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A photo shows a cell of the Risk Assessment of Radicalization District (QER - Quartier d�Evaluation de la Radicalisation) of the Val D'Oise prison in Osny, northern suburban of Paris, on November 16, 2020. (Photo by THOMAS SAMSON / POOL / AFP)
A photo shows a cell of the Risk Assessment of Radicalization District (QER - Quartier d�Evaluation de la Radicalisation) of the Val D'Oise prison in Osny, northern suburban of Paris, on November 16, 2020. (Photo by THOMAS SAMSON / POOL / AFP)
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Des cris de joie contre Charlie au silence du 13-Novembre : un philosophe raconte la prison chez les détenus radicalisés

Entretien

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José Gutierrez-Privat raconte, dans « La raison derrière les barreaux - La radicalisation en question » (Grasset), des années au contact de détenus radicalisés, notamment durant l'année 2015, année noire du terrorisme.

Dans La raison derrière les barreaux - La radicalisation en question (Grasset), José Gutierrez-Privat, professeur et docteur en philosophie, raconte sa rencontre avec des individus incarcérés en QER (Quartiers d'évaluation de la radicalisation). Il décrit ses contacts avec eux et les cours de philosophie qu'il a dispensés, dans ces « quartiers devenus un maillon incontournable de la stratégie pénitentiaire de gestion de la radicalisation en prison ».

Marianne : Quand avez-vous commencé à travailler sur la radicalisation en détention, et quand celle-ci est-elle devenue un problème national ?

José Gutierrez-Privat : J’ai commencé à travailler en prison durant l'année 2015. Dès les premiers mois, je fais face dans mes cours des personnes incarcérées pour des faits de terrorisme. L’année suivante, j’accepte d’intervenir dans les premières unités dédiées à la radicalisation islamiste. Les attentats de 2015 marquent sans aucun doute un tournant dans la prise en compte politique du phénomène de la radicalisation, qui va se transformer dès lors en problème national. Certes, le terrorisme islamiste n’est pas un phénomène nouveau. Ce qui a changé est plutôt la nature de la menace qui est devenue essentiellement endogène et le sentiment de vulnérabilité de la société.

Il est intéressant de constater la rapide saturation de l’espace public par cette notion de radicalisation, désormais omniprésente, au détriment du vieux terme de terrorisme. Son « succès » traduit la nécessité de plus en plus urgente de la société de prévoir et de prédire les risques de violence interne. Par-delà l’état réel de la menace terroriste, la radicalisation est devenue un problème national parce qu’elle cristallise nos inquiétudes concernant l’existence d’un ennemi intérieur. La radicalisation idéologique est un risque bien réel, mais elle est aussi très souvent récupérée politiquement pour alimenter un supposé « problème musulman ».

Quel est le principe du QER (Quartier d’évaluation de la radicalisation) ?

Le Quartier d’évaluation de la radicalisation est un dispositif mis en place au cours de l’année 2017 par l’Administration pénitentiaire dans certaines prisons françaises. Actuellement il existe 8 QER dont un qui accueille des femmes. Ces quartiers sont devenus un maillon incontournable de la stratégie pénitentiaire de gestion de la radicalisation en prison. Le principe est simple et à la fois lourd en implications pour les personnes qui y séjournent. Durant environ 15 semaines, un groupe réduit de personnes incarcérées pour des faits de terrorisme ou suspectes de radicalisation islamiste sont isolées du reste de la détention afin d’évaluer leur engagement idéologique et leur dangerosité. Cette évaluation prend essentiellement la forme d’entretiens avec des psychologues, des éducateurs et le personnel pénitentiaire. Elle se construit aussi par le biais des observations quotidiennes du comportement et des interactions des personnes détenues.

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À l’issue de cette période, une synthèse d’évaluation est rédigée. Ce document revêt d’une grande importance. Il déterminera le lieu de transfert de la personne détenue après la période d’évaluation. Soit son retour dans une détention ordinaire, soit une affectation dans un Quartier de Prise en charge de la Radicalisation (QPR) ou dans un quartier d’isolement, si la synthèse est défavorable. Étant systématiquement transmis au juge qui instruit l’affaire, ce document jouera aussi un rôle dans le procès de la personne prévenue.

Le fonctionnement de ce quartier ne va pas sans poser des problèmes. De type juridique, d’abord, comme l’a signalé à plusieurs reprises le Contrôleur des lieux de privation de liberté, mais aussi des juristes qui pointent une sorte de jugement de culpabilité avant l’heure. Ces éléments expliquent sans doute le climat de tension que je retrouve souvent à l’intérieur de ce quartier durant mes interventions. D’autant plus qu’il fonctionne régulièrement selon une logique de traque aux dissimulateurs. Toute la question est de savoir si dans un tel contexte de méfiance et de rapports « guerriers », comme le décrit le sociologue Gilles Chantraine dans une étude sur les QER, une évaluation nuancée peut être menée à bien.

Quelles anecdotes racontent le mieux votre passage dans les QER ?

Les choses qui vous marquent le plus en prison sont hélas loin d’être anecdotiques. Ce sont les choses du quotidien. Les conditions de vie, la surpopulation carcérale, la détresse physique et mentale, la perte d’autonomie, la violence, le temps d’attente dans lequel on s’enlise comme dans le sable mouvant et qui ôte la capacité à se projeter dans l’avenir, en particulier quand on est prévenu. De ces conditions de vie souffrent non seulement les personnes incarcérées, mais aussi le personnel pénitentiaire qui doit faire face à une tension grandissante avec des moyens toujours limités. Mais dans cet univers il est toujours possible de faire de rencontres. Non seulement les « mauvaises rencontres » qui confirment peu ou prou l’adage que la prison est l’école de la délinquance.

Mais des rencontres intellectuelles et culturelles qui sont parfois des rencontres vitales. Je me souviens, par exemple, de ce jeune dans le QER qui ne s’intéressait guère à la philosophie. Un jeune solitaire et mal dans sa peau, mais qui adorait dessiner. Un jour je lui ai demandé de me représenter un texte de Schopenhauer, la parabole des porcs-épics. Cette parabole raconte comment un troupeau de porcs-épics est ballotté entre deux maux, le froid qui les pousse à se rapprocher les uns des autres et la douleur des pics lorsqu’ils se trouvent réunis. Comme le mot « porc-épic » le faisait rire et qu’il trouvait intéressant de dessiner à partir de ce texte, il s’est pris au jeu. Quand je lui ai demandé d’expliquer au groupe son dessin, qui dépeignait magnifiquement les visages de malaise de ces bêtes, il nous a livré un « commentaire de texte » à la fois fidèle à l’auteur et très personnel qui touchait directement la problématique de la séance : peut-on être fidèle à soi-même quand on suit les normes de la société ?

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Comme je le raconte dans le livre, j’ai été aussi marqué par deux adolescents que j’ai rencontrés au tout début de mon travail en prison. Avec une véhémence sans faille, ils défendaient deux positions diamétralement opposées concernant le bonheur. Pour le premier, incarcéré pour une histoire de trafic de stupéfiants, l’argent était le seul objet désirable. Tandis que pour l’autre, impliqué dans une affaire de terrorisme, la perversion de la société venait tout entière du désir de l’argent. Le plus frappant était la ressemblance entre ces deux jeunes : vifs, intelligents, capables d’argumenter. Comment pouvaient-ils défendre de valeurs si différentes ? Comme j’allais le constater par la suite à travers d’autres rencontres, la prison offre un échantillon très riche de ce que le philosophe Frédéric Worms appelle les « maladies chroniques de la démocratie ». Le désir de ces jeunes n’était pas simplement un problème individuel, mais collectif.

Que peut la philosophie face à la radicalisation ? Qu’est-ce que vos élèves ont retenu de Lévi-Strauss, de Spinoza et consorts ?

Il est peut-être plus à facile de répondre à cette question en disant ce que la philosophie ne saurait pas faire face à la radicalisation. La philosophie n’est certainement pas un contre-discours qui servirait à « déradicaliser ». Elle ne dit pas ce qu’il faut croire ou ne pas croire. La philosophie ne saurait pas être en ce sens une sorte de remède face à un « excès de religion » qu’il faudrait corriger en administrant les valeurs des Lumières. Si la philosophie peut faire quelque chose face à la question de la radicalisation, ce n’est sans doute pas en jouant l’affrontement entre les obscurantistes et les éclairés. L’idée selon laquelle la radicalisation violente serait le résultat automatique d’une pratique religieuse archaïque qu’il faudrait « moderniser » est non seulement critiquable, mais elle risque aussi d’égarer le débat public.

Cela dit, l’enseignement de la philosophie peut jouer un rôle dans la lutte contre la radicalisation en prison d’une manière qui pourrait probablement surprendre. Elle peut aider à assimiler les « passions tristes » dont parlait Spinoza, la haine, la colère, le ressentiment, par les outils de la pensée. Cela est particulièrement nécessaire quand on est, pour ainsi dire, doublement renfermé. Physiquement, d’abord, dans un système qui réduit inévitablement l’autonomie et les capacités à se projeter dans l’avenir. Mentalement, ensuite, dans une logique binaire qui raisonne régulièrement en termes de « nous » et les « autres », de « bourreaux » et de « victimes ». La philosophie peut aider à digérer ces passions par l’exercice de la parole libre et argumentée.

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J’ai souvent constaté que l’on peut mieux assimiler sa colère lorsque l’on trouve les mots, les concepts, les arguments qui permettent de rendre le réel plus étoffé et complexe. Mais la première chose que la philosophie enseigne est la découverte d’un terrain commun d’inquiétudes et de problèmes sur lequel tous les êtres humains sont sur un pied d’égalité : le désir, la mort, la justice, la liberté. Le point essentiel avec lequel commence tout enseignement en philosophie est la reconnaissance d’un certain type de questions qui nous rend semblables aux autres. Faire de la philosophie, en particulier avec un public qui se sent souvent à la marge ou en rupture avec la société, est une manière de le réintégrer concrètement à une communauté de réflexion, à un universalisme non pas de surplomb, mais décentré, « latéral », comme l’appelle le philosophe Souleymane Bachir Diagne.

J’ai souvent rencontré des personnes, surtout dans le QER, qui étaient au départ convaincues que la philosophie n’était autre chose que l’« idéologie de la République ». Après le travail que nous avons mené ensemble, ils découvraient non seulement que la philosophie n’était pas une sorte de « leçon de laïcité », mais l’exercice de la liberté et de la rigueur de la pensée. Par-delà les notions ou les concepts de l’histoire de la philosophie que mes élèves ont pu retenir, je crois qu’ils ont surtout fait l’expérience de penser avec les autres et de penser contre soi-même.

Quelle a été la différence de réaction de certains jeunes incarcérés au moment de l'attentat contre Charlie Hebdo et celui contre le Bataclan ? Et qu’est-ce que cette différence vous inspire ?

Je raconte en effet dans le livre les hurlements de réjouissance de certains jeunes mineurs depuis la fenêtre de leur cellule après l’attentat de Charlie Hebdo. Quelques mois plus tard, le soir des attentats du 13 novembre, toute la détention – le quartier des mineurs et des majeurs – reste dans le mutisme. Ce contraste a été, pour moi, révélateur de la complexité de la radicalisation, en particulier en prison. On peut expliquer la réaction de certains adolescents par ce qu’on appelle un « retournement du stigmate », c’est-à-dire l’affirmation violente de cette partie de leur identité (musulmane) qu’ils considèrent méprisée et offensée.

Beaucoup d’adolescents incarcérés sont déjà en rupture avec les institutions et ont le sentiment de ne pas appartenir à la communauté nationale. Le regard négatif que la société porte sur eux et qu’ils intériorisent comme mépris de soi peut les conduire à valoriser des actes négatifs, voire à vouloir incarner la « figure du mal » la plus effrayante pour la société. C’est une manière efficace de retourner leur impuissance en toute puissance. D’où l’importance de bien cibler l’action éducative, car ces jeunes ne sont ni des pratiquants rigoristes ni des idéologues endurcis. Le silence qui avait traversé la prison le soir des attentats de Paris en novembre montrait, en revanche, une autre facette du terrorisme : le rejet profond qu’il suscite chez la plupart de la population, indépendamment des origines, des croyances ou de la situation pénale de chacun. La radicalisation reste, il est important de le rappeler, un phénomène minoritaire.

Quelle différence entre les attentats que vous avez connus au Pérou et ceux de Paris ?

Les attentats terroristes du Sentier Lumineux avaient un sens politique évident. Il s’agissait pour ce groupe de mener une « révolution populaire » d’inspiration maoïste et faire tomber l’État bourgeois et corrompu, selon leurs termes. L’acteur de cette guerre devait être le paysan opprimé, qu’il fallait rallier à la lutte armée, de gré ou de force. L’idéologie du Sentier Lumineux avait construit une narration selon laquelle la révolution en cours était le dénouement d’une histoire d’oppression qui avait commencé avec le colonisateur espagnol. Elle profitait du gouffre béant des inégalités sociales et économiques larvées depuis cette époque. Dans le contexte français, le caractère religieux de l’islamisme radical tend à brouiller les ressorts sociaux et politiques de cette idéologie.

De prime abord, les personnes impliquées dans les attentats jihadistes apparaissent comme des simples fanatiques, dans le sens que Voltaire donnait à ce terme, c’est-à-dire d’une personne qui soutient sa folie de Dieu par le meurtre. Dans un pays fortement sécularisé, la violence au nom de la religion apparaît facilement comme l’œuvre de personnes dérangées. Cela nous empêche, il me semble, de saisir les ressemblances profondes concernant les mécanismes qui alimentent la violence politique, en général, et terroriste, en particulier. Se focaliser exclusivement sur la nature religieuse de l’idéologie, comme c’est souvent le cas en France, nous prive de la possibilité de comprendre et combattre la logique politique qui anime les acteurs impliqués. De même que le Sentier Lumineux, le terrorisme islamiste exploite les failles de la société française. Son discours sait parler aux fêlures subjectives d’une certaine jeunesse qui doute de sa place dans la Nation.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne