ELLE. - Votre livre dévoile une réalité sidérante : l’explosion de la pédocriminalité en ligne. En 2021, 85 millions d’images et de vidéos pédopornographiques ont été signalées dans le monde. Ce type de contenu a augmenté de 6 000 % en dix ans…

Véronique Béchu. - À la fin de l’année 2023, l’OFMIN [l’Office mineurs, nouvellement créée, N.D.L.R.] a été destinataire de 320 000 signalements de la part des sociétés Internet. Cela représente pour nous 870 nouvelles enquêtes par jour pour essayer d’identifier sur ces images les enfants victimes, et démasquer ceux qui les mettent en ligne et les échangent. Internet est devenu le terrain de chasse privilégié des pédocriminels. [On n’utilise plus le terme « pédophile », qui étymologiquement veut dire « celui qui aime les enfants ».] Avant, ces derniers n’avaient pas un accès immédiat à ces images, ils devaient passer par des magazines, des petites annonces, ils se faisaient livrer chez eux des cassettes VHS souvent de mauvaise résolution… Il ne leur était pas facile non plus d’entrer en contact avec d’autres pédocriminels et d’échanger avec eux. Aujourd’hui, tout est à portée de clics.

ELLE. - Dans votre livre, « Derrière l’écran »*, ils sont désignés comme « La Communauté »...

V.B. - Ce ne sont pas des gens qui se connaissent dans la vraie vie, mais ils fonctionnent en effet comme une communauté. Sur des forums spécialisés, sur le darknet, ils discutent de ce qu’ils font subir à des enfants et comment le faire en toute impunité, échangent des infos sur les pays où ils peuvent commettre des abus sans courir le moindre danger… Dès qu’un article ou un dossier sort dans la presse, il circule immédiatement sur ces forums, les pédocriminels commentent la façon dont un individu a été arrêté et cherchent un moyen de ne pas reproduire ses erreurs. Il existe même des tutos, des manuels pour expliquer comment violer un enfant sans qu’il se rebelle, comment l’agresser dès le plus jeune âge sans laisser de traces. Il y a aussi des modérateurs qui peuvent dire : « Attention, là vous avez dévoilé trop d’informations personnelles… » Beaucoup ont une âme de collectionneur et recherchent des contenus inédits, donc qui mettent en scène des enfants agressés récemment.

Les pédocriminels commentent la façon dont un individu a été arrêté et cherchent un moyen de ne pas reproduire ses erreurs

ELLE. - Quand ils se retrouvent en garde à vue dans votre bureau, ils ont cette réponse stupéfiante : « Je ne fais pas de mal aux enfants, je ne fais que regarder des photos »...

V.B. - C’est leur système de défense le plus courant. Sauf que pour que ces images existent, il faut qu’il y ait des gens qui souhaitent les regarder. Ils alimentent le système. Par ailleurs, tous ceux qui regardent ces images ne passent pas forcément à l’acte, mais tous ceux qui passent à l’acte ont commencé par regarder ce type de photos. Je suis profondément convaincue que la consultation et la diffusion d’images pédopornographiques est un marchepied pour l’étape suivante. Beaucoup deviennent accros, vont chercher à obtenir toujours plus de contenus, et pour cela ils vont devoir en fournir à leur tour à leurs interlocuteurs, car tout fonctionne sur un système d’échange. S’ils ont un enfant dans leur entourage, il y a de fortes chances qu’ils finissent par l’agresser pour pouvoir produire de tels clichés.

ELLE. - Qui sont ces personnes qui consultent des images pédopornographiques ? Y a-t-il un profil type ?...

V.B. - Pas du tout. Cela peut être n’importe qui : votre boucher, le coach sportif de votre enfant, votre voisin de métro, quelqu’un de votre famille… Ce sont des gens souvent parfaitement intégrés, mariés, qui exercent parfois des professions prestigieuses. Le phénomène touche toutes les classes d’âge, et la tendance est même à un très fort rajeunissement des auteurs. Nous voyons maintenant arriver des jeunes majeurs, ce qui n’existait pas quand j’ai commencé à travailler sur cette thématique il y a neuf ans. 

Le phénomène touche toutes les classes d’âge, et la tendance est même à un très fort rajeunissement des auteurs

ELLE. - Y a-t-il aussi des femmes ?...

V.B. - En pédocriminalité, 96 % des auteurs sont des hommes. J’ai eu à traiter des dossiers avec des couples, mais l’intérêt de la femme est différent. Elle passe à l’acte pour faire plaisir à l’homme, lui fournir des images qu’il aime regarder.

ELLE. - Vous écrivez que 50 % des photos qui circulent sur ces réseaux proviennent des parents, qui postent, sans se méfier, des images de leurs enfants…

V.B. - Absolument, ces photos sont récupérées par les pédocriminels qui écument les réseaux sociaux. Elles sont ensuite diffusées sur leurs propres forums, et sur le darkweb, commentées et sexualisées. Même si l’enfant est photographié habillé, l’intelligence artificielle permet de le déshabiller, de réaliser des montages, et même des vidéos pornographiques à partir de sa photo. C’est une question de bon sens : quand on prend une photo de son enfant nu sur la plage en train de faire des pâtés de sable, on ne la par tage pas. Et si vous l’envoyez à votre cercle familial, demandez-leur d’en faire de même. C’est aussi une façon de préserver la vie privée des enfants.

ELLE. - La pédocriminalité en ligne a aussi donné lieu à un phénomène glaçant : le live streaming, ou le viol d’enfants en direct, commandité depuis un autre pays…

V.B. - Le live streaming est apparu il y a une quinzaine d’années, dans un pays composé de plus de sept mille îles : les Philippines. Des réseaux mafieux se sont aperçus qu’il y avait beaucoup d’enfants isolés, pauvres et livrés à eux-mêmes. Ils se sont organisés pour amener là-bas du matériel informatique et une connexion Internet. À l’autre bout du monde, dans les pays riches, des Occidentaux paient pour visionner ces viols en direct. Une session de 30 à 45 minutes est rémunérée 15 euros, 50 euros si le viol est accompagné d’actes de torture et de barbarie. Sachant qu’aux Philippines 15 euros permettent de nourrir une famille pendant un mois, le phénomène a connu une croissance exponentielle. Ce sont souvent les familles elles-mêmes qui commettent ces crimes pour assurer leur subsistance. Un demi-million d’enfants en ont ainsi été victimes aux Philippines. Puis le live streaming a essaimé dans d’autres pays pauvres. Récemment, nous avons vu apparaître des cas à Madagascar. 

À l’autre bout du monde, dans les pays riches, des Occidentaux paient pour visionner ces viols en direct

ELLE. - Les prédateurs vont jusqu’à approcher nos enfants alors que nous les croyons en sécurité dans leur chambre : ils les abordent via leur ordinateur ou leur smartphone, les enquêteurs appellent cela le « grooming »...             

V.B. - Le phénomène a explosé lors du confinement en 2020. Les enfants étaient seuls dans une pièce avec leurs ordinateurs, tandis que leurs parents travaillaient dans celle d’à côté. Pour les pédocriminels, ces mineurs connectés en permanence sur les réseaux sociaux ou qui jouent en réseau, c’était un eldorado. Ils abordent leurs victimes, parfois en se faisant passer pour quelqu’un du même âge, et les mettent en confiance. Ils ciblent plutôt des enfants avec des failles, qui se sentent parfois délaissés ou qui traversent une mauvaise passe, et vont s’intéresser à eux, les flatter, les cajoler, les faire se sentir importants. Un enfant, ça ne recherche que cela : de l’attention. Une fois qu’ils ont établi une sorte d’emprise affective, ces individus peuvent leur demander n’importe quoi, en l’occurrence des images et des vidéos pornographiques, puis des actes de plus en plus traumatisants. Certains enfants sont ainsi contraints de s’autopénétrer et de se filmer. Nous avons fait du lobbying pour que cela devienne une infraction. Ainsi, depuis avril 2021, l’autopénétration sous contrainte après sollicitation en ligne est considérée comme un viol et est punie de sept ans de prison.                                      

ELLE. - Vous avez cette phrase terrible : « Laisser un objet connecté entre les mains d’un enfant, sans surveillance, c’est comme le déposer dans un parc fréquenté par des pédocriminels… »               

V.B. - Il ne faut jamais laisser un ordinateur ou un smartphone à un enfant sans mettre des paramètres de sécurité. Il existe des tutos et des sites très bien faits pour expliquer comment faire, comme le site du gouvernement jeprotegemonenfant.gouv.fr Il faut aussi leur expliquer à quoi ils s’exposent lorsqu’ils sont en ligne.

Il ne faut jamais laisser un ordinateur ou un smartphone à un enfant sans mettre des paramètres de sécurité

ELLE. - Pour faire face à ce tsunami d’images, les services d’enquête paraissent bien démunis : vous êtes 18 enquêteurs dans votre unité, alors qu’ils sont 152 dans le service équivalent aux Pays-Bas, 321 en Grande-Bretagne…

V.B. - Oui, ces pays ont réagi déjà il y a une dizaine d’années, à une époque où nous avons fait d’autres choix, car nous avions d’autres priorités, comme la lutte contre le terrorisme. Mais, de toute façon, même si nous étions 1 500 enquêteurs formés, nous ne pourrions pas faire face à la vague qui s’abat sur nous. Nous avons attendu bien trop longtemps pour réagir, les criminels ont aujourd’hui trop d’avance. Pour pouvoir inverser la tendance, il faut avant tout qu’il y ait moins de potentielles victimes, et donc informer les parents et les enfants par de grandes campagnes de communication. La Norvège a procédé ainsi, et en deux ans ils ont divisé par deux le nombre de cas de grooming et d’images pédocriminelles. Cela montre que c’est possible.

ELLE. - Dans le cadre de votre travail, vous devez parfois visionner jusqu’à huit heures d’images pédopornographiques par jour. Quelles traces cela laisse en vous ?...

V.B. - Il nous faut en effet visionner des milliers d’heures de contenus pour identifier les victimes, caractériser les infractions… Chacun a ses « trucs ». On fait des pauses régulièrement, on discute beaucoup entre nous, on est tous suivis par des psys… Chacun a son niveau de tolérance. En tant que mère, cela m’a rendue particulièrement méfiante, mais je me suis toujours dit que je n’empêcherais pas mes enfants de partir en colo, de faire du sport ou de la musique… Même si je ne veux pas les mettre sous cloche, je suis toujours en hypervigilance.

Couv_Derrière l'écran

* « Derrière l'écran. Combattre l'explosion de la pédocriminalité en ligne », de Véronique Béchu (éd. Stock).