. Ancien moulin, sa prise d’eau lui permet d’alimenter une turbine produisant de l’électricité pour l’usine et le village. © Baptiste Soubra / Reporterre

Avec un prix moyen de 100 euros pour des pulls made in France, la filature n’est pas totalement viable seule. « Notre modèle n’est pas reproductible en dehors de Longo Maï. La survie économique des participants ne dépend pas uniquement de leur travail ici », précise Alma. Sans ce soutien, il n’y aurait pas les mêmes tarifs, ni la même organisation du travail.

Les deux femmes sont conscientes d’être une exception dans une filière en recomposition et dans un environnement économique qui a depuis longtemps délaissé cet artisanat. « C’est sûr que si l’on vendait l’usine pour faire un hôtel, on serait les rois du pétrole », s’exclame Alma.

Sauf que personne n’envisage une seconde de sacrifier cet outil de travail unique sur l’autel du capitalisme touristique. Le tictac cadencé du métier à tisser va sans doute continuer à résonner encore longtemps dans la vallée.

Fermer Précedent Suivant

legende