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"J'estime si fort l'amitié..." : la correspondance de Descartes et Constantin Huygens

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Figure fondatrice de la pensée moderne, René Descartes entretint une correspondance savante avec de grands esprits de l’Europe de son temps. Ses échanges avec le diplomate Constantin Huygens, actuellement exposés dans le Musée de la BnF, nous dévoilent une autre facette, plus humaniste et fraternelle, de sa personnalité.

Portrait de René Descartes assis à sa table de travail. Gravure, XVIIe siècle. BnF, Estampes et photographie

Pionnier de la philosophie moderne et de de l’usage du français dans cette discipline, avec le célébrissime Discours de la Méthode (1637), René Descartes (1596-1650), en dépit de la renommée universelle de son œuvre scientifique et métaphysique, demeure un des personnages les plus circonspects, voire secrets, de notre histoire intellectuelle. 

Édition original du Discours de la méthode, Leyde, 1637. BnF, Réserve des livres rares

Profondément marqué par la condamnation ecclésiastique de Galilée en 1633, le gentilhomme tourangeau, qui érigea la dissimulation en précepte de prudence (il avait adopté pour devise le célèbre « Larvatus prodeo », généralement traduit par « J’avance masqué »), n’hésitait pas à voiler l’expression de ses idées, ou à atténuer la portée de ses audaces doctrinales, pour mieux se dérober aux attaques de ses adversaires comme à la déformation potentielle de ses thèses par des disciples indélicats.

Descartes composant son système du monde, estampe en couleurs de Moret d'après Desfontaines, extraite des Portraits des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France… chez Blin, 1786-1792,
BnF, Estampes et photographie

Il demeure toutefois un volet capital de la production de Descartes qui nous permet d’appréhender plus directement tant la genèse de sa pensée que le cours de sa vie, et dans lequel il ne répugne point à l’occasion, malgré sa légendaire prudence, à nous livrer par endroits ses convictions intimes : il s’agit de sa correspondance. L’activité épistolaire occupe de fait une place essentielle dans l’existence et les travaux du philosophe, et ses lettres ne représentent pas moins de la moitié de la masse de ses écrits qui nous soient parvenus. 
 

René Descartes, chevalier, seigneur du Perron, gravure d'Edelinck d'après Frans Hals. BnF, Estampes et photographie. La devise latine signifie "Qui a bien su se cacher a bien vécu".

En quête de solitude et de tranquillité, Descartes se résout à quitter son pays natal en 1629, pour s’établir en Hollande, un pays industrieux et libéral qui lui permet de s’adonner paisiblement à ses réflexions savantes tout en menant une vie de gentilhomme. La production épistolaire constitue dès lors son principal outil de liaison avec l’Europe savante de son temps. Descartes consacrait plusieurs heures par jour à sa correspondance, rédigeant ses lettres avec soin, s’attachant tant à éclairer des points de doctrine qu’à faire part de ses projets et de ses sentiments personnels. Parmi ses correspondants les plus éminents figurent le père Mersenne, Pierre de Fermat, la princesse Élisabeth de Bohême ou encore la reine Christine de Suède.

Vue de La Haye, gravure de Hendrik Hondius, 1621. BnF, Cartes et plans

Parmi les correspondants de choix du philosophe, dont la Bibliothèque nationale de France conserve un recueil de lettres, figure également Constantijn [Constantin] Huygens (1596-1687), père du célèbre physicien et astronome Christiaan Huygens, découvreur des anneaux de Saturne, et pionnier de la théorie ondulatoire de la lumière. Bien que moins célèbre que son fils, Constantin Huygens constitue une personnalité marquante des cénacles humanistes néerlandais de son temps. Secrétaire de deux princes d’Orange et éminent diplomate, c’est également un poète et un compositeur amateur, doté d’une large curiosité intellectuelle. 
 


Willem Jansz Blaeu, Carte du détroit de Magellan, Amsterdam, 1640, dédicacée à Constantin Huygens.
Détail : blason de Huygens. BnF, Cartes et plans

Il fait la connaissance de Descartes chez le mathématicien et orientaliste Golius, professeur à l’Université de Leyde ; cette rencontre marque le départ d’une longue amitié enthousiaste, nourrie de conversations épistolaires sur une multitude de sujets, comme d’échanges de protections et de services, Constantin occupant une position institutionnelle appréciable au sein des États de Hollande.

J’ai appris, de M. de Pollot, que vous et lui m’avez fait la faveur d’avoir soin que je ne puisse être surpris par des lettres d’attache, de quoi je vous ai très grande obligation, et je vous supplie très humblement de vouloir continuer en ce soin, car j’en ai plus besoin que jamais ; mes ennemis ne dorment pas, ils sont plus violents et plus artificieux qu’on ne saurait imaginer ; et maintenant que j’entends parler de prise de corps, je ne me tiendrais plus ici en sûreté, si je ne m’assure entièrement sur votre amitié.

Lettre de Descartes à Huygens, 2 novembre 1643, dans Descartes, Œuvres et lettres,  Bibliothèque de la Pléiade, p. 1161

Les échanges de lettres entre Descartes et Huygens, comprenant plus d’une centaine de courriers (BnF, Manuscrits, NAF 23084), concernent en premier lieu des questions scientifiques, appliquées notamment aux arts mécaniques et à la conception de dispositifs optiques. En tant qu’homme d’État, Constantin Huygens s’intéresse surtout aux applications techniques potentielles des théories cartésiennes ; il rêve ainsi de concrétiser la réalisation d’un mécanisme pensé par Descartes pour polir des verres hyperboliques, afin d’obtenir des lentilles à la focalisation exacte.
 

Modèle de lunette astronomique, illustration de Descartes, La Dioptrique, 1637. BnF, Réserve des livres rares

La distance de quatorze pouces pour l’hyperbole que vous avez pris la peine de tracer est extrêmement bien choisie ; car c’est l’une des plus grandes qui se puisse commodément décrire sans machine, et l’une des moindres qui puisse servir pour une lunette un peu meilleure que les communes. Mais je me défie de l’industrie du tourneur ; et pour les cercles de fautes que j’appréhende, j’en ai vu autrefois l’expérience en un verre taillé de cette sorte, qui ne laissait pas de brûler avec beaucoup de force. Que si le vôtre réussit, je crois qu’on en pourra faire une lunette, en y ajoutant environ à la distance d’un pied un verre concave taillé à la façon ordinaire ; car vous savez que plus les verres s’appliquent proche de l’œil, moins il est nécessaire que leur figure soit exacte.

Lettre de Descartes à Huygens, 1er novembre 1635, dans Descartes, Œuvres et lettres,  Bibliothèque de la Pléiade, p. 956

En dépit de tentatives réitérées et de l’aide d’un tourneur d’Amsterdam, l’entreprise échoue ; Descartes s’en tire en rédigeant à l’adresse de son ami un petit traité en trois feuillets sur les machines simples, qui ravira son correspondant. 
 

Lettre de Constantin Huygens à Descartes en date du 5 décembre 1635, BnF, Manuscrits, NAF 23084, f. 5r

Dès lors, Constantin n’aura de cesse d’encourager le philosophe tourangeau à divulguer davantage ses travaux scientifiques et philosophiques ; bien qu’il ne s’y entende guère en géométrie et en métaphysique spéculative, il demeure séduit par la simplicité et le caractère révolutionnaire des idées de Descartes, tournant résolument le dos à une tradition de pensée scolastique nettement sclérosée en ce milieu du XVIIe siècle. Mais notre philosophe se dérobe aux exhortations de publication de son correspondant, faisant part de ses scrupules ou de ses changements de priorités de recherche…

Mais pour cela, je ne vois encore aucune apparence que je puisse donner au moins de longtemps mon Monde au monde ; et sans cela, je ne saurais aussi achever les mécaniques dont vous m’écrivez, car elles en dépendent entièrement, principalement en ce qui concerne la vitesse des mouvements. Et il faut avoir expliqué quelles sont les lois de la nature, et comment elle agit à son ordinaire, avant qu’on puisse bien enseigner comment elle peut être appliquée à des effets auxquels elle n’est pas accoutumée.

Lettre de Descartes à Huygens, mars 1638, dans Descartes, Œuvres et lettres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1011

 

Signature de Huygens en bas de sa lettre datée du 11 juillet 1636, NAF 23084, f. 21r

À côté de ces thématiques scientifico-philosophiques, les échanges entre Descartes et Huygens abordent une grande diversité de matières, de l’immortalité de l’âme à la poésie en passant par la composition musicale. Le philosophe tourangeau s’y montre sous un visage différent de celui que la postérité a avant tout retenu, celui du parangon de la modernité philosophique refondant le système des sciences sur l’intuition du sujet connaissant. Il apparaît ici davantage, au contact de son ami, comme un esprit humaniste aux centres d’intérêt encyclopédiques, pénétré de morale stoïcienne.
 

Bas d’une lettre de Descartes à Huygens, rédigée à Egmond-du-Hoef le 26 juin 1643, NAF 23084, f. 173v
 

Pli adressé à Constantin Huygens, seigneur de Zuylichem, à La Haye. NAF 23084, f. 180v

Pour aller plus loin :

René Descartes, Œuvres et lettres, édition d’André Bridoux, remaniée et augmentée, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953

Site du Huygens Instituut (Amsterdam), donnant accès à toutes les lettres conservées de la correspondance entre Huygens et Descartes 
 
Paul Dibon, article « Huygens, Constantin (1596-1687) », Encyclopaedia Universalis en ligne, https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/constantin-huygens/
 
Christiane Vilain, « Descartes, correspondant scientifique de Constantyn Huygens », Revue d’Histoire des Sciences, tome 51, n°2-3, 1998.
 

 

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