ÉGALITÉ - Shemseddine, 15 ans, est mort après avoir été tabassé à la sortie de son collège de Viry-Châtillon. Une affaire pour laquelle quatre jeunes ont été mis en examen pour assassinat. Dans un communiqué évoquant les premiers pas de l’enquête, le procureur d’Évry, Grégoire Dulin, a évoqué lundi 8 avril un différend impliquant la sœur de deux des mis en cause.
Les deux frères ayant appris que « leur sœur correspondait avec des personnes de son âge sur des sujets relatifs à la sexualité », auraient voulu protéger leur réputation et celle de leur famille, écrit le magistrat. Très rapidement, le terme de « crime d’honneur » a été employé dans les médias pour évoquer l’affaire. Le communiqué de presse n’emploie en revanche pas cette expression, la notion n’existant pas en droit français.
Amnesty International explique de son côté que si la plupart des « crimes dits d’honneur » sont « perpétrés dans les pays musulmans ou au sein des communautés d’immigrés musulmans (...) l’islam ne préconise pas la peine de mort pour inconduite liée à l’honneur et beaucoup de dirigeants islamiques condamnent cette pratique ». Contactée par Le HuffPost, la sociologue, Margot Déage rappelle qu’historiquement, le « crime d’honneur » n’est pas la spécificité d’une religion : « On a aussi des travaux qui montrent des différences de prévalences des « crimes d’honneur » aux États-Unis, entre le Nord et le Sud. Jusque dans les années 70/80, dans de nombreux pays occidentaux, le droit excusait au moins en partie les crimes d’honneur ».
Les mis en cause avaient-ils cette notion en tête ? Leur avocat réfute en l’état toute préméditation. D’un point de vue sociologique, surtout la notion de « crime d’honneur » se retrouve à un carrefour avec la notion de « réputation », explique à nouveau la sociologue et autrice À l’école des mauvaises réputations (PUF, 2023).
Le HuffPost. Dans l’affaire de la mort de Shemseddine, qu’évoque la notion de « crime d’honneur » qui est souvent employée ?
Margot Déage. Il y a l’idée que l’on porte atteinte à l’image d’une famille. C’est une notion très très traditionaliste, différente de la réputation. C’est l’idée qu’en s’en prenant à la pureté, à la virginité supposée d’une femme, on s’en prend à l’honneur du groupe en l’occurrence de la famille. Le « crime d’honneur », c’est s’en prendre à ceux qui menacent cette femme, ou à elle directement. En filigrane, c’est évidemment l’idée du contrôle des hommes sur les femmes et leur sexualité.
Quelle est la spécificité de la « réputation » par rapport à l’honneur ?
La réputation est liée à la communauté. C’est la synthèse des jugements d’un groupe sur une personne, à un moment T et dans un lieu, qui peut être le quartier ou Internet. C’est quelque chose qui ne vous appartient pas mais qui peut avoir des conséquences. Elle est évidemment polarisée selon le genre. Un garçon qui a mauvaise réputation, est plutôt vu de manière positive : il fait rire, il est séducteur, il défie les adultes. Une fille qui a mauvaise réputation, c’est qu’elle transgresse ces normes sexistes.
L’honneur, c’est lié au « lignage », à la « pureté » et donc aux mères et aux sœurs qui doivent être « respectables ». Ce sont les hommes qui sont chargés de défendre cet honneur. Là où on voit bien qu’il y a un vase communicant avec la « réputation », c’est que quand on étudie la réputation des jeunes filles qui ont un grand frère, elle a moins de risque d’être ternie.
De quelle manière les jeunes peuvent-ils être perméables à cette notion d’honneur ?
L’exemple type c’est quand les jeunes s’insultent de « fils de pute » ou de « bâtard ». C’est une attaque contre la mère, contre la famille et ça peut générer des réactions particulièrement violentes. Là encore, c’est valable dans tous les milieux sociaux. Les jeunes réagissent souvent d’autant plus violemment qu’ils s’identifient uniquement à la famille, c’est le seul groupe auquel ils appartiennent.
Les derniers rapports en 2023 et 2024 du Haut conseil à l’Égalité ont montré qu’il y avait une prégnance des modèles sexistes et masculinistes chez les jeunes. Y a-t-il une spécificité du collège ?
On apprend à être sexiste au collège. C’est le lieu où on imite, on obéit aux diktats, et où on est très conformiste. Les filles font très attention à leurs vêtements, à leur style. Les garçons doivent performer la virilité. La moindre transgression de ces normes génère des réactions de moqueries, de harcèlement. Et cela peut aller jusqu’à la violence.
« Les idées et les rumeurs se propagent sans téléphone. Il y a plutôt un énorme travail à faire dans toutes la société pour apprendre à tout le monde que les femmes n’appartiennent pas aux hommes. »
Aujourd’hui, l’âge médian du premier rapport sexuel c’est 17 ans. Au collège on en est assez loin, pourtant, on y traite les filles de « putes ». En réalité, dès que la puberté commence, les jeunes filles sont scrutées et soupçonnées. Or le collège, c’est aussi le lieu où on apprend à être une femme, ou un homme.
Comment les réseaux sociaux et les nouveaux moyens de communication entrent en jeu dans cette notion d’honneur ou de réputation ?
Sur les réseaux sociaux, il n’y a pas de regard, ni de contrôle sur ce que disent les membres du groupe. Or s’il y a quelque chose qui fuite sur les réseaux sociaux, avec la capture d’écran il y a un effet « preuve ». Aujourd’hui, on le voit, il peut y avoir l’idée que la violence est méritée quand c’est « vu » sur les réseaux sociaux. Or ces derniers ont une diffusion très forte à l’échelle du quartier, ou du quartier voisin.
Dans l’affaire Shemseddine, les grands frères avaient des antécédents avec la justice. Pour eux, il y a potentiellement une réputation à tenir dans le quartier pour se faire respecter et donc un honneur de la famille à défendre.
Observe-t-on une montée des violences autour de ces questions d’honneur et de réputation ? Et faut-il « une pause numérique » à l’école comme le suggérait ce lundi matin Nicole Belloubet ?
On n’est plus à l’époque des duels, donc on peut dire que sur le long terme la violence a diminué. À des échelles plus courtes et plus fines, on ne dispose pas de données. Ce qu’on peut dire c’est qu’on parle de plus en plus de la réputation des jeunes filles, je pense aussi à l’exemple de Samara (ndlr : une adolescente qui a été agressé à la sortie de son établissement à Montpellier la semaine dernière). Cela peut aussi avoir influencé les agresseurs de Shemseddine.
Quant au téléphone, Jean-Michel Blanquer l’avait déjà interdit en 2017 au collège, or aujourd’hui c’est toujours un tiers des collégiens qui l’utilisent quotidiennement. La violence ne vient pas des téléphones. Les idées et les rumeurs se propagent sans téléphone. Il y a plutôt un énorme travail à faire dans toutes la société pour apprendre à tout le monde que les femmes n’appartiennent pas aux hommes.
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